« Des mots qui restent » de Nurith Aviv : La condition brisée des langues
De film en film, Nurith Aviv ne cesse pas de tourner dans les mêmes questions autour de ce qui fait une langue, en atteste son dernier moyen-métrage Des mots qui restent. Un choix qui pourrait apparaître monomaniaque, y compris dans son dispositif filmique, composé le plus souvent à partir d’entretiens en plans fixes, mais qui par sa rectitude diffracte au contraire le champ des possibles, en montrant combien la relation (à l’autre, aux images, aux langues, aux récits) est au cœur de son sujet comme de sa mise en scène.
« Des mots qui restent », un film de Nurith Aviv (2022)
La mise en relation, présente entre chaque séquence de Des Mots qui restent, nous permet d’être transporté d’abord en un lieu différent (Algérie, France, États-Unis, Grèce, Iran, Israël, Libye, ces voyages qui traversent l’œuvre de Nurith Aviv, à l’instar de son précédent documentaire, Yiddish, en 2020), vers des individus autant différenciés, au nombre de six, tous questionnant les origines possibles de leur langue.
L’exposé serait-il, ce faisant, (trop) didactique ? Il est en permanence cinématographique, rendu par les choix de réalisation. Comme l’écrivait Montaigne, la manière du film fait sa matière, en illustrant cinématographiquement ce qui caractérise une langue, à partir d’un procédé d’énonciation articulé sur le couple répétition/différence. Cinq tableaux formellement quasi identiques se succèdent ainsi pour ouvrir sur un sixième tableau légèrement différent dans son dispositif. Quand les premiers montrent des individus de dos, face à des fenêtres toujours fermées, égrenant les mots qui leur restent de l’enfance, évoquant ensuite, visage face caméra, pour en avoir conservé les « flocons », les souvenirs relatifs à des langues anciennes, maternelles, quasi disparues, ce mécanisme de répétition finit paradoxalement par provoquer de la différence, en modifiant le dispositif filmique, lors du dernier entretien : un choix de mise en scène qui aboutit sur une ultime fenêtre accumulant comme autant de strates d’énergie les mots qui précédaient pour s’ouvrir définitivement sur l’ailleurs, en une quête poétique, à partir d’une langue inventée par Anat Pick, structurée par les mots comme par les inflexions et les attaques de la diction de sa grand-mère maternelle.
Ce qui existe, rapporte dès lors chacun, c’est la matière de la langue, mais cette matière, elle, n’est rien, tant que la relation n’en fait pas ceci ou cela. Comme disait le maître scotiste Jean Duns Scot, « la matière est en acte, sans être l’acte de rien ». Cette matière est la langue elle-même, en tant que la langue est susceptible de prendre un sens, est faite pour avoir un sens, ce qui impliquera toujours le primat de la relation. Un primat qui éclaire finalement le choix de mise en scène de Nurith Aviv, son dispositif produisant cette différence à partir de la répétition : or, qu’est-ce qu’une langue, sinon la répétition et l’itération. Cette intériorité pourrait se comprendre comme le langage dont il est question, ce phénomène humain mystérieux qui inclut à la fois la répétition (les sons sont limités et finissent par se répéter), mais aussi la différence (des énoncés sont imperturbablement créés), c’est-à-dire que se trouverait l’itérabilité au cœur de l’humanité.
Ces fenêtres, qui semblaient reconduire l’idée reçue selon laquelle chaque langue découperait une vision du monde singulière et de ce fait intraduisible, se terminent ainsi sur cette dernière fenêtre ouverte, aucune langue n’étant enfermée dans un génie essentialisé. À cet égard, la traduction, ce point de passage possible entre les langues dont il est tant question dans le film comme dans le reste de la filmographie de la réalisatrice, thème auquel elle a consacré son long-métrage Traduire (2011), invite à regarder dehors, chacun ne se tenant jamais au centre de la fenêtre, mais toujours sur l’un de ses côtés, laissant l’espace disponible, vacant, comme elle ouvre sur l’interlocuteur suivant. Le dispositif filmique suggère ainsi de ce qu’est l’acte de traduire.
Cette traduction offre-t-elle cependant véritablement ces souterraines issues que la réalisatrice croit y déceler, qui permettrait de sortir de l’alternative ruineuse : ou bien s’en tenir à l’intransigeance de la langue unique, interdisant l’expression de la diversité, ou bien céder à la déception des idiolectes particuliers, entravant toute forme d’entente comme de concorde entre les individus ? On ne sait pas, au fond, si la traduction porte en elle une telle promesse. Nurith Aviv continue cependant à la filmer comme telle, parce qu’analyser, comme elle le fait de film en film à l’instar de ceux qu’elle montre à l’écran, qui sont souvent des chercheurs et/ou des traducteurs, est aussi un des moyens de se déplacer soi-même, de gagner dans l’intensité des lectures, d’apprendre d’un peu plus près, bref : traduire permet de « se traduire ». Et si Nurith Aviv continue d’avoir confiance dans la traduction, c’est sans doute pour ce que tout cela désigne encore de chemins vierges : un autre discours possible, un héritage neuf.
Des Mots qui restent, ce faisant, sous son abord pédagogique, qui ne cessait pas déjà de disperser les langues, les territoires comme les perspectives en des directions anthropologique, ethnologique, historique, littéraire, philosophique, devient d’autant plus politique qu’aucun mot d’ordre ni revendication soient prononcés.
Que faire, en effet, se demande en filigrane Nurith Aviv, quand depuis Nemrod et Babel, les auteurs n’ont pas cessé d’associer langue et puissance sous le régime de l’unité ? Les protagonistes, dans Des Mots qui restent, rappellent à deux reprises, dans cette perspective, l’année du destin pour l’Espagne : 1492. Colomb découvre le Nouveau Monde, prélude à l’évangélisation forcée des nations indiennes en même temps qu’à l’imposition sur tout le continent de la langue castillane. La même année, forts de leur victoire ultime sur les Maures, les Rois Catholiques décident l’expulsion de milliers de juifs et marranes (juifs convertis). Mais cette politique n’est pas que militaire, elle est langagière aussi bien. Au cours de l’année 1492, un professeur de rhétorique de Salamanque, Antonio de Nebrija, compose ainsi à l’intention des souverains une Grammaire du Castillan, premier ouvrage du genre en Europe, première grammaire à codifier une langue vulgaire. La dédicace dit bien la portée idéologique de l’entreprise : « La langue a toujours accompagné la puissance. » Fort heureusement, ce scénario de la quête de la langue unique serait trompeur, car l’expérience de chacun dans le film montre que tout langage unique ne tarde jamais à se « babéliser » : ce serait, rapporte chacun, un aspect de la condition d’être langagiers que d’être dans l’impossibilité de réchapper de la loi de différenciation des parlers. Il y aurait à la fois capacité partagée de langage et inéluctable dispersion des langues. La « condition brisée des langues » (Marcel Hénaff) serait ainsi le point de départ comme d’arrivée de la réflexion de Nurith Aviv : quand Godard entendait parler d’une image à partir d’une autre image, Nurith Aviv parle/fait parler une langue toujours à partir d’une autre langue, indéfiniment.
Une réflexion qui permet à Nurith Aviv de questionner à nouveau la langue hébraïque, que tous les interlocuteurs de Des Mots qui restent ont en commun, ce qu’elle faisait déjà en 2008, dans Langue sacrée, langue parlée. Une langue à partir de laquelle, dans la Torah, nous apprend Nurith Aviv, Dieu aurait créé le monde à partir de son alphabet. Cette langue adamique, originelle, pure, chacun des protagonistes va pourtant s’évertuer à en signifier l’impureté, ce qui, contre une idée répandue, n’en constituerait pas la faiblesse interne mais sa richesse : la langue originelle serait traversée de part en part autant par l’arabe comme elle est transie par l’espagnol, le persan autant que d’autres idiolectes singuliers. Ce questionnement de la langue adamique inscrit sans doute la démarche de Nurith Aviv dans celle de Jacques Derrida qui écrivait, dans Le monolinguisme de l’autre, à propos de la langue maternelle, cette Alma Mater que la réalisatrice questionne, qu’« il y aura toujours plus d’une langue ».
Le film de Nurith Aviv porte ainsi la contradiction : la langue n’existe pas en soi ; elle est déterminée dans chaque relation. Aucune langue n’est fondée en vérité. Il n’y a pas de pureté de la langue ni de complicité première qu’il s’agirait de retrouver pour en exclure ceux qui n’en seraient pas, conduisant à l’exil forcé comme à la déportation, rappelés entre les mots dans le film. Il n’existerait pas davantage de vérité générale et transhistorique de la langue, qui proviendrait d’une nature quelconque, d’une raison qui serait à son origine. La langue est à chaque fois issue des hasards du devenir dont font partie les personnages de ce film, de la concaténation compliquée des causalités qui se rencontrent. La langue ne dérive pas d’une origine première mais se forme par épigenèse, par additions et modifications et non d’après une préformation. Elle ne connaît pas de croissance naturelle comme les plantes, ne développe pas ce qui aurait préexisté dans un germe, mais se constitue au fil du temps par degrés imprévisibles, bifurcations, accidents, rencontres avec d’autres séries de hasards, vers un aboutissement non moins imprévu. Tout agit sur tout, tout réagit contre tout. Il n’y a dès lors pas d’origine des choses comme de la langue, seulement des entrelacs, auxquels chacun, ici, mêle sa voix, pour que, où que l’on soit, un jour, on continue à prononcer leurs noms comme leurs langues : Line Amsellem, Aldo Naouri, Jonas Sibony, Anna Angelopoulos, Zohar Elmakias, Anat Pick, comme autant de destins liées sans jamais pourtant s’être rencontrés.
Poursuivre la lecture autour du cinéma documentaire
- David Fonseca, « 143 rue du désert d’Hassen Ferhani : La tôlière du désert », Le Rayon Vert, 20 décembre 2021.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « L'Héroïque lande, la frontière brûle d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz : Le nouveau monde est une jungle », Le Rayon Vert, 4 décembre 2021.