« Des morts » de Thierry Zéno : Le calendrier de notre finitude
Avec Des morts, Thierry Zéno, Jean-Pol Ferbus et Dominique Garny s'intéressent d'abord à la manière dont la mort est mise en scène, aux réactions qu'elle provoque et aux réponses singulières de ceux à qui elle a déjà réservé un mauvais sort. Par sa narration, le film acquiert également une dimension cosmogonique replaçant l'être humain au plus près du fonctionnement à la fois implacable et cruel de la nature.
« Des morts », un film de Thierry Zéno, Jean-Pol Ferbus et Dominique Garny (1979)
À l'occasion de la sortie d'un coffret DVD réunissant Vase de noces (1974), Des morts (1979) et Bouche sans fond ouverte sur les horizons (1971), la Cimenatek de Belgique nous offre l'opportunité de replonger dans le travail radical et "controversé" du cinéaste belge Thierry Zéno, disparu en 2017, et en particulier dans Des morts, coréalisé avec Jean-Pol Ferbus et Dominique Garny, et coproduit par Les Films du Losange, la célèbre maison de production d'Éric Rohmer. Ce documentaire s'intéresse à la manière dont les rites funéraires sont organisés et représentés dans différentes cultures à travers le monde, d'un petit village thaïlandais perdu dans la jungle aux différents procédés de crémation existant en Europe ou en Asie. Ce qui a rendu célèbre le film est sa volonté de ne rien cacher au spectateur : la mort, en tant que processus contre lequel l'être humain se conforme comme il le peut, est filmée plein champ et sans pincettes, rendant sa vision particulièrement aride tant la crudité de certaines séquences peut être difficile à supporter. Pourtant, ce serait une erreur de considérer Des morts comme un film choc ou un film coup de poing qui ferait de la frontalité de ses images son petit commerce rance. Car en effet Thierry Zéno, Jean-Pol Ferbus et Dominique Garny s'intéressent d'abord à la manière dont la mort est mise en scène, aux réactions qu'elle provoque et aux réponses singulières de ceux à qui elle a déjà réservé un mauvais sort. De plus, par sa narration qui suit en différentes dates une sorte de "journal de la mort", le film acquiert également une dimension cosmogonique replaçant l'être humain au plus près de sa propre finitude et du fonctionnement à la fois implacable et cruel de la nature, qui est ici filmée avec une paradoxale poésie.
La première scène du film ne laisse planer aucun doute sur les choix narratifs et de montage des trois réalisateurs. On y voit un croque-mort gratter sous les ongles d'une main et la recouvrir de maquillage à l'aide d'un pinceau. Des morts ne fera que scruter la manière dont l'être humain, à travers différentes cultures, maquille la mort et son rapport à celle-ci, pour mieux la digérer et l’exorciser. Après cette courte scène introductive, le film s'attarde plus longuement en Thaïlande autour d'une cérémonie funèbre durant plusieurs jours. Le corps d'une vieille femme est laissé à l'air pendant toute la durée de la cérémonie (nous voyons le corps pourrir petit à petit) tandis que des sacrifices de vaches sont organisés à sa mémoire. Se suivent ensuite différentes séquences qui parcourent le monde. Une femme américaine regarde une vidéo de son mari lorsqu'il était encore vivant (la distance est ici introduite par l'écran de télévision) ; des croque-morts présentent leurs gammes de cercueils comme dans une publicité ; la fête des morts au Mexique où sont convoquées leurs âmes par différentes incantations ; une immersion dans un hôpital montre des hommes luttant contre leurs graves blessures tandis qu'un corps humain est disséqué dans le cadre d'un cours de médecine ; un scientifique présente le "sarcophage" du premier homme qu'il a cryogénisé ; des hommes souffrant de dystrophie musculaire immobilisés en chaise roulante parlent de leur rapport à la mort et de leur survie ; une entreprise spécialisée dans l'enterrement d'animaux à San Francisco prépare la boîte accueillant un petit chien qui sera pleuré sur sa tombe par sa maîtresse ou encore, en Corée du Sud, une cérémonie elle aussi propre à ce pays où le corps embaumé est pleuré par les nombreuses personnes qui l'entourent.
Dans ces différents exemples, la mort et ce qui lui est apparenté ne sont pas seulement filmés frontalement, ils se donnent à voir dans leur mise en scène. Ce qui compte, dans Des morts, ce sont les processus et les moyens par lesquels les protagonistes répondent à l'irréductibilité de la mort. Ce qui relève de la crudité existe ainsi d'abord par la distance que les cinéastes installent par rapport aux images. La dernière séquence du film illustre également bien cela. Elle compile toute une série de regards caméra que les trois réalisateurs n'ont pas montés auparavant. Ces regards permettent de "briser le quatrième mur", comme on le dit habituellement, en introduisant une distance qui amène d'abord à réfléchir sur ce qui a été montré plutôt qu'à subir les effets d'un film coup de poing.
Et puis surtout Des morts frappe par sa construction narrative et son montage d'une grande habilité qui servent une idée cosmogonique : l'homme n'échappe pas aux lois de la nature ; ses rites et ses coutumes, qui ne font que maquiller la dureté du réel, sont intégrés à son rythme et à sa cruauté. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que les réalisateurs recourent parfois à de la musique légère ou laissent chanter les oiseaux. Les activités humaines ne sont que d'autres formes de bruits qui coexistent avec ceux de la nature. De leur croisement découle une vision poétique et spirituelle du monde au service d'une sorte de calendrier cyclique et mortuaire qui ressemble, par sa primitivité, à ceux des premiers grands peuples amérindiens ou arabes.
Des morts fait aussi beaucoup penser au cinéma de Frederick Wiseman. Zéno, Ferbus et Garny ont-ils été influencés par les premiers films du grand cinéaste américain ? Ou inversement, leur film a-t-il peut-être influencé ultérieurement ce dernier, on pense par exemple à Zoo (1992) ? Leurs méthodes de travail semblent assez similaires. Ils filment beaucoup — 30h de rushes pour Des morts(1). Le montage évacue la voix-off, l'attachement aux personnages et parfois presque toute linéarité pour dresser un puzzle aussi riche que varié d'un phénomène complexe. On pourrait cependant avancer que chez Wiseman, le but est de faire "disparaître" la caméra pour que se révèlent des moments de vérité dissimulés derrière les apparences et la routine, et que dans Des morts on traque au plus près la force des mises en scène qui maquillent le réel.
Enfin, à titre de contre-exemple, la série Don't fuck withs cats (à laquelle nous renvoyons), disponible sur Netflix, expose clairement ce qu'est un documentaire coup de poing où des images de diverses tortures sont livrées au spectateur. Les protagonistes eux-mêmes déconseillent paradoxalement de regarder ces images – qui sont floutées mais cela ne change rien – pour leur dangerosité et avec le risque d'être marqué à vie (à quoi bon faire ce film alors ?). Les images de Des morts ne sont certes pas moins impressionnantes. La différence réside dans la gratuité de la violence et la manière dont elle est mise en scène : c'est là un sujet très vaste qui mérite beaucoup plus de nuances. Nulle gratuité en tout cas chez Zéno, Ferbus et Garny, mais une réflexion sur notre finitude, notre rapport toujours complexe à la mort et la certitude de devoir toujours affronter cette peur inéluctable.
Notes