« DJ Mehdi : Made in France » de Thibaut de Mongeville : Ni barreaux, ni barrières, ni frontières ?
Primé à Cannesséries sur la Croisette au printemps 2024, la série documentaire en six épisodes d'Arte consacrée au célèbre DJ Mehdi, à l'instant de rendre les derniers hommages à son génie comme à celui qui aurait su réconcilier les mondes (le rap, l'électro, la French touch), enterre en grande pompe la banlieue comme tous ceux qui s'y agitent au son du rap. Une manœuvre en sous-main sous forme de rengaine trop souvent reprise en chœur par certains banlieues-films récents, que la série, par-devers elle, orchestre une énième fois.
« DJ Mehdi : Made in France », une série de Thibaut de Mongeville diffusée sur Arte
L'important n'est pas de gagner mais de participer. On connaît l'argument, coubertien, sous forme de célébration, une liturgie reprise de bouche en bouche depuis le 24 juillet 1908 où Pierre de... prononce ces mots dans un discours sur les valeurs de l'olympisme. Une paresse en forme de caresse qui à force de se répéter s'est sécrétée une certitude. Tout cela multiple, énorme, obsédant, jusqu'à en boucher la vue. Tellement exhibé, d’ailleurs, crié si haut pour que tous s’y habituent, que chacun s’en accommode jusqu'à emmigrainer les tempes. Une manière de rassurer face à la défaite depuis le gosier méphitique de la baronie.
La cérémonie d'ouverture comme de fermeture des Jeux Olympiques a pourtant démenti la maxime de l'olympisme en termes de représentation et de patrimonialisation musicale. Un seul rappeur a participé pour poser sur un pauvre couplet – Rim'K, du groupe 113 –, quand l'électro french-touchisé a monopolisé les cérémonies, démontrant que lesdites représentations culturelles, sous leurs allures festives et bon enfant, sont chaque fois l'objet d'une lutte où seule la victoire compte. Au tableau des résultats, toujours la même rengaine, la musique petite-bourgeoise a gagné la compétition quand le rap est demeuré in situ la musique des vaincus, déconsidéré au plan de sa réception par les institutions comme le « monde de la culture ». Pourtant, elle est aujourd'hui la plus streamo-écoutée. Comment expliquer cette bascule en termes de représentation culturelle quand l'électronisme de la French touch a exercé sa loi comme sa souveraineté au plan musical sur les cérémonies ? Que s'est-il donc passé dans cette inversion des représentations ? On pourrait déjà, a minima, y lire une une forme de congruence avec l'actualité politique, une manière de préparer les esprits à l'incroyable tour de passe-passe qui s'est produit lors des dernières élections législatives en France par l'introduction inouïe d'une nouvelle règle dans le jeu démocratique, selon laquelle « les derniers seront les premiers ». Politique de la tabula rasa, le président de la République a pu ainsi choisir récemment un Premier ministre campé à droite quand ladite droite avait terminé quatrième au tableau des médailles. La double cérémonie des JO s'y conformait déjà, le second (l'électro/French touch) obtenant la médaille d'or, le premier la sous-médaille désargentée du perdant (le rap). Une réécriture de l'histoire qui en dit long sur les phénomènes d'appropriation culturelle.
En regardant ces cérémonies, je ne pouvais pas ne pas penser à celui qui s'est efforcé, dit-on, de faire le « pont » entre ces deux cultures musicales, le rap et l'électro : DJ Mehdi. En effet, si celui-ci a été un célébrissime metteur en son, notamment de la Mafia K'1 Fry, dont a toujours fait partie Rim'K du groupe 113, il a été aussi compagnon de route de Cassius, Daft Punk comme du célèbre label Ed Banger. Or, hasard des programmations, Arte lui consacrait ces derniers jours une série de six épisodes. Mort prématurément à l'âge de 34 ans, la série revient sur cette figure fascinante en retraçant son parcours, depuis les banlieues parisiennes (premiers épisodes centrés sur le rap) jusqu'à se rendre indisponible pour s'électroniser en allant « Vers l'infini », titre du 6e épisode de la série. Cette dernière allait-elle fournir un élément d'explication sur ce rapport d'inversion produit lors de la cérémonie des JO comme renseigner sur la représentation d'une musique qui, si elle concerne aujourd'hui dans son ensemble l'hexagone chantée jadis par Renaud, demeure dans l'esprit collectif apparentée à l'arrière-pays, les « territoires perdus » de la République ?
Le choix de la série pose d'emblée une série de problèmes pour être quasiment construite exclusivement sur une même ligne de basse : DJ Mehdi y est présenté comme un génie musical parvenu à l'impossible, concilier l'inconciliable, l'univers des rappeurs à celui de l'électro. En quelque sorte, un situationniste, de ceux qui sont en mesure de créer des situations pour provoquer des révolutions. Sa précocité, dans l'affaire, ne changerait rien à son génie. Peu importe que Mozart ait composé à 6 ans, qu'entre 7 et 8 ans plus d'une cinquantaine d’œuvres bourgeonne depuis son esprit. Son génie ne résiderait pas dans son âge, qui provoquerait seulement un effet loupe. Son prodige serait d'avoir réalisé cette œuvre-là, en particulier. La série d'Arte, témoignages à l'appui, documents d'archives personnels de celui qui l'a réalisée (Thibaut de Mongeville, ami de longue date de DJ Mehdi), fait sens en cette direction, qui pose d'emblée un premier problème, majeur, en termes de représentation sur les banlieues quand on s’imaginait seulement pénétrer dans le laboratoire du génie à l’œuvre, écouter ses secrets, comme on écouterait Dieu lui-même en train de créer le ciel et la terre, croyant surprendre la germination de l’idée à partir du brouillard et du limon originels.
DJ Mehdi est installé comme geek de banlieue, « autodidacte » inspiré (Rim'K), qui bidouille à l'âge de 12 ans un sampler pour produire un son à nul autre pareil qui fera les disques d'or et de platine, plus tard, d'une kyrielle de rappeurs. La série, louangeuse, à la gloire – légitime – de l'artiste, au lyrisme tire-larmes pour les nostalgiques dont je suis pour avoir pleuré aussi, est d'autant plus intéressante dans son traitement de la question politique, qu'elle travaille et évite à la fois. Pour expliquer le talent de l'artiste, le documentaire a recours à une explication en forme de coupe-circuit : le génie. DJ Mehdi, les uns comme les autres ne cessent de reprendre l'argument, serait « différent ». Au sein de la Mafia K'1 Fry, présentée bientôt comme une armée vermineuse, arme au poing, un « gang » (la cousine de DJ Mehdi), le DJ dénoterait. Sa particularité serait celle de l'iconoclaste, un personnage trans-frontière, liquide, intersticiel, sorte d'Hermès, messager des dieux de la musique auprès de la plèbe crapuleuse : élu par la seule grâce de son don, le maître d’œuvre du cantique de la racaille.
En contrepoint de cette explication, MC Solaar pose la seule question sérieuse : « Qu'a-t-il bien pu se passer dans la vie de Mehdi entre 8 et 12 ans » afin que son talent puisse éclore ainsi ? La réponse, entre les discours laudateurs, se trouve pourtant dans la série. Mehdi, s'il est né en effet en banlieue, n'est pas pour autant dépourvu au plan culturel. Il est au contraire argenté. Sociologiquement, il est prédisposé pour la musique. Où que son oreille porte son attention, son regard son intérêt, grouillent les instruments de musique et autres platines à produire du son dans l'appartement. DJ Mehdi, franco-tunisien d'origine, est né dans une famille qui a pour racine commune la musique, où musiciens comme DJ pullulent. C'est ainsi que son oncle Choukri deviendra son manager comme il sera à la création de la première société de production d'Ideal J (Alariana), groupe de rap emblématique où officiera son double et ami Kery James le mélancolique. Autrement dit, en langage bourdieusien, d'une certaine manière, DJ Mehdi fait partie d'une relative jeunesse dorée, qui fait sa différence dans sa banlieue. Il possède au plan musical un capital culturel comme l'habitus de celui qui pourra exploiter cette veine, ce dont sont dépossédés, à l'image, les autres membres de la mafia K'1 Fry. Quand ces derniers ne cessent pas de tarir d'éloge sur l'ouverture d'esprit de DJ Mehdi, ils témoignent dans le même temps sans jamais le dissimuler de leur degré de fermeture sous forme d'inculture en termes de solfège comme de « n'en avoir rien à foutre des Beatles » (Mokobé, du 113). A contrario, DJ Mehdi possède déjà à l'âge de 12 ans une « bibliothèque sonore » (Manu Key) de plus de deux cent disques dont chacun s'émerveille quand ils rentrent pour la première fois dans la chambre de l'appartement familial, autant qu'un ordinateur Atari et de multiples machines à tordre les sons. Plutôt que son seul génie, une forme de prédestination serait donc davantage à la manœuvre dans son parcours musical. Son ouverture d'esprit ne serait pas tant le produit d'une élection sous forme d'onction que le résultat d'une préparation de longue date, qui remonterait à la prime enfance.
Le documentaire sous forme sérielle opte pourtant le plus souvent pour un type de réponse en forme de raccourci, moins longue, plus manifeste de l'aura du génie. DJ Mehdi serait un être entre les mondes, mi-djinn (son côté arabo-banlieusard), mi-sylphe (son côté « blanc »), ce génie aérien des mythologies gauloises, celte et germanique, quand les autres seraient apparentés à des gnomes ; ce sylphe qu'il s'adjoindra plus tard quand il délaissera le rap pour le camp des « autres ». La série reprend alors par-devers elle le discours sur les transfuges de classe, les bons élèves, ceux qui réussiront par la seule grâce de leur talent comme de leur travail. En somme d'assommer de façon péremptoire avec un discours de type méritocratique : seuls seront récompensés – et donc sauvés – les meilleurs à raison de leur acharnement, par l'unique effet de leur volonté. Cette analyse est contredite par de récents travaux en sociologie sur les transfuges de classe, point aveugle de l'analyse bourdieusienne sur la reproduction des classes sociales. La trajectoire de DJ Mehdi n’est pas, en effet, anecdotique. À travers son parcours est investi un angle mort de la sociologie bourdieusienne, celui des cas exceptionnels, de ceux qui, enfants de milieux agricoles et ouvriers, accèdent notamment aux grandes écoles, le firmament pour DJ Mehdi. Ce thème a été délaissé par Bourdieu afin de ne pas accréditer la thèse de l’idéologie méritocratique, selon laquelle il suffirait de travailler (à l’école) pour s’en sortir, c’est-à-dire d’individus qui auraient fait preuve d’une volonté supérieure à celle des autres.
Le reconnaître, ce n'est pas retrancher tout le mérite au talent indéniable de DJ Mehdi. C'est faire droit à la part qui revient aux conditions culturelles dans lesquelles il a pu éclore. Or, à cet endroit, la série choisit plutôt non pas d’isoler DJ Mehdi des autres forces socio-politiques des groupes dans lesquels il se trouve pris (ami(e)s, famille, société...) que de le montrer sans cesse comme principe moteur, une force de vouloir. À mesure de sa seule volonté, DJ Mehdi s’extrairait ainsi de sa condition sociale. Son mantra, « Just Do It ! » : « Fais-le ! », dit Kery James à son propos, pour celui qui considérait que « rien n'est inatteignable ». Un vrai self-made man au pays de la bureaucratie. Implicitement, la série pose une question difficile : comment filmer/penser des trajectoires qui défient les lois de la sociologie ? Est-ce seulement l’affaire de volonté (quand on veut, on peut, qui est le credo de la série et ses intervenants), de mérite (DJ Mehdi est doué mais encore travailleur) ou d’ambition pour quitter sa classe d’origine, DJ Mehdi étant présenté comme le prototype du « sérieux » surmonté d'une logique entrepreneuriale assumé (Kery James) qui lui aurait permis de voir plus loin, un « visionnaire », quand tous les autres rappeurs seraient demeurés enclosés, circonscrits et empêchés par le seul territoire enclavé de la street.
Par la gracieuseté et puissance de ses forceps, DJ Mehdi aurait été ainsi en mesure de s’extraire de sa condition sociale, quitter bientôt le monde du rap pour celui de l'électro. Mais cette volonté n’est qu’un mot masquant ce qui permet un changement de classe. Quand la série ne cesse de répéter « quand on veut, on peut », elle se donne d’avance un principe explicatif, car pour vouloir, il faut vouloir quelque chose. Or, encore faudrait-il que ce quelque chose ait émergé, qu’il existe un autre modèle sous les yeux, de sorte qu’il faudrait plutôt dire : « quand on peut, on veut »(1), inversant la logique qui semble être celle de la série. Si DJ Mehdi veut, s'il est un « individu en demande incroyable de nourriture culturelle » (Hubert « Boombass », son futur acolyte du groupe Cassius), c'est d'abord qu'il peut. Si n’existe aucune possibilité, si l’on a aucun imaginaire, si personne ne vous fait la courte échelle, comment s’extirper d’une situation qui s’est reproduite indéfiniment ? Il existe toujours une combinatoire de principes qui permette d’expliquer une autre trajectoire. En réalité, ceux qui échappent à leur classe sociale sont tout aussi soumis aux déterminismes sociaux que ceux qui restent dans leur milieu d’origine. Mais les transclasses auront eu souvent un enseignant qui aura su les encourager, les orienter, ou une rencontre amicale décisive ou amoureuse, un modèle désirable dans lequel se projeter à l'instar de la musique partout présente chez lui pour DJ Mehdi, toutes sortes de facteurs qui vont les propulser, dont Julien Sorel serait le modèle en littérature : l’invention d’un autre soi serait toujours affaire de relation. Aussi, quand la série, il est vrai, montre autant que tout est question de rencontre dans le parcours de DJ Mehdi (Kery James, Pedro Winter, producteur des Daft Punk et consorts...), elle le met aussitôt en échec pour réduire trop souvent cette invention de soi à l’accumulation de la seule force des neurones du DJ.
À présenter DJ Mehdi comme un individu possédant des dons hors-norme, un roi thaumaturge guérissant les blessures des platines (sa manière de toucher les boutons des machines comme si elles brûlaient, fait remarquer l'un des membres du groupe Justice), la série pose un deuxième problème sérieux quant à la représentation des banlieues, que l'on retrouve à regret au plan cinématographique.
« Intello » du groupe, le génie de DJ Mehdi, par effet d'optique comme par sa seule situation et le champ qu'il occupe dans la série, aggrave tout ce qui le distingue des « autres » membres du groupe, son hors champ. La série, comme chacun des acteurs qui y participent, entretiennent alors par-devers eux un cliché tenace, selon lequel les banlieues oscilleraient entre deux pôles : soit appartenir à la caste des êtres supérieurs pour s'extraire de la nasse, soit croupir dans le reste de la masse, l'immense majorité des cloportes, êtres peu vertueux doués pour la violence. Entre les deux : rien, ou presque, qui concerne pourtant l'immense majorité des habitants des quartiers populaires, qui lui vaudra au moins un hymne glorieux du 113, Tonton du Bled, car « il n'y a pas que le crime en banlieue, il y a aussi des familles », dira Rim'K. Ce titre n'effacera pas cependant l'impression générale quand Rohff, l'un des célèbres rappeurs de la Mafia K'1 Fry, est posé en exemple paradigmatique du rappeur « voyou », à l'instar de toute la Mafia K'1 Fry, en une sorte d'anticonformisme conformiste, synchrone aux clichés sur les « jeunes » banlieusards, dont la violence serait consubstantielle à leur être. La série comme nombre de ses acteurs polarisent alors et reconduisent cette représentation des banlieues, que l'on retrouve comme un grand tort (fait) au cinéma.
Certains banlieues-films relativement récents, à l'instar du Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, Douce France de Geoffrey Couanon ou encore qu’Allah bénisse la France d'Abd-Al-Malik, ont également tous pour point commun de s'intéresser au jeune de banlieue singulier, différent, le bon élève du clan. Or cette différence a toujours pour hors-champ le territoire immense de ceux qui n'en sont pas, ce qui, au mieux les invisibilise, au pire les barbarise.
Le film d'Abd-Al-Malik ne déjoue pas cet écueil. Sa quête d'émancipation d’une réalité en banlieue sonne faux tant il s’y place continuellement en héros. Il y a même quelque chose d’assez gênant dans la manière dont le film exalte l’intégration à tout prix et multiplie les appels au calme, presque une forme de contrition qui semble adressée à tous les névrosés du suicide français. Quand Abd-Al-Malik sera le seul à se désenliser de la banlieue, un plan du film, lors de l'enterrement d'un ami, montrera la direction aux autres/à tous les autres autour de lui sous forme de carton : finir en terre, avec pour seul horizon possible la prison, la toxicomanie, le sida, le suicide, autant de morts possibles.
Le film ne cesse pas d’insister sur la responsabilité individuelle. Montré comme un élève doué au lycée, Abd-Al-Malik se veut consciemment ou non la démonstration que, en banlieue, pour s’extraire de sa gangue, il faut être le meilleur, de façon inconditionnelle. Une seule voie de sortie, être hors-classe, déconditionné, un génie, Zidane, Debbouze, Omar Sy & Cie. Il ne faut plus être un enfant d'immigré mais devenir le « bon arabe » de service, qui finira « ongle incarné à force d'être intégré » (Rocé). Ce qui ne sera toutefois possible qu'aux meilleurs d'entre tous, dans une sorte de compétition à la francité consistant à sélectionner seuls ceux qui seront sauvés par la grâce de leurs dons. Dans Gagarine, le héros du film qui souhaite sauver son quartier de la destruction est ainsi présenté à rebours des clichés quand, au vrai, il les reconduit. Doux, gentil, poétique, il n’est que le double inversé du sauvageon. Le documentaire Douce France en reconduit le principe, qui porte son regard sur des jeunes de banlieue vertueux. Débarbarisés, pour se préoccuper enfin du sort de la planète. De la même façon, ce que veut dire la série est démenti par ce qui est montré. DJ Mehdi n'est finalement pas tellement celui qui aurait réussi à faire le pont entre des univers inconciliables, mais celui qui serait devenu le « bon arabe » qu'aime tant les « français », musulman, sans doute, mais converti à la fête, christianisé par l'effet de son blouson, la croix dans le dos du groupe Justice, désorbité de sa « race » grâce à son exceptionnalité rendue par la force ailée de ses dispositions, un demi-dieu des fins de soirée.
À s'articuler principalement autour du génie de DJ Mehdi, la série pose un troisième et dernier problème. À fréquenter les cieux, tôt ou tard, le DJ ne pouvait que s'énucléer de la banlieue pour sortir de son trou noir afin de rejoindre une autre galaxie, celle de l'électro comme de la French touch, brillantés, plus étincelantes. Mais son génie serait tel que son départ aurait eu pour effet de produire non pas une coupure mais une suture : dans la série, rapprocher les mondes, les émonder de leurs a priori pour orchestrer, enfin, la belle harmonie, faire le « pont », une croche entre le rap, l'électro, la French touch, instrumentaliser une nouvelle royauté. Son départ aura été toutefois précédé dans son entourage par celui de Kery James. En 1999, après le succès du premier album d'Ideal J (Le combat continue), le rappeur pressent qu'il doit arrêter la musique s'il veut faire cesser tout ce qui gravite de nébuleux autour de lui après l'assassinat crapuleux de l'un des membres actifs de la Mafia K'1 Fry, Las Montana. Mais ce qui est dit de cette nécessaire émancipation par Kery James, comme ce qui est montré à l'écran, produit déjà, avant le départ de DJ Mehdi, un effet ghetto. Il s'agit pour lui de se dégangréner de la banlieue, réduite dans son discours à un état de violence non plus simplement latent : « Pour me sortir de la rue, il fallait que j'arrête la musique ».
DJ Mehdi lui emboîtera le pas, reconnaissant à cet endroit sa dette à l'égard de Kery James, se désengageant, contre la série, de son seul génie. Mais après le départ de Kery James, s'il s'occupe un temps du 113, qu'il fera leur succès international, il s'ennuiera sous peu, se lassera des « concerts cas soc' », comme du « son caille-ra » (Mokobé). Pour être ce qu'il est, DJ Mehdi devra finalement se couper autant de la banlieue pour faire, enfin, sa musique. Mettre la banlieue au ban, comme le rap au ban du lieu. En effet, un autre élément déterminant va jouer dans sa prise de décision, lorsque les ayants-droits de la boucle utilisée pour le titre Tonton du Bled vont réclamer leur dû. Contre monnaie sonnante et trébuchante, DJ Mehdi décide de partir, coupe la tête du rap en lui. Plutôt que l'harmonie promise, son départ de la Mafia K'1 Fry provoque la disharmonie. Les bords du monde de la musique – du rap comme de l'électro french-touchisé –, demeureront ainsi ce qu'ils ont toujours été, désorchestrés. Son départ vers d'autres gloires a dès lors la valeur d'une sanction hautement punitive. Elle est assimilable à une double peine avec effet discriminatoire de surcroît pour avoir été un verdict prononcé par un pur « produit de banlieue » comme se promotionnait une célèbre marque de sportswear des années 90. « Just Do It », « Fais-le ! », disaient Kery James et Thibaut de Mongeville. Ils en ont rêvé. DJ Mehdi ne l'aura finalement pas fait.
Au cinéma, le film Suprêmes d'Audrey Estrougo, dithyrambe sur NTM, en 2021, était déjà à l'inauguration de cette proscription par le traitement qu'elle réservait à la banlieue. Sous couvert de dresser un constat social, le film ne libérait pas le regard du « ghetto » à la française, mais en redoublait comme il en capitonnait les murs. Le film le vidait de tous les acteurs du célèbre posse. Il le dépossédait de la possibilité de son île : un cinéma qui, sous prétexte de constat social, privait chacun du « monde de demain » rappé par NTM en animalisant tous les membres gravitant autour de Joey Starr et Kool Shen. Si le film entendait consacrer cinématographiquement la légende NTM, c’est en désenchantant la banlieue de ses habitants pour les sacrifier définitivement sur l'autel de la réussite des deux élus du cru.
La langue des NTM, ou plutôt celle de « la banlieue » qui s’agite dans son sillon – les compagnons de route de la première heure – sont celles du barbare dans Suprêmes. Elle est rendue aux rythmes de l’onomatopée, le feulement de la bête, dénuée de significations. Rien que du bruit. Dans le film, l'entourage de NTM ne parle pas. Il est si nombreux qu'il n’a pas de visage. Dans Suprêmes, « le jeune de cité » « comme Nikki Lauda, n’a pas de face » (IAM)(2). Tous semblent porter le voile. Capuches/casquettes sur la tête ou hijab, « les jeunes de banlieue » sont tous des sans faces. Il est en effet très intéressant de voir comment la réalisatrice s’intéresse à l’entourage du groupe NTM. Paradoxalement, en les montrant à l’écran, car il s’agit d’« une famille » pour les NTM au même titre que la Mafia K'1 Fry, plus elle les montre, davantage elle les évacue du champ. Ils n’ont aucune forme de consistance, donc d’existence, si ce n’est celle d’un groupe informe, cette bande d’individus dont Audrey Estrougo a sans doute voulu filmer la loi d’airain formulée par Brassens : « Quand on est plus de deux, on est une bande de cons ». Suprêmes devient alors un drôle de film où le champ, à force d’être montré, s’invisibilise paradoxalement, se transmue, depuis le champ, en hors-champ. Le film s’apparente finalement à n’importe quel reportage d’Enquête exclusive sur M6. Audrey Estrougo/Bernard de la Villardière partagent un même combat, pour lesquels « les jeunes » forment une entité, une Hydre de Lerne dont chaque tête serait substituable à une autre.
Ces « jeunes », par métonymie, fonctionne plutôt comme une banlieue au sein de la banlieue, une banlieue d’amis qui gravite autour des NTM, avec son corollaire de clichés, autant que la Mafia K'1 Fry a pour soleil DJ Mehdi. Une microsociété au sein de la macrosociété NTM. Un groupe d’amis symbolisant la banlieue sous son pire aspect fantasmé, montré comme un groupe informe, sans identité, désaffilié, mus simplement par des instincts bas et violents (scène de tir au fusil à pompe contre un organisateur des concerts du groupe). Dans la série sur DJ Mehdi, le contrechamp du film est autant la banlieue qui s’agite et son corollaire, des individus aux allures de torches, qui se brutalisent, une bande carnavalesque d’agités en tous sens, comme lors du tournage du clip d'un titre célèbre d'Ideal J, Hardcore, pits à l'appui, que relate, rigolard, Manu Key, le « grand frère », à l'origine de la formation de la Mafia K'1 Fry. Paradoxalement, chacun, acteurs du film y compris, ne sont pas simplement repris par ce à quoi ils tentaient d'échapper au moment où ils voulaient en réchapper – l'effet ghetto, DJ Mehdi étant à la réconciliation des mondes – ils le surpiquent pour s'y couturer définitivement.
Pour en revenir aux origines, à la musique house de Chicago des années 80 née dans le ghetto, « Reste Noir ! » disait DJ Mehdi, en forme de boutade, aux DJ Blancs, après sa mue internationale. C'est pourtant le blanc en lui qui semble avoir gagné la partie. Le blanc de la bande de chevelus qui mixent avec lui à Ibiza. Aussi, quand la série pose comme équivalents deux courants musicaux dont pourtant l’un est minoritaire, maltraité par les médias d’alors – le rap, et l’autre, la bande-son de la bourgeoisie jeune et intégrée, et de boîtes de nuit dans lesquelles les tenants du premier ne rentraient pas –, il trompe son spectateur. Car les représentations culturelles, comme les discours, sont toujours le lieu d'un affrontement, une logomachie, un combat, une lutte pour l'hégémonie, ce que les récentes cérémonies des JO sont venues rappeler, où contrairement aux prétendues vertus de l'olympisme, l'important n'est jamais de participer mais de gagner.
L'histoire est ancienne. Quand, en 776 avant JC – date qui est retenue comme date d’origine des Jeux panhelléniques, la victoire est accordée par les Dieux où ne concourent que des hommes, des citoyens qui se préparent à la guerre, Pierre de Coubertin s'en souviendra lorsqu'il s'agira de remettre au goût du jour les jeux. Il puisera dans l’histoire antique ce qui l’arrange pour « rebronzer la race française » selon son expression. Son traumatisme : la défaite française de 1870. Son obsession : faire de son pays une nation de guerriers. Sa ruse : utiliser les Jeux Olympiques comme le cheval de Troie de sa pensée. « Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport ; pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent ; pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes. Impossible de sortir de là. Tout se tient, s’enchaîne. » Il fallait donc mieux entendre Pierre de Coubertin : l’important est de gagner, jamais de participer.
Ainsi, dès 1912, les écussons nationaux apparaissent sur les maillots des concurrents. En 1913, la presse allemande renchérit : « L’idée olympique de l’ère moderne symbolise une guerre mondiale qui ne montre pas son caractère militaire mais qui donne un aperçu suffisant de la hiérarchie des nations ».
Cette logique d'affrontement sur fond de compétition et non pas de concorde civile est illustré par un choix de mise en scène dans la série sur DJ Mehdi. Paradoxalement, à rebours de l'union promise, chacun y intervient de façon séparée, comme retranché des autres, un cloisonnement des discours comme du positionnement de chacun qui fracturent le message United Colors of Benetton de Thibaut de Mongeville. Les membres de la Mafia K'1 Fry, autant ceux du 113, sont toujours montrés à l'écran éloignés les uns des autres autant que ceux de la deuxième partie de la carrière de DJ Mehdi. De surcroît, contre la destination promise – la circulation entre les univers – et malgré tous les voyages de DJ Mehdi à travers la planète, cette mobilité est encore contredite par l'immobilité des entretiens, tous face caméra, chacun empêché de changer de place, une catalepsie barrant la voie à toute forme de mouvement pourtant proclamé.
Compartimentés autant que figés, ce double effet d'isolement contredit le message de la série, qui fait de DJ Mehdi le trait d'union de mondes culturels et musicaux antagonistes. Jamais, pratiquement, on ne verra « Blancs » et banlieusards à l'écran ensemble, hormis dans le cadre exceptionnels d'un titre ou de clips et sauf pour dire que tous étaient présents à l'enterrement de DJ Mehdi, « la Mafia K'1 Fry, Ed Banger » (la cousine de DJ Mehdi). Présents, mais sur une image de cimetière fantomale à l'écran, vidée de toute forme de présence humaine, comme si tout ce qui précédait dans la série n'avait été qu'un mirage. La série, à rebours de la belle fraternité, installe la mise en place d'un ordre comme la mise en ordre des places. Il n'y a jamais eu de chaînon manquant, sauf exception. Comment, par ailleurs, DJ Mehdi aurait-il pu faire communier rappeurs et songs digitalizers, lui qui refusait précisément de se définir comme « rappeur » ? Thibaut de Mongeville, compagnon de route de DJ Mehdi, trahit finalement son ami. Il se livre à une prosopopée, lui fait mettre dans la bouche des mots, qui ne sont pas cependant les siens. Il fictionnalise DJ Mehdi. Ce n'est plus un documentaire, c'est du cinéma, au mauvais sens du terme, une opération de simulation : Thibaut de Mongeville rêvait d'une société sans classe, d'une abolition des frontières ; il opère leur reconstruction. Il voulait faire de son personnage un être à la conjonction des mondes quand tout proteste contre cette possibilité chez DJ Mehdi. La série documentaire, ce qui la rend intéressante d'une certaine manière, se tourne alors contre son metteur en images pour être travaillée de l'intérieur par une logique d'affrontement entre son réalisateur et son personnage principal, installant une tension que la résolution finale ne parviendra jamais à dissimuler.
Ce positionnement de DJ Mehdi est d'autant plus marqué par son refus de collaborer désormais sur l'album de la Mafia K'1 Fry, « Cerise sur le ghetto », ne concédant au groupe que des productions électro-rock inaudibles pour ces derniers. Jeff Dominguez, ingénieur du son de longue date de DJ Mehdi, expliquera ce choix par « l'évolution » naturelle du DJ. Une phrase qui sonne le glas de toute forme de fraternisation possible, car le contrechamp de cette « évolution » est terrible. Quand Jeff Dominguez dit « évolution » (de DJ Mehdi), il faut entendre dans le même temps « involution » (des rappeurs). Images et discours à l'appui, les uns comme les autres décrivent en effet le travail avec les membres de la Mafia K'1 Fry comme harassant, une bande d'énergumènes papillonnant, instables et remueurs. Entendons : quand DJ Mehdi aurait évolué, les rappeurs seraient demeurés ensauvagés, sans jamais comprendre que cette énergie trop longtemps mise en boule, cette colère rentrée, tous ces mots écrasés dans le crâne en poétique pogo par impossibilité de courir dans des phrases tenues par une langue qui se met sans cesse des croche-pieds, qui manque encore de muscle pour la remuer, par l'entremise du hip-hop, en forme de catharsis, va devenir transitive, se mettre à circuler pour donner corps et sens au son, organiser la confusion.
« Ni barreaux, ni barrières, ni frontières » dit Thibaut de Mongeville à Rim-K, pour imager l'incroyable collaboration du groupe avec Thomas Bangalter, l'un des Daft Punk (« 113 fout la merde »), citant un célèbre titre du 113 ? Par sa mise en scène, cette tentative d’apprivoisement de l’impossible, de ce qui échappe, est désavouée. Barreaux, barrières, frontières sont tranquillement remontés, à l'instant où il s'agissait pourtant d'abolir des murs intraversables. Aucune forme d'union sinon la division, une distance d'autant plus visible que le champ (l'unité promise par la série), séditieux, organise son propre hors-champ (l'effet ghetto) par ce choix de cloisonnement. La double cérémonie des JO a été faite dans le même esprit. Elle a procédé par distinction, consacrant, aussi, une hiérarchie sur le plan musical, pour la fixer dans les esprits autant que la série, malgré tout ce qu'elle voudrait dire. Au jeu de la patrimonialisation, la mélopée bourgeoise l'a bel et bien emportée, DJ Mehdi aux platines depuis son paradis.
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Notes