Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Marianne Jean-Baptiste, Michele Austin au cimetière dans Deux Sœurs de Mike Leigh.
Rayon vert

« Deux Sœurs » de Mike Leigh : Les crans de la colère

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le cinéma de Mike Leigh a la passion des personnages à cran, placidement portraiturés. Chez lui, la placidité du style ne contrevient en rien à l’acidité du trait, qu’elle atténue à sa manière pour en attendrir la pointe dans le polissage de ses durées. Puisqu’à l’écran, les (petites) gens sont à cran, naufragés et rescapés du néolibéralisme entaillés par ce qui socialement les assigne à des places exécrées, toujours prêts à monter d’un cran en se gueulant dessus à défaut de responsables impossibles à trouver, il revient à qui en filme les macérations à mèche lente de savoir les décranter. Deux Sœurs pousse d’un cran l’art du décrantage quand les « dures vérités » lâchées en rafale par l’atrabilaire Pansy à tout son entourage ne sont des éclats de méchanceté qu’à amorcer la décantation de leur jus de colère. Si la colère fait du cœur un moteur à explosion, son entretien abîme aussi le corps et l’esprit de sa porteuse et il appartient à Chantelle, la sœur de Pansy, d’en assurer les involontaires soulagements quand la volonté consiste justement à en vouloir à la terre entière. On est en colère parce qu’on est endeuillé et le deuil commencerait toujours déjà à la naissance en recommençant avec la mort des parents. On naît en colère et endeuillé et Deux Sœurs en approcherait l’intime vérité comme jamais – la colère dont le noyau de hantise est de terreur, l’intolérable vérité de la vie qui est irrémédiable et la culpabilisation d’autant plus infinie qu’elle est sans faute ni expiation.

« Deux Soeurs », un film de Mike Leigh (2024)

Le cinéma de Mike Leigh, de quels êtres est-il peuplé ? Des personnages à cran, placidement portraiturés. Chez lui, la placidité du style ne contrevient en rien à l’acidité du trait, qu’elle atténue à sa manière pour en attendrir la pointe dans le polissage de ses durées. L’observation patiente des environnements et la description pénétrante des relations, l’Angleterre pré et post thatchérienne, conduit la caractérisation des figures à éclaircir progressivement l’opacité des caractères. Y aide la patiente imprégnation des rôles par les acteurs qui ont fini par constituer une véritable troupe avec les ans, ce qui est un bien rare et précieux pour un cinéaste qui vient du théâtre. Frustration et maniaco-dépression, acrimonie et ressentiment, hyper-anxiété et colère se voient ainsi retirés toute idée de causalité individuelle – tous les crans sont à l’arrêt.

Puisqu’à l’écran, les (petites) gens sont à cran, naufragés et rescapés du néolibéralisme entaillés par ce qui socialement les assigne à des places exécrées, toujours prêts à monter d’un cran en se gueulant dessus à défaut de responsables impossibles à trouver, il revient à qui en filme les macérations à mèche lente, les explosions et les implosions, de savoir les décranter.

Le cinéma de Mike Leigh est l’artisanat d’un décrantage dans la décantation. D’un côté de l’atelier, on verra mieux ce qui plonge les gens dans un tel état, explosifs pour les autres en étant davantage implosifs pour eux-mêmes. De l’autre, ils auront rencontré la possibilité d’être déplacé-e-s d’un cran, qui est un soulagement. Y compris pour le spectateur dont le labeur tient à n’en pas rajouter sur une irritabilité partout cultivée, dans les contraintes d’une promiscuité, entre l’évier et l’escalier, dont les causes se voient moins que les conséquences.

Deux Sœurs pousse d’un cran l’art du décrantage quand les « dures vérités » (Hard Truths en est le titre original) lâchées en rafale par Pansy, une femme atrabilaire, à tout son entourage, un père et leur fils qui ne savent plus comment y répondre et toutes les interactions sociales, centres médicaux, magasin et supermarché, qui en sont les cibles, ne sont des éclats de méchanceté qu’à décanter leur jus de colère. La concentration nouvelle d’un film qui, contrairement aux précédents films de Mike Leigh qui dépassent généralement les deux heures, dure moins de 100 minutes, si elle est due pour partie à des restrictions budgétaires, aura cependant tiré des nécessités de la production la vertu d’une compacité exemplaire. Celle-ci arrive notamment à faire sourdre la raison des esprits colériques sur l’hégémonie des discours de la tolérance et de la bienveillance qui légitiment l’assentiment à l’insupportable.

Si la colère fait du cœur un moteur à explosion, son entretien abîme aussi le corps et l’esprit de sa porteuse et il reviendra à Chantal, la sœur de Pansy, d’en assurer les soulagements, déliés des complaisances qui l’exacerbent. On est en colère parce qu’on est endeuillé et le deuil commencerait toujours déjà à la naissance en recommençant avec la mort des parents, en particulier ici le décès d’une mère. On naît en colère et endeuillé et Deux Sœurs en approcherait la vérité comme jamais – l’intolérable vérité de la vie qui est irrémédiable.

Miniatures et enfonçures (les entailles dans les entrailles)

Né en 1943, Mike Leigh est âgé d’une dizaine d’années quand les « angry young men », auteurs dramatiques et écrivains comme Harold Pinter, Edward Bond et Kingsley Amis, ébranlent l’establishment. Il en retiendra quelques-uns des acquis : un réalisme social agressif et sans apprêt et des anti-héros qui mettent à l’épreuve l’identification du lecteur ou spectateur. Le « réalisme de l’évier de cuisine » investit ainsi les cornes et enfonçures de la vie domestique des prolétaires. Sa première formation est théâtrale et son premier essai en cinéma est d’ailleurs l’adaptation de l’une de ses pièces, Bleak Moments (1971). Malgré un excellent accueil critique au Festival de Locarno, Mike Leigh devra cependant attendre plus de quinze ans avant de retrouver une distribution en salles avec High Hopes (1988).

Mike Leigh alterne alors mises en scène théâtrales et réalisation d’une quinzaine de téléfilms pour la télévision publique (et Channel Four en particulier qui aura fait plus qu’aider à sauver le cinéma britannique de cette époque), parmi lesquels Meantime (1983), l’un de ses plus beaux films, dont la douleur est plus profonde que la méchanceté qui en est la croûte. Secrets et Mensonges (1996) reçoit une Palme d’or qui le consacre en auteur majeur du cinéma européen, et qui doit alors batailler pour ne pas être piégé par son propre académisme. À 82 ans, il réalise son quatorzième long-métrage de cinéma, Hard TruthsDeux sœurs.

Le petit-fils d’un peintre miniaturiste juif russe qui a émigré en Angleterre au début du siècle dernier peaufine dans son nouveau film son art des miniatures de l’ordinaire, entre saynètes dont le trait vif ramasse les absurdités comiques du quotidien et longues séquences décantant la matière noire des sensibilités irritées. À force de décranter, les crans, qui sont des entailles comme à l’usine de Secrets et Mensonges, révèlent des offenses enfoncées jusque dans les entrailles. Si les enfonçures du social font parler (même si l’on compte quelques taiseux, les personnages de Mike Leigh sont en général des bavards), les paroles qui font mal, les sarcasmes et les insultes, aideraient à supporter la somatisation des souffrances psychiques, insidieuses et indicibles. Soigner le mal par le mal est la pharmacie de secours des pauvres et, même en montant dans l’échelle des hiérarchies sociales, de l’avorteuse de Vera Drake (2004) jusqu’au peintre de Mr. Turner (2014), cette pharmacie-là reste ouverte 24 heures sur 24.

L’autre génie colérique

On affilie par habitude Mike Leigh aux autres cinéastes de sa génération, Ken Loach et Stephen Frears, Alan Clarke moins souvent, alors qu’il est plus proche de ce dernier tout en s’en distinguant radicalement. En effet, Mike Leigh est le plus en colère de la bande, que les autres mâtinent de didactisme militant (pour le premier) ou de l’ironie des genres (pour le deuxième), tandis que le troisième, aussi en colère que lui, a préféré adopter une approche punk, à la fois plus juvénile et plus formaliste, moins Sex Pistols que Public Image Limited. De son côté, Mike Leigh prolonge une veine plus classique, de Charles Dickens à Jean Renoir, un art des miniatures ordinaires, doublé d’un réalisme des affects à l’heure du capitalisme tardif. Si la défaite de la classe ouvrière en classe révolutionnaire en fait le limon (dont l’explicitation est donnée avec High Hopes), ce qui en remonte est une colère sans faute ni objet de purgation, sinon l’exécration d’un entourage familial qui par exiguïté l’exaspère.

Jules Michelet a naguère célébré le génie colérique du peuple français quand il se fait peuple révolutionnaire(1). Ce génie populaire régresserait dans les films de Mike Leigh à l’état démonique quand la colère n’est plus qu’un milieu affectif de macération partagé par tous ceux qui s’en disputent les légitimités : les parents contre les enfants, les hommes contre les femmes, des attachements familiaux aux relations sentimentales en passant par les rapports de voisinage. Le proche est celui à qui l’on adresse le vomi d’une vie haïe en l’absence d’un lointain qui en est responsable mais qui demeure intouchable. Dans Meantime, la possibilité d’un emploi, même mal rémunéré, attise ainsi les envies de ceux qui en sont exclus, un père et son fils aîné, et l’incapacité du frère cadet qui ne s’y résout pas. Dans High Hopes, la surenchère ostentatoire des réussites individuelles gâte une fête d’anniversaire. Avec Secrets et Mensonges, une autre fête voit ses promesses d’allègement bloquées par l’apparition inattendue d’une sœur noire. Avec All or Nothing (2002), la crise cardiaque d’un adolescent obèse et atrabilaire précipite une famille dans des remises en question trop longtemps différées. Another Year (2012) paraît plus doux-amer en se révélant plus cruel peut-être quand une amie souffrant d’avoir passé la quarantaine découvre que ses demandes d’attention sont inappropriées, soudain rappelée à l’ordre de convenances familiales à ne surtout pas déranger.

Un film important mais mésestimé, Happy-Go-Lucky (Be Happy, 2008), aurait peut-être la fonction d’en démontrer a contrario la raison, avec une simplicité qui ne s’obtient qu’à force de concentration et de maturation. Poppy, la sympathique institutrice qui tient tellement à distribuer à tous sa joie de vivre et son sourire (et Sally Hawkins excelle à jouer ce registre), malgré tout se voit douchée dans son optimisme par un moniteur d’auto-école aigri, féroce avec elle comme l’est l’un de ses élèves avec ses camarades, victime de maltraitance parentale. La bonne humeur est une offense faite aux bien plus nombreux atrabilaires auxquels Mike Leigh nourrit sa plus grande empathie, eux qui souffrent des manifestations ostentatoires d’une joie exclusive. Be Happy est ainsi un grand film de la leçon de conduite quand la joie des un-e-s amplifie d’autant plus le malheur des autres qu’elle croit faussement le résorber. L’irascibilité permanente n’intéresse alors qu’à suturer deux choses : d’abord compliquer l’empathie facile du spectateur ; ensuite trouver le moyen subtil de la décranter.

Le cinéma de Mike Leigh a donc l’éthique des leçons de conduite, et des colères qui en sont la contre-instruction critique, jusque dans l’art où il faut trouver des équilibres entre le grand art et le petit (les opérettes de Gilbert et Sullivan dans Topsy-Turvy, 1999), entre la peinture paysagiste et les exigences fiévreuses de la couleur (Mr. Turner). Dans ce dernier film, on perçoit en effet que la couleur, le jaune bien sûr, advient quand une colère rencontre l’univers.

Le génie colérique de Mike Leigh, distinct semble-t-il de celui de Jules Michelet quand s’est absenté de l’Histoire la Révolution qui en brise le continuum, consiste cependant à poser l’irritabilité non pas comme un caractère individuel et psychologique, mais comme la condition même de toute caractérisation, avec un nuancier subséquent de comportements, des plus faibles ou démunis (le fils cadet et la jeune femme dont il est épris dans Meantime, la sœur cadette et son père dans All or Nothing, le vieux frère devenu veuf d’Another Year, le fils de Pansy dans Deux Sœurs) aux plus expansifs (le mémorable moniteur de Be Happy, on l’a dit, mais aussi beaucoup d’adolescents, les filles comme les garçons, qui n’hésitent jamais à envoyer promener leurs parents). On en profite pour relever ici le goût de Mike Leigh pour les paires, les deux familles de Four Days in July (1985), les sœurs jumelles de Life is Sweet (1990), les amies retrouvées de Deux filles d’aujourd’hui (1997), le duo comique de Topsy-Turvy, évidemment Deux Sœurs (d’autant que la sœur cadette a elle-même deux sœurs), ainsi que pour les fêtes, d’anniversaire ou des Mères, en occasions de tirer des macérations à mèche des sujets de la colère les moyens inattendus du décrantage et, partant, de la décantation.

En un second temps, après tous les instants blêmes (Bleak Moments) qui ponctuent l’entre-temps (« meantime »), le temps morne où le moyen est adéquat avec le vilain (Meantime est un titre formidable tant « mean » est un terme polysémique), advient l’autre moment auquel travaille Mike Leigh avec acharnement, celui de l’événement ordinaire, une précipitation lentement préparée d’affections et d’émotions, et susceptible de décranter les rivaux en acrimonie, les aigris abonnés aux enfonçures de la désaffiliation sociale (Robert Castel)(2).

La dent dure et la tendresse

L’apparition d’une femme noire, d’autant plus imprévisible qu’elle bouleverse la norme raciale de son groupe d’origine qui est blanc (Secrets et Mensonges), ainsi que le malaise cardiaque d’un adolescent (All or Nothing) opèrent comme des catalyses révélatrices, les crises provoquant d’abord des exaspérations, avant d’ouvrir à la possibilité des relâchements et des soulagements. La décantation des humeurs saturées de bile advient dans une forme de décrantage en effet, dans le déplacement d’un cran induit par l’événement, plus intrigant que les grandes lessives familiales qu’il autorise. Au lieu de monter dans les tours en voulant y demeurer comme s’il s’agissait d’une tour d’ivoire, les personnages redescendent en s’abandonnant à la tendresse qu’ils ne cessaient jusqu’alors de réprimer. Malgré ses équilibrages difficiles entre caricature et réalisme, High Hopes réussit à offrir un peu de hauteur à une dame âgée que la vieillesse abîme et ses enfants, son fils et sa compagne, qui se réunissent sur le toit d’un immeuble pour voir la ville de l’endroit où elle cesse enfin d’étouffer tout désir, celui des réunions familiales comme d’une révolution différée.

Un risque fréquent, assumé notamment par deux actrices récurrentes, Lesley Manville et Brenda Blethyn, est l’hystérie féminine remplie comme une cocotte-minute de toutes les larmes d’une existence mutilée, ce ragoût de frustrations qui n’attendrait rien qu’à pouvoir enfin déborder de la marmite en salissant les proches qui n’en sont pas directement responsables, mais qui paient pour des responsabilités politiques impersonnelles. Alors, l’irritabilité atteint à son point critique dont l’issue advient selon d’étonnants renversements. C’est l’action sans intention du décrantage qui leur permet de souffler dans une existence contractée jusqu’à l’irrespirable. La viande avait moins tendance à devenir filandreuse qu’à se faire vieille carne dans un mijot d’aigreur, de stress, de tocs et tics. En trouvant à s’attendrir, elle s’ouvre aux silences et retenues qui constituent l’arrêt aux hoquets des vies à cran.

Pas besoin d’une bonne âme, à l’instar de l’institutrice volontariste de Be Happy qui découvre avec son moniteur la gravité des contradictions du service du bien. Aucune intention ni volonté donc, mais la série impavide des interactions dont la culmination pousse à décranter, sinon c’est le malaise et le corps qui tombe (le cinéma de Mike Leigh est celui des espaces exigus pour des corps minés par la tristesse d’affections de plomb et mal assimilées).

Marianne Jean-Baptiste avec sa famille à table dans Deux Sœurs de Mike Leigh.
© Diaphana Distribution

Le plus bel événement, peut-être, jamais filmé par Mike Leigh reviendrait aux frères de Meantime, l’un des films le plus douloureux de son auteur quand Naked (1993) serait le plus artificiel et antipathique, narcissique et nihiliste. Colin, le frère cadet de Mark (Tim Roth et Phil Daniels y sont extraordinaires), tombe sur le noyau dur et inentamable de leur fraternité quand le premier, faible d’esprit, se rase la tête en imitant Coxy, le copain skinhead (Gary Oldman pour son deuxième rôle au cinéma). On craint la rivalité fraternelle avec l’aîné qui ne cesse de moquer son cadet, et qu’accentuerait la possibilité d’un petit emploi au noir proposé par une tante. C’est le contraire qui arrive, Mark qui protège Colin de l’indignité d’une offre de travail sous-payé et farcie de bonne conscience, caricature de dame patronnesse. Le crâne rasé du cadet est l’autorisation pour son aîné à y poser sa main et ce geste est une caresse, de celle qui sauve l’amour entre les frères des macérations aigres de la déliaison sociale.

Si, chez Mike Leigh, les paroles sont aussi abondantes que polarisées par ces deux interjections, « Fuck off ! » et « Don’t know », soit l’insulte réflexe et l’ignorance de ses causes concrètes, elles convergeraient peut-être vers un autre couple qui ferait cesser la parole qui mord par la portée du geste, la dent dure et la tendresse. Si la tendresse est la grâce des corps salement affectés par des causes sur lesquelles ils n’ont pas de prise, le cinéma de Mike Leigh y œuvre dans un artisanat du décrantage, qui est le préalable à toutes les décantations.

L’alacrité dans l’acrimonie (la terrorisante est terrorisée)

Pansy est à cran, remontée comme peut-être aucun autre personnage des films de Mike Leigh, plus encore même que Johnny Fletcher de Naked, protégé par son statut d’intellectuel qui se veut plus nihiliste que le monde qu’il conchie. Si Pansy est la reine du clash, qui mitraille ses cibles avec une verve qui semble sans pareil et intarissable, son royaume est une tyrannie dont elle est à la fois la souveraine et le sujet, la maîtresse autant que la victime. Pansy envoie pourtant du lourd ; dès qu’elle ouvre la bouche, c’est pour tirer en rafale et tout le monde en prend pour son compte. C’est le premier mouvement à l’œuvre dans Deux Sœurs, celui d’un comique de répétition et si le spectateur se croit d’abord prémuni de sa virulence, il apprendra que le rire prépare à des respirations qui, bientôt, éructeront des hoquets de dislocation.

Pansy tire sur tout ce qui bouge à boulets rouges en envoyant bouler tout son petit monde : Moses, son fils victime de surpoids et âgé de 22 ans dont elle reproche à tout instant l’immaturité juvénile, Curtley, son pauvre plombier de mari qu’elle accable de diverses gronderies domestiques, mais aussi une vendeuse de canapé qu’elle agresse avant de l’accuser de harcèlement, une médecin dont elle brocarde le manque d’expérience, une jeune dentiste qu’elle empêche de travailler puisqu’elle ne cesse pas de l’ouvrir en se plaignant du mal qu’elle lui fait, sans oublier une caissière et deux clientes d’un supermarché. Sans exception, tout le monde en prend pour son grade, sauf la sœur cadette de Pansy, Chantelle, une coiffeuse et mère célibataire de deux jeunes femmes qui vivent encore chez leur mère, un havre de paix comparé à la maison des sévices et des tortures psychologiques qu’est le foyer de Pansy.

La série des semonces est brossée avec une vivacité dans le trait qui en fait mieux passer l’acidité, les dialogues percutants en étant concentrés dans des scènes courtes, le découpage minimal quand il ne s’agit pas d’un plan-séquence. Dans l’intervalle, les musiques de Gary Yershon qui travaille aux côtés de Mike Leigh depuis Topsy-Turvy en ayant succédé à Andrew Dickson, s’offrent en aérations mélancoliques. L’enchaînement des imprécations succède aussi aux autres séries propres à son cinéma : les rencontres dans le taxi de High Hopes, les séances de photographie de Secrets et Mensonges, les flash-back de la jeunesse foutraque et estudiantine des Deux filles d’aujourd’hui, les cours d’auto-école de Be Happy. L’atelier du portraitiste regorge de miniatures qui, avec une économie de moyens admirable qui ne va pas sans une précision féroce dans l’écriture, montrent beaucoup de l’Angleterre contemporaine : l’existence d’une classe moyenne d’ascendance africaine (la distribution du film est majoritairement noire), son insertion dans les espaces de la réussite sociale (le quartier pavillonnaire pour la famille de Pansy, les emplois qualifiés pour ses deux nièces, avec le marketing cosmétique pour l’une et, pour l’autre, un cabinet juridique). Et, subtilement, les effets délétères de la crise de Covid-19 sur les paniques de Pansy, rongée de phobies.

L’alacrité du style rend ainsi gorge à l’acrimonie de Pansy qui prend à la gorge. Rendre gorge, c’est bien cela dont il s’agit et il faut s’entendre sur les deux sens de cette locution verbale : vomir après un excès et restituer par force ce que l’on aura pris. On l’a vu, Pansy grogne, elle vomit son exécration des autres, proches et moins proches, qu’elle accable pour leur supposée médiocrité, plus encore pour une agressivité qui est d’abord la sienne. Mais le dégueulis des remontrances est aussi la restitution d’un mal plus profond qui la ronge de l’intérieur. Quand la colère adresse aux autres ses piques, de l’autre côté de l’écran, on en rit volontiers ; aux autres de trinquer et à nous d’en profiter dans une distance que l’on estime rassurante. La haute morale de Deux Sœurs va cependant nous retirer cette fallacieuse immunité. Le sel comique de la colère attaque en effet le cœur en faisant monter des larmes que l’on ne verse qu’à approcher comme jamais le noyau intime de nos propres colères.

La colère est un démon, un affect dont l’empire est despotique et si son moteur affectif est la haine, la tristesse en est à l’origine, Spinoza l’a démontré dans son Éthique(3). La colère est un désir, celui d’un être qui fait du mal à autrui qu’il hait. Et si la colère est le moteur à explosion de Pansy, en motivant sa paranoïa autant que ses phobies, l’hystérie de tous les procès qu’elle fait à autrui, ainsi que les manifestations de son hypocondrie, cet affect est ce qui la fait imploser aussi. Terrorisante pour les autres qui s’en protègent comme ils le peuvent, les silences du fils et du père, le second qui se réfugie dans son métier de plombier, le second dans sa passion des avions et son embonpoint, Pansy est une terrorisée, la prisonnière de la colère. La tristesse appartient enfin à l’art de l’actrice, Marianne Jean-Baptiste, qui interprétait il y a presque trente ans dans Secrets et Mensonges une jeune femme pleine de vie, et que les circonstances auraient contribué à anéantir. Une autre revient à Dick Pope, le directeur de la photographie de Mike Leigh, décédé quelques temps après le tournage de leur dernier film après une collaboration poursuivie sur plus de trois décennies, et ouverte avec Life is Sweet.

La seule volonté, d’en vouloir aux autres (une hantise)

Les fureurs de Pansy semblent avoir une cause bien déterminée, son identification devrait là encore nous rassurer : c’est le deuil impossible d’une mère décédée il y a cinq ans et vécue différemment par elle et par sa sœur. Et une autre plus insidieuse, plus imperceptiblement liée aux conséquences de la crise de coronavirus et des confinements successifs qui auront sûrement amplifié ses angoisses jusqu’à ce qu’elles deviennent des terreurs, nocturnes (les cauchemars) et diurnes (les pigeons). Si la détresse psychique a toujours travaillé le cinéma de Mike Leigh, en étroite relation notamment avec les politiques de précarisation sociale du néolibéralisme thatchérien, on songe à l’étudiant ravagé de tics de Deux filles d’aujourd’hui et au clochard qui est la voix des ruines industrielles de Be Happy, Deux Sœurs est aussi l’un des rares films contemporains à avoir pris acte avec sérieux des effets délétères de la pandémie.

Une séquence est à cet égard un premier avertissement quand un renard s’aventure dans le petit jardin de la maison de Pansy qui, alors, réclame d’urgence l’action de son mari pour éconduire l’intrus, aussi dégoûtant pour elle que les pigeons. On a vu d’emblée, et cela dès le premier raccord du film de Mike Leigh, comment le calme pavillonnaire est brisé par le cri poussé par Pansy qui dort souvent en ne se réveillant pas autrement, son sommeil dévasté par des hantises indicibles. La présence du renard effraie pour sûr Pansy mais le plus effrayant est de remarquer que l’animal ne l’est pas moins, rasant les bords du jardin comme son mari et leur fils ne cessent de raser les murs. Le renard est terrorisé et sa terreur n’est pas moindre pour les proches, Curtley et Moses, qui la prennent sur eux comme un mal incorrigible et indélogeable, et auquel ils répondent par des silences, le surtravail et la malbouffe.

Chantelle propose alors à sa sœur de l’accompagner visiter la tombe de leur mère à l’occasion de la fête des Mères. Pansy rechigne au rituel, elle regimbe, grommelle. Chantelle insiste et arrive enfin par obtenir gain de cause. On pense alors avoir affaire au grand moment de décrantage qui permettra à Pansy et, plus généralement, à tout son entourage, de pouvoir enfin souffler en retrouvant à respirer d’une respiration commune et partagée, comme c’est le cas selon une opération déjà repérée dans d’autres films de Mike Leigh, de Meantime à High Hopes en passant par Secrets et Mensonges ou encore All or Nothing. On découvre que Pansy a trouvé chez elle le cadavre de sa mère et que ce moment constitue depuis une hantise qui l’occupe et la colonise, qui psychiquement la possède. Deux Sœurs n’a aucun besoin d’exhiber le fantôme ni d’expliquer ce qu’il est censé devoir à ses reprochables actions quand il était vivant. Le spectre est là et il agit comme un parasite autonome et invisible en rendant la vie impossible non seulement à Pansy, mais à ses proches que pour un rien elle fustige.

On se dit alors que la conjuration, à tout le moins son amorce, vient d’une parole que prononce Chantelle en l’offrant à Pansy quand elle lui avoue qu’elle aurait préféré que ce soit à elle que soit revenue la charge de découvrir le corps mort de leur mère. Soudain, l’humeur habituelle de Pansy se met sur pause, l’irascibilité en suspens. Cette parole aurait même plus de force que le seul énoncé des faits passés en substituant à la raison éclairante des causes, la nébulosité des conséquences. D’autant plus que le suspens du caractère courroucé de Pansy se prolonge dans le mélange de gaz d’échappement et de poussière alors provoqué par une bande de motards qui arrive dans le cimetière pour enterrer l’un des leurs. Le dimanche ensoleillé répand sur le paysage une lumière que disperse davantage encore le charivari. Un autre spectre s’invite alors dans le film de Mike Leigh et les images de Dick Pope, celui de Turner, en réitérant sur un mode mineur ce que montrait dans les grandes largeurs le film que le cinéaste lui a consacré. Si la couleur, tout particulièrement le jaune, l’emporte sur la ligne en entraînant la peinture de paysages vers de nouvelles aventures aux limites du réalisme(4), c’est en raison également d’une colère animant le peintre anglais, notamment contre l’académisme de son temps. La colère turnerienne devient alors pour un court moment, pure épiphanie, celle de Pansy. La psychologie n’est qu’une région de l’affect, l’autre est résolument cosmique.

Le suspens aiderait à faire mieux voir alors le moteur à double carburateur de Pansy, moteur à explosion (pour les autres) et implosion (pour elle-même), qui est un cœur contracté sur une volonté réduite à l’os, celle d’en vouloir aux autres, et donc à soi-même compris qui est le premier des autres, plus autre que tout autre. Les fulminations de Pansy sont l’expression volcanique d’une soumission à une volonté sur laquelle elle n’a plus aucune prise, l’irascibilité qui la domine. Le génie dans la verve, les sarcasmes et les railleries, est rançonné par le démon de la colère. La parole qui décrante provient, elle, d’une absence d’intention, elle est purement involontaire, la grâce à l’état pur, une autre épiphanie. Les procès cessent quand les inonde la lumière. C’est alors que l’on peut coudoyer grâce à elle le noyau irradiant de nos plus intimes colères quand nos sensibilités meurtries rencontrent le chaos et l’univers.

Une culpabilisation sans faute (le rire perdu)

Lors du repas dominical qui suit la visite au cimetière, et préparé dans la bonne humeur par les deux filles de Chantelle, Pansy en a gros sur le cœur. Elle est à l’écart, forcée de trinquer mais incapable de manger. L’une des filles de Chantelle s’en offusque dans la cuisine, sa mère l’avait déjà recadrée lors du partage des victuailles. Elle a vu que Pansy a préféré monter les escaliers plutôt que prendre l’ascenseur à ses côtés. Sa sœur a besoin de temps pour réapprendre les moindres gestes élémentaires de la vie quotidienne : partager un repas et boire un verre, jouir de la convivialité familiale et ses présents ; ainsi, les fleurs dont on apprend que Moses en a acheté un bouquet qu’il a laissé à la maison en prévoyant de l’offrir à sa mère. Même un rire ne va plus de soi. C’est en apprenant l’existence de ce cadeau, si simple mais si rare qu’il apparaît comme un authentique événement, que Pansy se met alors à rire. On croit d’abord que cet éclat, en remplaçant les colères habituelles, amplifierait les bienfaits du suspens. Mais c’est un rire monstre qui se produit, brouillé par des affects contradictoires, la vacherie et la honte, la confusion jusqu’à la folie, marqué par quatre scansions spécifiques.

Pansy rit et son rire est un sommet inoubliable de malaise, un abîme de gêne dont le cinéma de Mike Leigh est coutumier. Mais, là encore, il semblerait qu’aucun de ses films précédents n’ait atteint une telle intensité, qui est une aiguille, une enfonçure dans le cœur au point de renvoyer les accents comiques du début à l’horreur qui en fait les sous-tendait. Dans ses films, et radicalement avec Deux Sœurs, la gêne renoue avec ses origines infernales et la géhenne de la Bible. Le rire de Pansy est en effet infernal. S’il s’ouvre sous de bons auspices, la possibilité d’une joie nouvelle s’épaissit dans un forçage qui, par accentuation, en démasque la face grotesque. Le rire reflue alors vers des larmes de plus en plus torrentielles, jusqu’à finir dans une série de grimaces et tics qui témoignent des efforts surhumains d’une femme pour tenter de retrouver sa respiration, tandis que le malaise s’impose à son entourage, frappé de stupeur. La colère est un malaise d’être un si grand malheur en consignant la perte du rire.

La terrorisante est terrorisée et sa terreur à laquelle elle voudrait opposer ses fureurs alors qu’elles l’alimentent au contraire lui aura donc fait perdre jusqu’au rire même. Si le décrantage a eu lieu lors de la séquence au cimetière, Pansy est tellement à cran qu’il en faudrait plus d’un autre pour l’extraire de la tyrannie de la colère. On comprend alors de façon lumineuse, mais d’une lumière aussi incendiaire que celle qui balaie les tableaux de Turner, que la colère repose sur deux principes qui peuvent s’énoncer comme suit : si je suis en colère contre vous, c’est pour vous éviter de vous mettre à ma place, qui est une place impossible ; et si je le suis, c’est au nom d’une culpabilisation d’autant plus infinie qu’elle est sans faute. Aucun responsable, seulement des coupables et le premier d’entre eux n’est autre que soi-même. Le sujet de la colère pourrait reprendre à son compte, mais selon des dispositions bien différentes, le fameux « noli me tangere » du Christ ressuscité(5). Si Pansy est intouchable, c’est qu’elle a été profanée et la profanation ouvre les vannes d’une culpabilisation généralisée.

Une culpabilisation sans faute, autrement dit sans expiation ni pardon, est autrement pire qu’une faute sans culpabilité dont Alain Guiraudie a récemment cultivé le motif dans Miséricorde avec beaucoup de complaisance. En effet, dans ce dernier film, la faute déliée du pardon y devenait le ressort pervers d’un retissage du lien social et communautaire, et pervers parce que la tapisserie se montrait saturée de dépendances assumées en toute conscience (par le personnage du curé qui refondait le pacte chrétien en substituant à l’absence de boulanger pour faire le pain les champignons poussant sur un humus fait de cadavres). Le problème de Mike Leigh, à l’inverse, n’est pas l’état zombique du christianisme(6), mais sa pénétration spectrale et son incorporation parasitique, au principe de tous les sièges psychiques, à la source noire de toutes les hantises. Comment rire quand la culpabilité est partout et que la colère en redistribue les parts – aux autres de morfler et à soi-même de morfler plus encore ?

D’ailleurs, son départ précipité du magasin de canapés après avoir mouché une pauvre vendeuse indique que la colère est tristesse en étant impuissance. Ce départ signe les échecs systématiques de l’irascible en donnant raison à Gustave Flaubert qui a décrit la colère comme une colosse dont les genoux chancellent en se blessant plus qu’il ne blesse les autres. La colère de Pansy exprime en effet ceci que le pire lui est arrivé et s’il ne peut dès lors plus arriver aux autres, tous doivent cependant en payer le prix, celui d’un malheur cultivé comme un jardin de supplices et auquel tout un chacun est convié : de force quand on ne la connaît pas ; de gré quand on en est le ou la proche. Aucune faute, que du malheur. Le rire des autres est alors une offense à ceux qui l’ont perdu en souffrant à notre place, avec la conscience si aiguë de l’intolérable qu’il pourra instruire n’importe qui que vivre peut être irrémédiable.

Entre la baignoire et l’escalier (du dos plombé à la levée du corps)

Deux Sœurs est en conséquence l’un des plus beaux films jamais réalisés sur la colère, cet affect si banal dans la vie comme au cinéma, et pourtant si peu pris au sérieux, sinon par les films de Mike Leigh, et avec une radicalité nouvelle par celui-ci. Âgé de plus 80 ans, le cinéaste qui semble avoir toujours eu l’allure d’un ours grognon ne décolère pas. La grogne est son affaire qu’il sait raffiner. Et si la classe moyenne l’a toujours plus emporté sur la classe ouvrière des films des années 80 et 90 (le dernier qu’il lui a consacré est d’ailleurs un film historique, c’est Vera Drake), la colère demeure. Le démon de Pansy est toujours déjà celui de Mike Leigh dont le travail de cinéaste aura constitué à lui donner forme. Comme un peintre travaille la couleur, par petites touches vives représentant autant de tentatives d’approche.

Que susurre Deux Sœurs ? Ne me touchez pas car ma profanation est vôtre et je vous en distribue les parts comme des petits pains. Ne m’approchez pas, que personne ne se mette à ma place puisque je vous hurle que je ne la souhaite à personne. Seulement, voilà, l’irrémédiable m’est arrivé et si j’en suis coupable, vous l’êtes également, sans faute à expier.

La colère est un démon dont la virulence est un empire qui se montre à ses puissances de contagion. Sa viralité advient à la fin de Deux Sœurs et c’est un autre malheur qui complique l’opération nécessaire du décrantage si les gens à cran tiennent encore à la possibilité d’une vie sans coupable ni colère. Après le repas dominical, Pansy, son mari et son fils rentrent donc à la maison. Le bouquet l’attend sur la table de la cuisine. Elle mettra un temps fou à trouver le vase pour l’y introduire, puis un autre pour considérer le jardin avant d’oser en ouvrir la porte-fenêtre. Et, bientôt peut-être, en fouler le gazon qu’apprécient les pigeons qu’elle a en horreur. Ces deux moments attesteraient que le décrantage involontaire de Chantelle produirait enfin ses merveilleux effets de décantation. Sauf que le mari, si doux et si placide, décide de jeter le bouquet dans le jardin, ce qui constitue une double profanation. Curtley a cédé à la colère et son geste annule deux beautés, le présent du fils et sa réception par sa mère.

Ce n’est pourtant pas pour cette raison-là que Pansy jette dans l’escalier les affaires de son mari. Elle lui reproche précisément de n’avoir rien dit de la situation de sa mère quand Chantelle l’avait interrogé à ce sujet alors qu’elle est elle-même impuissante à formuler les assauts psychiques qui alimentent ses cauchemars et ses crises de nerf. Mike Leigh joue avec nos nerfs, on désire que le décrantage accomplisse ses effets mais ils ne cessent d’être retardés, ainsi y oblige un réalisme des affects qui est une grande éthique. Deux aérations sont pourtant offertes : l’une à Moses à qui une jeune femme offre au pied d’une place publique de Londres un bonbon ; l’autre à Curtley dont l’assistant, moqué par Pansy pour son inculture, la dément à distance en évoquant Haydn et la construction de la tour de Big Ben que le musicien n’aura pas vu de son vivant. L’idée du repentir du cinéaste, qui voudrait ainsi adoucir ce qu’il aura creusé jusqu’à l’os de la hantise de Pansy pour toucher au nerf de la colère, s’efface vite. D’une part, parce que le fait même de recevoir un simple bonbon d’une inconnue est un acte à la portée immense pour un garçon qui a fait de son embonpoint un cocon à la fois isolant et protecteur, au point, d’ailleurs, d’être tout à fait indifférent aux moqueries de deux adolescents qui le malmènent, lui qui est habitué en effet à pire avec sa mère. D’autre part, le petit exposé de la recrue du plombier trébuche sur le déplacement d’une baignoire dans un escalier provoquant chez Curtley un tour de rein. Pour lui qui en a déjà plein le dos, c’est le bouquet.

Aidé par son assistant, Curtley rentre à la maison, le dos brisé. Pansy est en haut, informée de la situation mais son réveil la met en rogne. Lui pleure doucement, elle reste immobile. L’une comme l’autre sont cloués sur place, leur dos respectivement plombé. La fin de Deux Sœurs serait un dernier clou dans le cœur du spectateur s’il n’y avait pas tout à ressentir du travail entamé mais imperceptible du décrantage. La fin ouverte (Pansy descendra-t-elle ou non aider son mari ?) a une puissante fixation, qu’indiquent les tics de Pansy qui sont des efforts respiratoires et ils rejoignent ceux de son mari que la douleur oblige à concentrer le souffle s’il ne veut pas davantage souffrir. Le travail a commencé, Pansy mettra dix minutes, une heure, plus peut-être à se convaincre de se lever de son lit. Si la descente de la baignoire dans l’escalier brise un dos, la descente d’un autre escalier peut aider à le soulager. Cela arrivera après la fin du film, on veut le croire. Il y faut une foi immense qui remédiera aux corps plombés par la colère et les terreurs qui en sont la condition, à la cause comme dans ses effets, par des levées qui, à coup sûr, seront des relèves. Autrement dit des soulèvements.

On y repense, alors : l’essai de Jean-Luc Nancy sur la formule « noli me tangere » a pour sous-titre essai sur la levée du corps. L’irrémédiable est sans fin, mais non sans relève.

Le génie colérique de Mike Leigh, si souverain dans Deux Sœurs, reste porteur de la promesse des levées et soulèvements qui sont la relève des colères. Finalement, Jules Michelet ne nous avait pas quitté, revenant seulement désormais avec les accents éthiciens de Spinoza.
 

Poursuivre la lecture sur le cinéma de Mike Leigh

 

Notes[+]