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La fille dans Den Muso de Souleymane Cissé
Rayon vert

« Den Muso » de Souleymane Cissé : Le silence que la parole outrage

Des Nouvelles du Front cinématographique
Dans les sociétés où règne l'oralité, la parole fait lien et loi et son instrument est la voix. Y vivre sans voix dans le cantonnement de la parole qui manque, c'est être alors sans pouvoir en étant la proie des lions qui s'en disputent la part. Le cinéma est fait pour cela quand il montre que le monde se partage entre des parlants et des muets et si les premiers exercent un pouvoir sur les seconds, ces derniers ne sont pas seulement des êtres d'impuissance, mais les sujets d'une autre puissance en contestant au verbe sa domination. Quand l'œil se met à écouter, le regard se trouve dès lors disposé à voir l'inouï coincé au fond de la gorge tout en participant à faire des bouchons d'oreilles. L'inouï est un non (la voix qui manque n'a pas droit au chapitre), c'est un oui aussi (ce qui se tait est une pensée dont le silence résiste aux moyens de la verbaliser). Avec la fluidité de l'eau que le vent doucement remue, Den Muso La Fille mêle ainsi les registres entre l'éloge et l'élégie, l'observation documentaire et le drame social, la critique politique et la tragédie antique, le cas particulier et son exemplarité générique, son universalité transculturelle et sa singularité quelconque. La plainte de Ténin, la sans-voix, est la complainte de la jeune femme violée par tous ceux qui auront parlé à sa place, et dont la puissance de mort est l'énigme incendiaire d'un désaveu collectif. Le silence que la parole outrage, dans ses droits qui oublient ses devoirs à son égard, déchaîne alors la rage, ses coups de sang asphyxiant les parlants et ses coups de soleil incendiaires. Le cinéma en répond en prenant son parti – celui de Souleymane Cissé, au nom du mystère de son enfance impartie.

L'inouï, un non et un oui

Dans les sociétés où règne l'oralité, la parole fait lien et loi et son instrument est la voix. Y vivre sans voix dans le cantonnement de la parole qui manque, c'est être alors sans pouvoir en étant la proie des lions qui s'en disputent la part. Le cinéma est fait pour cela, en montrant que le monde se partage entre des parlants et des muets et si les premiers exercent un pouvoir sur les seconds, ces derniers ne sont pas seulement des êtres d'impuissance, mais les sujets d'une autre puissance en contestant au verbe sa domination. Les yeux peuvent alors entendre ce que les oreilles sont incapables de voir : qui ne dit mot ne consent pas forcément, mais pense en silence à ce que ce mot veut dire, et cela dans des contextes qui peuvent être tout à fait différents, de sa fabrication médiatique selon Noam Chomsky à la doctrine du consentement selon la féministe Clara Serra, en passant par toutes les secteurs de la société où elle se fabrique, médical, commercial et juridique.

Quand l'œil se met à écouter (pensons alors à Paul Claudel), le regard se trouve dès lors disposé à voir l'inouï coincé au fond de la gorge tout en participant à faire des bouchons d'oreilles (c'est le cinéma de Souleymane Cissé). L'inouï est un non (la voix qui manque n'a pas droit au chapitre), c'est un oui aussi (ce qui se tait est une pensée dont le silence résiste aux moyens de la verbaliser).

Avoir droit au chapitre quand manque la voix, c'est rappeler aux plans de cinéma qu'ils ont le devoir de montrer ce qui se joue de rapports de pouvoir et de leur contestation entre le son et l'image.

À l'image de restituer tout ce que le son aura destitué, à savoir la puissance des sans-voix qui n'en pensent pas moins face à tous ceux qui ont le pouvoir du verbe sans en tirer ou assumer toutes les responsabilités. Longtemps relégué au nom du primat visuel du cinéma, le son a depuis largement rattrapé son retard en plaçant les images sous l'obéissance des mots, ces maîtres. Ce qui reviendrait alors aux images, c'est de critiquer ce commandement dont l'origine est vétérotestamentaire, le commentaire qui se comprend en comment-taire. Le mutisme pourrait dès lors aider à renouer avec un autre testament, le legs retrouvé du cinéma muet et tout le mystère qui lui reste encore associé.

Entre l'éloge et l'élégie

Au commencement de Den Muso, le premier long-métrage de Souleymane Cissé, le verbe est porté haut en étant chanté. L'éloge du travail collectif nécessaire à la construction d'une maison est le chant créateur qui redouble probablement celui des ouvriers bâtisseurs, qui se fabriquent eux-mêmes dans le maçonnage de la belle maison qu'ils n'habiteront jamais. L'éloge établit ainsi le lyrisme des mains travailleuses qui n'ont pas de voix au chapitre, obéissant à la voix inaudible du maître qui en commande l'action. Le cinéaste alors âgé de 35 ans et qui a fait ses armes à l'école de cinéma de Moscou dont il est ressorti diplômé en 1969 aura retenu la leçon de ses maîtres soviétiques. Le travail ouvrier mérite en effet tous les éloges et si le chant structure le montage même des plans, c'est dans le savoir du partage inégal des voix, les unes qui enchantent le travail pour le rendre supportable, les autres ordonnant au travail subordonné son hétéronomie assurée.

L'éloge est en effet vite rattrapé par la réalité sociale du propriétaire de la bâtisse, le patron d'une usine de roues de bicyclettes qui se double d'un patriarche domestique. L'éloge a ainsi pour devoir de situer la voix du maître qu'elle ne peut réussir à conjurer, même quand on ne l'entend pas.

Au commencement du film, le verbe est donc un chant et le chant tient alors de l'éloge ; à sa fin, c'est une élégie dédiée à la « fille » (« den muso » en bambara), Ténin dont le suicide est la conséquence d'un enchaînement de malheurs : son viol par un jeune homme, Sékou, sa grossesse non reconnue par ce dernier et sa répudiation coutumière par son père, Malamine Diaby, l'ancien patron de Sékou qui l'employait dans sa fabrique de cycles et le propriétaire de la maison construite au tout début du film. La colère du père provoquera d'ailleurs sa mort par arrêt cardiaque en asphyxiant l'homme qui croyait que sa moustache soulignait sa maîtrise du verbe ; celle de sa fille, la mort de son ancien amant dont elle incendie la hutte où elle le confine avec sa nouvelle copine, avant d'avaler les médicaments qui lui enlèveront la vie. Au commencement, l'éloge est en noir et blanc ; à la fin l'élégie a l'incandescence du soleil dont l'œuf brillera au centre de Yeelen (1987).

Entre l'éloge et l'élégie, on aura beaucoup parlé. Beaucoup auront effectivement parlementé, un patron et son employé, un mari et sa compagne, un jeune homme et ses copines, un père et ses frères, une mère et le médecin examinant sa fille – Ténin exceptée. Tous auront parlé, davantage d'elle qu'avec elle. Tous auront parlé à sa place, et jamais pour elle. Et si l'élégie parle pour elle, c'est encore à sa place en disant ce qu'elle n'aura finalement jamais prononcé. Peut-être la chanson intermédiaire de Salif Keita raconterait-elle autre chose, lui qui composera plus tard la musique de Yeelen. Le seul médium à savoir restituer tout le sens équivoque de son silence en le soustrayant en effet de ses seules valeurs négatives, absence et handicap, mutilation et manque, aura été le cinéma. Le cinéaste est ainsi porteur de forces médiumniques en n'entendant pas seulement la voix qui manque, mais voit le silence d'un visage de femme et d'enfance enfin renflé d'éruptions solaires.

Dans son Abécédaire, Gilles Deleuze associe d'emblée à la question de l'animal celle de la littérature en faisant valoir que les territoires de l'art à l'instar de ceux des formes de vie ne vont pas sans déterritorialisation, autrement dit sans vecteur de sortie. Le philosophe en tire alors une ligne générale en posant que l'écrivain n'écrit pas à la place des idiots ou des analphabètes mais pour eux, pour les animaux qui meurent, en se portant aux limites du langage et de la pensée de telle sorte qu'il n'est plus séparé d'eux quand tout vient à les séparer. On peut filmer ainsi, non pas à la place de Ténin mais pour la sans-voix, en se portant alors à la limite même du langage et de la pensée, qui est l'indicible et l'impensable d'une société dont les membres parlent et pensent à tout sauf à cela.

On peut en conséquence imaginer que c'est pour ces raisons-là que Den Muso aura valu à son auteur un court séjour en prison, et son film d'être saisi durant trois ans par les autorités à l'époque où l'autocrate Moussa Traoré exerçait une chape de plomb sur la société malienne et la liberté d'expression. Quand, presque un demi-siècle après, Robert Guédiguian réalise Twist à Bamako, on a le sentiment qu'il n'aura rien su retenir des leçons de courage tirées du feu par Souleymane Cissé.

La douleur et la douceur

Si Den Muso a provoqué en son temps bien des malentendus, c'est également parce qu'il fait de la mésentente son objet brûlant de discussion. Évidemment, Ténin s'offre sans forcer à l'allégorie (les femmes n'ont pas la parole au Mali) et les déclarations du cinéaste n'auront pas manqué pour en confirmer la portée. Mais le film de Souleymane Cissé est si concret, tellement pétri d'une matière documentaire qui se donne diverses occasions pour se manifester, l'usine dominée par le travail à la chaîne, la rue de Bamako où bruissent les rumeurs citadines, les soirées que fréquente la jeunesse, qu'il échappe à tout didactisme. Le film ne dépasse pas les 90 minutes et, pourtant, il donne à voir une cosmogonie, attentif à inscrire ses figures dans leur environnement, autant soucieux des rituels (les ablutions) que des atmosphères (le soleil, le fleuve Niger, la poussière), d'une sensibilité épidermique qui fait la part belle à l'enregistrement, les plans souvent larges qu'écrasent les zooms quand domine la pulsion. La captation ouverte et aléatoire du réel est un vent déposant sur la peau de la fiction son semis de grains documentaires, toute une moisson d'épiphanies granulaires.

La fille se fait les tresses dans Den Muso de Souleymane Cissé

Avec la fluidité de l'eau que le vent doucement remue, Den Muso mêle les registres entre l'éloge et l'élégie, l'observation documentaire et le drame social, la critique politique et la tragédie antique, le cas particulier et son exemplarité générique, son universalité transculturelle et sa singularité quelconque. La plainte de la sans-voix est la complainte de la jeune femme violée par tous ceux qui auront parlé à sa place, et dont la puissance de mort est l'énigme incendiaire d'un désaveu collectif.

Souleymane Cissé a la manière d'ourler d'indolence sa générosité, c'est une question de rythme pour tenir ainsi à la douleur sans céder sur la douceur. On a l'impression que le film suit un cours aussi tranquille que celui d'un fleuve mais ce serait oublier, Brecht le disait, la violence que ses rives exercent sur lui. Si le jaune du soleil s'épanche dans les eaux du fleuve noir, c'est pour en exacerber la poétique élémentaire, cette brûlante coulure qui se prolonge dans toutes les humeurs du corps, de la bouche qui salive aux yeux qui pleurent en passant par les coups de sang de la fureur et du désir.

La mésentente s'impose rapidement, entre un patron et son employé qui réclame une augmentation, en continuant entre ce même garçon et les filles qu'il fait se succéder dans son lit, un père et la fille qu'il répudie en accusant sa mère d'être à l'origine de sa faute, jusque dans l'assemblée des frères qui se disputent sur le sort à donner à la fille de l'un des leurs (et le plus sage d'entre eux est joué par Ismaïla Sarr, l'acteur de tous les films du cinéaste jusqu'à son décès durant le tournage de Yeelen).

Les affres de la mésentente relèvent encore du pouvoir des parlants quand la muette en figure à la fois le centre absent et le hors-champ. Sa cousine Adams s'en explique à Sékou : affectée d'une méningite à l'âge de six ans, Ténin n'a plus jamais parlé depuis. Son viol sur un bord de plage n'en est que plus terrible puisqu'elle est incapable de crier. De l'autre côté de la rive, les amis s'amusent en coupant une pastèque en montage parallèle. Ce cri qui serait le dernier pouvoir qui reste à la victime et dont elle est mutilée rejoindrait alors ce plan filmé à la sauvette dans une ruelle où l'on voit un garçonnet molester une fillette sans avoir les mots pour s'en plaindre auprès de leurs parents.

Les parlants ignorent le pouvoir de la parole, ils ne se demandent jamais ce qu'ils font quand ils parlent et le mal qu'ils font en parlant en lieu et place des autres. Même un ouvrier peut encore rembarrer son patron. Même sa compagne qu'il tyrannise à la maison peut user de son nom pour passer devant les files d'attente lors d'un rendez-vous chez le médecin. Leur fille qui est pourtant issue d'un milieu privilégié ne peut crier quand elle est violée, et elle ne peut s'en expliquer à son père qui veut la répudier. L'aurait-elle pu si la voix ne lui avait pas été retirée ? Un prolétaire peut au moins donner de la voix en l'opposant à celle de l'homme qui le domine ; la fille d'un patron, elle, ne le peut pas. La douceur d'un visage muet a pour vérité la douleur de qui profite de son mutisme. Les parlants sans le savoir s'entendent ainsi à ne rien entendre à tous les silences dont ils participent.

La jeune fille et la mort

Souleymane Cissé évite sans trembler les pièges d'un didactisme facile ; ainsi, Sékou ne se venge pas de son ancien patron en violant sa fille puisqu'il ignore ses origines et Ténin s'éprend de lui puisque en étant son premier homme, il doit être bien convenu qu'il devienne son mari. Le cinéaste a également le désir du nouage complexe des nuances ; ainsi, Adams qui en sait un bout sur les hommes n'en instruit pas pour autant sa cousine et ce manque dramatique de complicité rappelle aux femmes que leur destin commun exige leur responsabilité dans une émancipation partagée. Il voit encore que la modernisation, qui se déduit de la pénétration coloniale des mœurs occidentales dans la société traditionnelle, produit une jeunesse sexuellement active, et incompréhensible pour les générations plus anciennes, fièrement ancrées dans leur conservatisme. Il s'amuse enfin à montrer la connivence des autorités, bambara et islamique, dans les vols et combines de Sékou dès lors qu'il s'agit de se partager un peu d'argent facile (on imagine la censure alors s'étrangler).

Ténin, son énigme demeure qui assure tout son mystère au film. Qui ne dit mot consent, dit le proverbe et rien n'est plus faux à voir Den Muso. Sans parler, elle n'en pense pas moins, aussi pensive qu'une autre héroïne tragique, celle de La Noire de... (1966) d'Ousmane Sembène, l'ami sénégalais de Souleymane Cissé, mais autrement puisqu'elle n'a pas même besoin des mots pour montrer qu'elle pense. Ténin figure ainsi une image pensive d'un nouveau genre dans le cinéma africain en répudiant l'idée d'une voix-off opposable aux voix-in en raison d'une autre idée, celle d'un silence que les mots trahissent mais que les actes relèvent, dans la transgression du meurtre et du suicide qui s'accomplit avec une radicalité excluant que la grossesse hors mariage en fasse partie.

Le silence que la parole outrage, dans ses droits en oubliant tous ses devoirs à son égard, déchaîne alors la rage, avec ses coups de sang asphyxiant les parlants et ses coups de soleil incendiaires.

Les mots pour tenter comme ici d'approcher ce que Ténin pense doivent impérativement se garder de croire qu'ils en perceront la vérité. Ténin n'est pas seulement une mutilée de la parole, elle est la gardienne d'un silence profond dont la dimension relève d'un transcendantal au sens de Kant, autrement dit la condition de possibilité même de toute parole, et que la parole trop souvent profane à force de régner. Après Marcel Pagnol, Den Muso redonne à la fille-mère son potentiel révolutionnaire et comme son contemporain, le camerounais Jean-Pierre Dikongué Pipa, auteur de Muna Moto (1975), la fiction fait éclore la contestation de ce qu'enclot le réalisme documentaire.

Il faut voir, alors, comment la marche impérieuse et décidée de Ténin oblige la caméra à soudainement la suivre d'abord en travelling-avant, puis en reculant en travelling-arrière, en révélant au-dessus de sa tête non plus seulement un soleil qui brille plus fort, mais une banderole sur laquelle se détachent deux noms provenant de la littérature occidentale : L'Orestie et Candide. Ténin est une naïve doublée d'une tragique et sa fin, qui est un cri d'alerte moins poussé qu'agi contre la société malienne qui n'y entend rien, est dotée d'une résonance telle qu'elle s'offre aussi en variation subsaharienne au thème antique et romantique de la jeune fille et la mort, que l'on retrouve entre autres chez Munch, Schiele et Schubert. Coré, la fille de Déméter qu'Hadès enlève aux Enfers et que Zeus autorise à revenir sur Terre en garantissant le retour du printemps a une sœur africaine, Ténin. L'intense soleil au-dessus de sa tête rappelle aux terres qu'il ensemence de lumière qu'elles peuvent être des terres brûlées si la parole qui les cultive en profane le silence qui en est le sacré.

Souleymane Cissé le montera encore dans ses films suivants, de l'enfant d'océan à la fin de Finyè – Le Vent (1982) à l'enfant astral à la fin de Yeelen qui revient au début d'O Ka (2015), Yeelen qui expose à la vue et connaissance de tous les mystères bambara qui sont des initiations réservées en étant ésotériques : l'infans lutte contre les conservateurs d'une tradition immobile au nom du silence, ce vent qui soulève les pensées en rappelant au verbe qu'il ne vient qu'après. Le cinéma répond de lui en prenant son parti – celui de Souleymane Cissé, au nom du mystère de son enfance impartie.