« Dersou Ouzala » d'Akira Kurosawa : Le cœur d'un golde
Le triangle d'or de l'amitié est une pomme de paradis dont le cœur est brisé à fendre l'âme, mais la brisure creuse en chacun de nous son ombilic. C'est, contre tout humanisme, l'histoire vraie racontée par Dersou Ouzala d'Akira Kurosawa. Avec ce film qui vient en relève de l'insuccès de Dodes'kaden, son auteur retrouve la forêt aux sortilèges et s'y fraie un nouveau chemin, sachant y revenir à chaque fois qu'il faut faire la part des choses quand il faut rendre au peuple de ses autres tout ce que le double qu'il est leur doit. Et c'est pour à nouveau emprunter sa piste préférée, celle de la queue du tigre, dans le risque assumé de lui marcher dessus. Comme japonais, Akira Kurosawa est un cinéaste double, russe au cœur golde.
Les drôles de fruits
de l'amitié et de l'humanisme
Un « proverbe de l'Enfer » de William Blake a prévenu : « Toute amitié véritable est d'opposition ». L'amitié qui lie Vladimir Arseniev, l'officier topographe de l'armée impériale russe, et le chasseur golde Dersou Ouzala est cette pomme de paradis qu'aiment à frotter pour la faire briller tous les humanistes qui y voient la fleur de l'universel éclose dans la terre fissurée des disparités culturelles. À l'orée du siècle (le récit se passe en 1902, 1907 et 1910), l'humanisme avait la vie devant soi.
Mais l'amitié est un fruit gâté et s'il en vient à pourrir, la faute n'en incombe pas aux seuls amis, mais aux dressages qui les font si mal les voir. L'humanisme est un autre fruit blet quand il refoule le code anthropotechnique selon lequel l'humanisation est un processus historique de domestication, procédant par élevage et sélection, par parcage et exclusion(1), par colonisation et déforestation(2).
Civilisation, déforestation
(« Ici sont les dragons »)
Entre le citadin originaire de Saint-Pétersbourg et l'autochtone sibérien issu du groupe des Toungouzes, la reconnaissance paraît immédiate, aussi marquées en soient les différences. L'explorateur requiert l'aide d'un éclaireur pour l'orienter dans la vallée de l'Oussouri, à la limite de la frontière chinoise ; le guide, lui, d'un peu d'argent quand l'absence des zibelines le lèse en pesant sur le commerce de leurs peaux. L'amitié reposant alors sur l'intérêt matériel réciproque se décline en plaisirs variés (Arseniev dispose de moyens matériels importants pour mener son expédition à bien et son guide peut en profiter ; Dersou Ouzala, d'un savoir sur les pistes et pièges de la Taïga). Avant la vertu qui vient les sublimer quand l'ami est celui dont il faut prendre soin au risque de sa propre vie, lors d'une tempête de neige ou quand il faut affronter les rapides. C'est le triangle d'or de l'amitié selon Aristote. Où est l'opposition, alors, qui selon William Blake certifie l'authenticité des amis ?
Les amis se connaissent moins qu'ils se reconnaissent disait Maurice Blanchot. Et Gilles Deleuze de renchérir quand il avait rappelé qu'il faut davantage se méfier de ses amis que de ses ennemis. La reconnaissance des amis, avec l'amitié en immunité contre l'inimitié, a toutefois des préalables qui, on ne s'en aperçoit pas tout de suite, en fendillent le noyau. Un soir, Vladimir Arseniev s'endort dans un brouillard mêlant fatigue et rêverie romantique enfiévrée par la Nuit de Walpurgis. Le sommeil est sabbatique, s'offrant à la danse des sorcières. Quand surgit des bois Dersou Ouzala, c'est avec l'allure d'un démon, à l'instar des pygmées décrits par Paracelse. Le stalker est un chaman antique (il connaît les bienfaits secrets de la Taïga), une vieille sorcière (il s'entretient avec ses esprits). Une créature féerique qui n'est seulement perceptible ainsi que par un esprit bien éduqué et cultivé.
L'explorateur au nom de la science et du tsar de la terra incognita de Sibérie a besoin du bon génie pour se frayer un chemin dans la forêt, avant d'identifier son cadavre huit ans plus tard, au milieu des troncs dont l'accumulation bat le triomphe, avec celui de la civilisation, de la déforestation. « Hic sunt dracones » préviennent les vieilles cartes : « Ici sont les dragons » et elles ont raison.
Le bâton du marcheur a le bout fourchu et si le Diable gît dans les détails, c'est à leur pointe qu'il mord le plus. Si Dersou Ouzala est un démon comme un tigre, qui est le dragon qui le domine ?
L'autre du civilisé,
sa part d'ombre, son bois mort
Le porteur des savoirs autochtones et vernaculaires est l'autre du civilisé, non seulement son amical reflet mais encore sa part d'ombre et de barbarie ignorée. Son bois en tant qu'il est mort. Dersou Ouzala sort des fourrés comme un fauve, comme le tigre Amba, cet autre démon qu'il échoue à affronter alors qu'il excelle au fusil. La hantise du tigre s'enfle d'une prémonition intolérable ; le temps des forêts est pour lui terminé. La voix-off du narrateur qui se soutient du récit d'un explorateur ayant réellement existé le destine au tombeau des livres que l'on fait avec le bois mort.
L'homme de la raison graphique mortifie sans le savoir celui de la trace vivante. La carte recouvre déjà le territoire et elle l'asphyxie. Le golde a beau retourner contre l'envoyeur les vieux stéréotypes (l'enfant ce n'est pas lui, mais les compagnons de l'explorateur qui s'amusent comme s'ils partaient en colonie de vacances), cela ne suffit pas. À leur contact, Dersou Ouzala perd progressivement ses moyens, sa vue baisse, il devient irascible. Comme s'il avait compris qu'il avait cessé d'être un membre du peuple de la forêt. Lui qui au début se félicitait de couper la parole d'un feu trop bavard et crépitant regarde à la fin, songeur, les flammes s'agiter dans la chaudière. Une prison, la sienne.
Dersou Ouzala est un chasseur qui finit chien de chasse, un démon domestiqué comme le feu l'est. Bientôt il aura pour avatar une marionnette de fantasy, celle de Yoda dans la saga Star Wars de George Lucas. Un « ours en plus » dans le magasin des jouets et des antiquités, comme l'avait à alors si remarquablement relevé Serge Daney(3). Les jeux puérils et virils d'une colonie de vacances ouvraient en fait à la colonisation. Le domestiqué est malheureux, autrement dit il a connaissance de son malheur. Le maître dénie quant à lui les effets que la domestication exerce sur lui, ce dressage culturel qui lui brouille autrement les yeux. La domestication a valeur d'aplanissement dont peut rendre compte le cinéma quand l'expédition d'Arseniev est filmée à l'aide de longues focales qui écrasent tout, tandis que le golde sort de la profondeur de champ. Aussi, la séance photographique suscite la méfiance de celui qui s'en sait fixé, aplati dans l'image. Akira Kurosawa sait bien que l'on n'échappe pas à la planéité de l'écran. Comment, alors, y retrouver quelque chose de la profondeur ?
Dersou Ouzala est la relève heureuse d'Akira Kurosawa, désespéré de l'insuccès de Dodes'kaden (1970) au point d'avoir tenté de se suicider, ratant ce qu'avait réussi en 1933 son frère aîné, Heigo. Le benshi (le commentateur des films à l'époque du muet) que ce dernier était avait ouvert alors à son cadet les portes du cinéma, cette forêt des sortilèges, et Akira Kurosawa s'en est toujours senti le body double (en japonais cela se dit kagemusha). La relève est donc venue de la Russie, cet autre du Japon à la culture de laquelle il s'est souvent frotté (L'Idiot, Les Bas-fonds). Et elle offre une merveilleuse fourche quand l'éclaireur golde ouvrirait la voie au Stalker (1979) d'Andreï Tarkovski.
Dans la forêt aux sortilèges d'Akira Kurosawa, il y a le bois vivant et celui qui y retourne rend grâce au bois mort dont se chauffe son être mutilé de son autre, tous ses autres, ses doubles et ses hôtes.
La queue du tigre mène à l'ombilic en soi
L'ami est l'accompagnateur placentaire qui prépare à la sortie de la nuit fœtale. L'ami est un passeur, il fait passer et souvent ne fait que passer. Il peut disparaître en effet quand le franchissement des seuils tient de l'affranchissement. L'ami affranchit, c'est sa franchise et quand il est perdu, la voie est pavée pour l'enfer terrestre du nihilisme(4). Cette nuit de l'affranchi est de Walpurgis, la nuit sabbatique d'un grand partage entre l'hiver et le printemps, entre minuit et midi. Akira Kurosawa aime les forêts (Rashômon, Le Château de l'araignée, Dreams) et il y revient à chaque fois qu'il faut faire la part des choses, en rendant au peuple de ses autres tout ce que le double qu'il est leur doit.
Akira Kurosawa ne peut ignorer que la pointe du bâton de marche de l'éclaireur est fourchue parce qu'il faut deux yeux pour faire un regard, malgré la machine monoculaire et cyclopéenne de la caméra. Il n'y a pas de regard sans parallaxe ni effets de perspective (Rashômon bien sûr, déjà Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre). Se frayer un chemin dans la forêt, c'est suivre la piste de la queue du tigre, en risquant toujours de lui marcher dessus. Alors il vous dévore et vous comprenez alors que le tigre c'est vous, c'est Arseniev offrant à l'ami le beau fusil qui fera sa perte.
Le triangle d'or de l'amitié est une pomme de paradis dont le cœur est brisé à fendre l'âme mais c'est la brisure qui creuse en chacun-e son ombilic, la cicatrice en nous de l'autre dont le manque nous aura fait être. Comme japonais, Akira Kurosawa est un cinéaste double, russe au cœur golde.
« Keep me searching / For a heart of gold /
You keep me searching / And I'm growing old /
Keep me searching / For a heart of gold /
I've been a miner / For a heart of gold »
(Neil Young, « Heart of Gold », Harvest, 1972)
Notes