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Sylvester Stallone sort du bain cryogénique dans "Demolition Man"
La Chambre Verte

« Demolition Man » : Les prophéties de Sylvester Stallone

Thibaut Grégoire
Prophétie a posteriori de la fin du film d'action et des héros bodybuildés, Demolition Man de Marco Brambilla préfigure également toute une série de changements sociétaux qu'il brocarde allègrement dans un grand melting-pot satirique, idéologiquement hétéroclite. Il place aussi sa star, un Stallone en grande forme auto-parodique, dans des situations plus inconfortables les unes que les autres, mettant à mal sa stature de "mâle" alpha, ce qui le rend d'autant plus savoureux.
Thibaut Grégoire

Action finale

Hollywood brûle ! C’est littéralement – et en toutes lettres – ainsi que débute Demolition Man, premier long métrage de l’italo-canadien Marco Brambilla, lequel en réalisera ensuite un autre – Excess Luggage en 1997 –, quelques clips, quelques épisodes de séries, et se reconvertira surtout en artiste vidéaste dès la fin des années 90. Sur l’écran, directement après le logo Warner Bros qui ouvre comme il se doit la nouvelle grosse production du cru, apparaissent de dos les grandes lettres qui forment le mot « Hollywood » sur le mont Lee à Los Angeles, flambant dans la nuit devant un décor de désolation et dans une atmosphère bruyante de fin du monde. Simultanément, des lettres plus petites et superposées à l’image indiquent que l’on se trouve bel et bien à Los Angeles, en 1996. Sorti en 1993, Demolition Man s’ouvre donc directement sur une sinistre prophétie, un « pari » que, en moins de trois ans, la société – et en particulier la société du spectacle et Hollywood – ira à ce point à vau-l’eau qu’il ne restera plus que les flammes, le chaos, et quelques cendres ça et là. Qu’un film de science-fiction dystopique s’ouvre sur le spectacle évident de ce qu’il est dans le contrat, ce que ses spectateurs viennent chercher, à savoir une vision pessimiste de l’avenir, n’a en soi rien d’étonnant. Ce qui est plus surprenant est que le film attaque d’emblée là où ça fait mal, à ce qui touche notamment au cordon de la bourse qui préside à son existence même : le grand Hollywood dont il est, à ce moment précis, un produit témoin type. Pas question ici de nier qu’un délitement de la société ou encore une catastrophe de grande ampleur n’aurait de répercussions sur le show-business et l’industrie cinématographique, Demolition Man semble même suggérer que si délitement il devait y avoir, cela commencerait précisément par-là, par ce géant surplombant la vallée, cet Hollywood dont les lettres ont l’air d’être de très bons combustibles.

Si le film démarre donc par cette vision cataclysmique et par le feu, il donne néanmoins directement une clé dans un de ses premiers dialogues, en révélant le nom d’un personnage : le grand méchant Simon Phoenix, que le héros John Spartan a tout de suite identifié comme étant l’instigateur de ce grand bûcher dévastateur et d’une prise d’otages à grande échelle. Si cendres il y a bien, la simple mention du phœnix qui renaît de celles-ci ne peut que laisser présager que tout n’est peut-être pas cuit et qu’un sursaut est toujours possible, même si le phœnix désigne ici le vilain et l’un des vecteurs de la déchéance. Mais au-delà des flammes et du spectacle du déclin, que montrent les premières minutes de Demolition Man ? Une longue scène d’ouverture à la fois coutumière du genre et en même temps assez étrange pour que l'on s’y attarde. Le policier John Spartan (Sylvester Stallone) – dont on apprendra plus tard qu’il répond au doux surnom de « Demolition Man » – s’y livre à un mano a mano avec le terroriste anarchiste Simon Phoenix (Wesley Snipes) dans un immeuble abandonné. Dépêché sur les lieux par un hélicoptère, Spartan y découvre un Phoenix tout guilleret et hilare qui lui sert des « punchlines » approximatives et peu drôles, tel un Joker du pauvre. Le policier tente de faire avouer au méchant où il a fourré ses otages, celui-ci contourne les questions par des pirouettes verbales et physiques, les deux hommes s’affrontent dans un beau déballage de testostérone et l’endroit finit par exploser grâce à la pyromanie de l’un et la fougue de l’autre. Après coup, Phoenix, en se faisant passer les menottes, accuse Spartan d’avoir délibérément fait sauter l’immeuble, causant par-là la mort de la trentaine d’otages qui y avait été soigneusement placée par ses soins. Spartan est à son tour arrêté et se voit envoyé dans un centre de cryogénisation dans lequel il devra purger une peine de 70 ans sous forme de glaçon.

Visuellement et thématiquement, la scène d’ouverture de Demolition Man ressemble comme deux gouttes d’eau à celle d’un autre film d’action sorti la même année, quelques mois plus tôt. Dans Last Action Hero de John McTiernan, le héros Jack Slater (Arnold Schwarzenegger), également policier brutal de son état, se rend sur le toit d’un immeuble où l’attend L’Éventreur, un dangereux psychopathe à mauvaise peau, qui a fait la « monumentale erreur » de prendre en otage le jeune fils du héros. Après un affrontement verbal plus que physique, Slater tente d’embrouiller L’Éventreur et de sauver son fils, mais le méchant ne l’entend pas de cette oreille et, lorsqu’il se voit expulsé hors du toit par les balles tirées par Slater, entraine dans sa chute le jeune garçon. Ce qui est original dans cette scène d’ouverture est qu’elle est également une scène de clôture, puisqu’il s’agit du final d’un film projeté dans une vieille salle de cinéma, dans laquelle le jeune Danny – le vrai protagoniste de Last Action Hero – savoure les exploits de son acteur préféré : Arnold Schwarzenegger. En mettant en parallèle les scènes d’ouvertures de Demolition Man et de Last Action Hero, on peut se rendre compte à quel point les deux séquences peuvent aussi bien apparaître comme des affrontements finaux que comme des mises en contexte. Elles présentent à la fois dans toute leur splendeur des protagonistes et leurs némésis, mais sont également chacune un climax grandiloquent à l’issue duquel le héros va perdre quelque chose : son fils dans le cas de Jack Slater, sa liberté dans celui de John Spartan. Quand on connaît la rivalité bon enfant teintée de camaraderie virile qui règne alors entre les deux superstars du film d’action à cette époque, il n’est pas étonnant de remarquer ces points de similitudes entre les deux films, d’autant plus que le rapprochement ne s’arrête pas là. Chacun des deux films, véhicules pour leurs stars respectives, ne manquent pas de brocarder ponctuellement le meilleur ennemi : dans Last Action Hero, le jeune Danny, immergé dans la réalité parallèle de Jack Slater où l’acteur autrichien n’existe pas, s’émeut de voir Sylvester Stallone figurer en lieu et place de Schwarzie sur l’affiche de Terminator 2, ce à quoi Jack Slater réplique que c’est probablement son meilleur rôle ; dans Demolition Man, John Spartan apprend médusé que, durant sa congélation, Schwarzenegger est devenu président des États-Unis et donne maintenant son nom à une bibliothèque, ce qui lui apparaît tout bonnement aberrant. Au-delà de la vanne, et indépendamment du fait que les débuts des deux films se répondent, celui de Demolition Man rappelle aussi, de manière encore plus directe – à la limite non franchie du plagiat – celle d’un autre film de Schwarzenegger, Running Man, dans lequel le héros est également fait prisonnier suite à un affrontement dans un immeuble et à une falsification.

Là où Last Action Hero est un film ostensiblement méta, proposant une mise en abyme ludique dans laquelle le héros Jack Slater interagit avec l’image de la star Arnold Schwarzenegger et induit une vraie réflexion vertigineuse se tissant autour des figures mouvantes de la star, du film, de l’industrie et du spectateur, Demolition Man n’est pas de manière aussi évidente un film qui réfléchirait délibérément sur le statut et le devenir du cinéma de divertissement et spécifiquement du film d’action construit autour de stars bodybuildées. Mais ce qui est certain, c’est que l’ouverture du film – tout comme celle de Last Action Hero – montre le héros type du cinéma d’action des années Reagan vaincu et puni pour les conséquences de ses actes irréfléchis. On le verra, Demolition Man, s’il n’est peut-être pas un film « meta », est – à l’image de son premier plan sur les lettres de Hollywood en flammes – une gigantesque prophétie, non seulement sur le devenir du cinéma d’action, mais également, d’une certaine manière, sur celui de la société en général. Concernant le cinéma d’action et son héros emblématique, la conclusion du pré-générique vise en tout cas juste et se montre d’une assez perturbante lucidité : les héros virils et réactionnaires des 80’s, ayant généreusement débordé sur les 90’s, ne vont pas tarder à être mis au congélateur. En 1996, année où John Spartan est figé dans la glace, Stallone sort son dernier film d’action de grande envergure produit par un studio (Daylight) avant de se lancer dans une quête de crédibilité avec Cop Land puis de traverser un gros passage à vide pour revenir au début des années 2000 dans des séries B qui passent presque inaperçues. Demoliton Man entérine non seulement la fin d’une certaine idée de l’action-hero mais prévoit également la possibilité de son retour providentiel plusieurs années plus tard. John Spartan n’est pas condamné à mort, mais bien à se réveiller des lustres plus loin, dans une autre époque. De la même manière, les stars du cinéma d’action des années 80 et 90, Stallone en tête, ressortiront du congélateur des années plus tard pour goûter à nouveau au succès et à l’adhésion populaire, à l’aube des années 2010. Ce sera d’ailleurs Stallone qui sera aux manettes de cette grande entreprise de dégel collectif, avec le premier Expendables, objet bâtard et foutraque qui muséifie ses anti-héros autrefois demi-dieux du cinéma de divertissement – Stallone lui-même, Schwarzie, Dolph Lundgren, Bruce Willis, mais également Jean-Claude Van Damme, Chuck Norris et même Mel Gibson ou Harrison Ford dans les volets suivants – et devenus malgré eux des bêtes de foire, des « freaks » hors normes sacrifiés sur l’autel hollywoodien mais toujours bien déterminés à renaître de leurs cendres.

La castration du héros viril

Après le générique de début mettant en scène la cryogénisation de John Spartan, l’action de Demolition Man fait un bond de 36 ans pour entrouvrir le rideau sur une société beaucoup plus propre où les flammes sont éteintes depuis longtemps. Le premier plan suivant l’ellipse montre d’ailleurs une main qui frotte le givre recouvrant le compteur de l’appareil de cryogénisation, comme pour entériner le fait qu’au feu des premières séquences et de la fougue du film d’action survitaminé en général s’est substitué une froideur totale, une glaciation de la société, au propre comme au figuré. Dans cette dystopie d’apparence « baba cool » où les hommes portent des robes et les rapports humains sont d’une courtoisie irréelle, tout manquement au code de civilité établi par une sorte de gourou charismatique « new age » sera puni d’une amende ou d’un rappel à l’ordre administré par des gardiens de la paix qui n’auront jamais mieux porté cette dénomination. Dans cet univers de papier glacé où reflue parfois ce qui a été consciencieusement enterré – tous les parias qui ont refusé de se soumettre à la dictature de la propreté et qui peuplent maintenant les égouts de la mégalopole San Angeles –, un phœnix s’apprête à renaître de ses cendres puisqu’une des premières scènes montre l’affreux Simon Phoenix être sorti, sans que l’on comprenne bien pourquoi, de sa cryogénisation que l’on pensait quasi éternelle. Il revient, et il est encore plus méchant, d’autant plus qu’il semble inconsciemment maîtriser tous les codes pour faire son chemin dans cette société qu’il est censé ne pas connaître. Plus violent que jamais, Phoenix déboussole très vite la police du futur, en aucun cas formée à réagir à cette violence qu’elle ne connaît pas, dont elle ignorait même jusqu’à l’existence. Dans la stupéfaction générale, deux voix se font entendre et apportent une solution au problème : celle d’un vieux de la vieille revenu de tout et, surtout, ayant connu l’époque où ce déferlement de violence était monnaie courante, et celle de Lenina Huxley, jeune fliquette nostalgique d’une période qu’elle n’a donc pas connue – les 90’s – mais qu’elle idéalise à travers les relents pop-culturels qu’elle en a. Leur panacée : pour contrer Phoenix, aucun autre moyen que de faire revenir son ennemi juré, le Demolition Man en personne, John Spartan.

John Spartan (Stallone) trouve une alternative aux coquillages dans "Demolition Man"
© Warner Bros. France

C’est ainsi que l’action man ultra violent des années 80-90 est parachuté dans tout ce qui lui fera forcément horreur : une ville lisse préfigurant les simulateurs de vie désincarnés façon Sims ou Second Life, dans laquelle tout débordement de testostérone est mal vu, voir puni. Le héros viril est doublement réprimandé dans Demolition Man. Non seulement, il a été figé dans la glace pour avoir suivi une fois de trop ses instincts guerriers, mais en plus il se réveille dans une société castratrice qui le coupe dans tous ses élans naturels, y compris les plus primaires et nécessaires. Ça commence très fort : peu de temps après avoir été décongelé et mis au courant – vite fait – de la situation globale, c’est un Spartan engoncé dans un bel uniforme flambant neuf de flic inutile qui demande tout penaud à Lenina Huxley – laquelle sera, c’est décidé, sa référente directe, guide et traductrice dans ce pays étranger qu’est le San Angeles de 2032 – comment pallier à ses besoins les plus nécessaires quand, dans les lieux de commodités ne trônent en lieu et place des bonnes vieilles feuilles de papier toilettes que trois coquillages fièrement disposé sur une étagère. Première indisposition pour Spartan : la constipation. Après s’être fait chambré par d’arrogants blancs-becs qui s’amusent que l’on ne puisse pas savoir se servir des trois coquillages, Spartan s’en va discuter avec Zachary Lamb, le « vieux de la vieille » et donc une vieille connaissance, pour vite s’apercevoir que dès qu’il prononce un gros mot – par exemple « damn » ou « shit » - un verbalisateur automatique le rappelle à l’ordre en lui sortant une amende imprimée sur un bout de papier. Deuxième contrariété : la politesse forcée. Voilà qui commence à faire beaucoup pour le mâle alpha qui n’a pas l’habitude d’être à ce point brimé. Mais soudain, une lueur se fait dans l’esprit de Spartan et un sourcil se lève sur le faciès de Stallone : ce distributeur de papier va lui permettre de contourner l’usage improbable et potentiellement douloureux des trois coquillages. C’est donc parti pour une petite séance de vulgarité gratuite devant une machine distribuant du papier à tout-va et les mines déconfites de nouveaux policiers atterrés. Spartan/Stallone n’aura pas mis longtemps à subvertir les règles de ce monde qui ne lui plaît pas, mais le chemin est pourtant encore long avant un retour à la normale.

La troisième grande indisposition qu’aura à endurer le héros ne sera ni plus ni moins que la frustration sexuelle. Au fur et à mesure que Spartan découvre les lieux et l’époque, enquête et poursuit Phoenix, il tisse des liens avec ses partenaires providentiels, les officiers Lenina Huxley et Alfredo Garcia, mais c’est surtout avec la première que les points d’accroches sont les plus forts, celle-ci se montrant de moins en moins indifférente aux débordements virils du « néandertalien » Demolition Man. Au terme d’une soirée passée socialement à deux, Lenina invite Spartan à la rejoindre dans ses appartements et lui propose le plus naturellement du monde de « faire l’amour » (« have sex », dans la version originale, est une dénomination plus appropriée à ce qu’elle semble avoir en tête à ce moment précis), ce qu’un homme qui se respecte et qui vient de passer 36 ans dans la glace ne peut évidemment pas refuser, en tout cas pas lorsqu’il est incarné par Stallone. C’est un Spartan tout feu tout flamme qui s’apprête à relever le défi lancé lorsqu’il se rend compte qu’il a été dupé. Lenina lui fiche un casque sur la tête avant d’en enfiler un à son tour, ferme les yeux et se lance dans une séance de sexe virtuel par télépathie, que Spartan subit sous forme de flashes stroboscopiques que ne supporterait aucun épileptique. Excédé, il enlève son casque et tente de revenir à des interactions plus charnelles, comme au bon vieux temps, ce qu’une Lenina dégoûtée rejette en bloc avant de renvoyer le malotru dans ses pénates. Bien évidemment, Spartan parviendra à ses fins avec la charmante policière, mais uniquement au terme de ses aventures dans le futur. D’ici là, il devra encore souffrir quelques déconvenues et sera le témoin d’aberrations en tous genres. Pas de sexe, pas de viande, pas de sel, pas d’alcool, pas de tabac, pas de divertissement autre que des jingles publicitaires devenus des tubes radiophoniques, Schwarzie président, tout cela est plus que ce que Stallone ne peut endurer. Dans toutes ces scènes emblématiques où il est le témoin passif de tout ce qui, pour lui, ne fonctionne pas dans cette société aseptisée, l’acteur surjoue la surprise, endosse avec bonheur le rôle de l’ingénu tel un cabotin sympathique qui se fait ainsi le double d’un spectateur supposément acquis à sa cause, et pour qui toutes ces révélations sont, par distanciation, l’occasion de bonnes tranches de rigolade bon enfant.

C’est que Stallone va assez loin dans le spectacle sacrificiel du has been médusé, du mâle blanc réactionnaire bousculé dans ses convictions qu’il pensait légitimement ancrées à une société qu’il ne voyait pas évoluer. Tous les réflexes virils et machos de l’action star des années 80 se retournent contre lui d’une manière ou d’une autre. Par exemple, lorsqu’il refuse de se faire conduire par Lenina dans une réaction machiste bien connue, il se retrouve mari à la place du conducteur, devant un système d’écrans et une voix électronique desquels il ne sait évidemment rien faire, l’obligeant à retourner, tout penaud, à la place qui lui était initialement dévolue sur la banquette arrière. Plus tard, il retentera sa chance au « volant » de la voiture mais ne ravira la place du conducteur à Lenina qu’après avoir lui avoir offert un beau pull en laine qu’il aura lui-même confectionné la veille. Durant le trajet en voiture, la jeune femme apprendra à John Spartan que le don de coudre lui aura été « injecté » ou transmis durant sa période de cryogénisation. Alors qu’il pensait avoir regagné un peu de virilité, Spartan est de nouveau castré en apprenant qu’on a fait de lui, selon ses termes, « une couturière ».

Demolition Man, film prophétique

Si la satire mise en place par le scénario de Demolition Man, et entretenue par la persona de Stallone en contact avec des situations qui lui échappent et le dépassent, est forcément empreinte d’une certaine dose de conservatisme, cette satire de droite n’en est pas moins constituée d’observations et de réelles critiques qui pourraient tout à fait être mises à l’actif d’un argumentaire de gauche. De là à dire que Demolition Man renferme tout et son contraire afin de plaire au plus grand monde ou plutôt de ne choquer personne, il n’y a qu’un pas. Mais c’est finalement l’aspect prophétique du film qui rend ce melting pot idéologique plus digeste que prévu, justement parce qu’il fait principalement des observations, appuie sur des détails presque factuels, objectifs, et que la lecture qu’on y appose dépend au final de l’idéologie du spectateur lui-même. On pourrait rassembler toutes ces observations, ces petits détails soulevés par le film sous une appellation englobante : de manière générale, Demolition Man opère une critique bien sentie du politiquement correct et de la « bien-pensance ». La volonté de réguler le mode de vie et la pensée des gens – « pour leur bien » – dans la société décrite par le film, ce San Angeles de 2032, aboutit finalement à les empêcher et à les forcer : ils ne peuvent plus dire ce qui leur passe par la tête, plus manger ni boire ce qu’ils veulent, plus forniquer comme ils le désirent, n’ont pas la possibilité de choisir ce qu’ils consomment, et sont par conséquent infantilisés, réduits à l’état de gamins dociles, à l’abri de tout débordement, et pour qui le comble de l’amusement est de fredonner des chansonnettes idiotes et « bon enfant ».

Cette idée est résumée et grassement soulignée dans un monologue débité d’une traite par Edgar Friendly (Denis Leary), le personnage de renégat, celui qui refuse de se soumettre à cette société aseptisée. Face à un John Spartan qui, à ce moment-là, représente encore la force et l’oppression ne serait-ce que par sa stature et l’uniforme de gardien qu’il arbore, Friendly sert la diatribe suivante : « I’ve seen the future. You know what it is ? It’s a forty-seven year old virgin sitting around in his pijamas, drinking a banana-broccoli, singing I’m a Wiener. ». On entend bien là le scénariste derrière le personnage ou derrière l’acteur, comme c’est le cas pour n’importe quelle « punchline » ou bon mot dans un film très écrit. Celui qui a pondu cette saillie est certainement très fier de son travail, mais puisqu’il ne sera jamais clairement identifié – il y a trois scénaristes crédités sur Demolition Man, impossible de savoir qui a écrit quoi – attribuons tout de go sa paternité à Hollywood, cet Hollywood des années 90 qui prédit son propre incendie dans ce film prophétique, ou encore à l’époque elle-même, qui se voit doucement décliner. Peu importe finalement d’où viennent les mots. Ce qui est difficilement niable, c’est que certaines des assertions de Friendly sont vérifiables près de trente ans après l’année de production du film, certaines des prophéties faites par Friendly et par le film dans son ensemble s’étant bel et bien réalisées(1).

John Spartan (Stallone) en compagnie de sa partenaire Lenina Huxley (Bullock) dans "Demolition Man"
© Warner Bros. France

Au-delà de la critique du politiquement correct, au final un grand classique qui revient inlassablement sur toutes les lèvres depuis plusieurs décennies et qui reste audible à des degrés divers, selon que le curseur de celui qui l’émet se trouve plus ou moins à droite, le film élabore également une critique encore plus sociétale – et également récurrente – qui n’a pas non plus beaucoup vieilli : celle du fossé entre deux strates de la population, l’une de plus en plus pauvre et l’autre de plus en plus riche. Dans Demolition Man, cette dimension prend un aspect très « terre-à-terre » puisqu’il montre une société divisée entre ceux du haut et ceux du bas, ceux qui vivent au sol et ceux qui vivent dans les égouts, les seconds ayant refusé de se soumettre aux lois des premiers et ayant été de fait relégués là où ils ne sont carrément plus visibles. De temps à autre, les invisibles refont brièvement surface pour se rappeler à la mémoire de ceux qui les ont enterrés ou simplement pour subvenir à des besoins aussi essentiels que de se nourrir, mais ils sont aussi vite renvoyés là d’où ils viennent. Cette allégorie très claire est d’autant plus compréhensible et assimilable de nos jours – trente ans après, donc – qu’elle est probablement encore plus pertinente lorsque mise en rapport avec une réalité toute actuelle, et que, sur le plan de la fiction, elle renvoie aussi à des films nettement plus récents – des films de genre également – qui l’ont utilisée de manière tout aussi évidente, voire plus, mais surtout éminemment plus théorique, à savoir, par exemple, Us de Jordan Peele ou encore Parasite de Bong Joon-ho.

Même si elle met en exergue quelques points, quelques « critiques » d’ordre général, difficilement contestables, la satire politique proposée par Demolition Man est loin d’être exempte de défauts et se montre très souvent ambigüe quant à son réel positionnement sur un échiquier politique fantasmé. Le propos politique du scénario est souvent flou car mal défini et fait de composites idéologiquement hétéroclites qui ont forcément du mal à cohabiter. On y retrouve par exemple à l’occasion les vieux démons de l’Amérique réactionnaire de l’époque Reagan qui voit des rouges partout. Pour pointer que la dictature de la bien-pensance érigée par le Docteur Cocteau à bel et bien des relents bolchéviques, les scénaristes n’ont pas trouvé plus parlant que d’affubler certains personnages de noms ou de prénoms à forte « consonance » communiste – dont le plus évident est celui de Lenina Huxley, association bienvenue d’un dirigeant communiste (Lénine) et d’un auteur de science-fiction ayant décrit une société dystopique (Aldous Huxley, dans Le Meilleur des monde, CQFD). Cette résurgence d’un profond sentiment anti-communiste, et les références en forme de clins d’œil à des noms qui titillent l’inconscient collectif, mène à un amalgame systématique entre fascisme et communisme, résumé par une réplique de Spartan lorsqu’on lui soumet une fois de plus un élément lui apparaissant comme un dysfonctionnement et une atteinte aux droits les plus élémentaires : « This fascit crap makes me wanna puke. ». Pour les anti-américains, cette saillie d’une grande bêtise est du pain béni et tendrait à prouver à quel point les « subtilités » entre fascisme, communisme et socialisme sont difficilement compréhensibles pour un cerveau « américainement » constitué. Mais, pour le coup, le fait d’avoir placé cette réplique dans la bouche de Stallone n’est pas si idiot, puisqu’il assoit à nouveau l’acteur dans son rôle de figure emblématique des années 80, dépassé par l’environnement qu'il est malgré lui amené à arpenter.

La place de Stallone dans le film n’est jamais confortable pour l’acteur car il représente constamment celui qui est dépassé, qui ne comprend rien à rien, sur tous les plans. Non seulement, Spartan n’y connaît rien en politique mais il ne semble pas avoir une vision très ouverte des rapports humains, notamment entre hommes et femmes, comme on a pu le voir. Et, cerise sur le gâteau, il ne comprend rien non plus à l’évolution de l’industrie du divertissement, peinant évidemment à assimiler que la pub soit devenue le seul divertissement valable. En faisant de Stallone le témoin médusé d’une société en apparence parfaite mais finalement parfaitement dysfonctionnelle, surtout selon les normes de l’American Way of Life, Demolition Man utilise le représentant parfait de la pop culture de son époque pour être le juge d’une société dystopique qui a justement fait de cette pop culture-là une pièce de musée à laquelle on se réfère, qu’on idéalise parfois ou qu’on critique gentiment. Quand Simon Phoenix veut retrouver une valeur sûre de l’époque de sa gloire, à savoir les armes, il doit se rendre dans un musée, lequel a disposé derrière des vitres en triple vitrage les restes de cette époque barbare révolue, dont les armes sont probablement l’élément clé. De même, la fascination de Lenina Huxley pour les 90’s s’exprime également par une entreprise de muséification dont on peut être témoin lors d’une scène se déroulant dans son bureau. On peut y voir notamment une affiche du film L’Arme fatale 3 – sorti un an plus tôt que Demolition Man – ou encore des posters de concerts de hard rock ou des figurines de Batman. Lors de cette scène, son collègue pacifique et légèrement benêt Alfredo Garcia – ironiquement nommé d’après un film assez violent de Sam Peckinpah – lui reproche gentiment d’être fascinée par une époque révolue dans laquelle la violence la plus primaire présidait à tout, y compris au divertissement de masse. Lenina Huxley réplique alors que ce qu’elle aime dans cette époque qu’elle n’a pas connue, c’est justement ce qu’il manque dans la sienne, à savoir de l’action.

Et il est vrai que la société mise en place par le docteur Cocteau a supprimé tout accès à l’action, par quelque moyen que ce soit : les armes sont dans des musées, les robes que portent la majorité des hommes les empêche logiquement de pratiquer un sport, et il semble ne pas y avoir de cinéma pour aller y glaner un peu d’évasion dynamique. En fait, les seuls éléments de la culture populaire d’antan qu’a gardé cette société semble être les plus légers, voire les plus abêtissants, à savoir une chaîne bien connue de restauration rapide - Taco Bell dans la version originale, Pizza Hut dans une version plus internationale – ou encore les jingles publicitaires devenus des tubes radiophoniques et qui semblent constituer la seule musique audible. En gros, la société de 2032 n’a gardé de la fin du vingtième siècle que le pire. Si cette société futuriste est présentée comme s’étant bâtie en réaction avec ce qu’il y avait avant, cette fin de siècle qu’elle tient en horreur, elle renferme également en elle une fascination ambigüe pour certains de ces aspects les plus commerciaux, que ce soit donc à travers le personnage de Lenina qui regrette l’action made in Hollywood ou par ces jingles publicitaires devenus des classiques, des « oldies ». La vision faussement rétrospective que propose Demolition Man sur la société du spectacle de sa propre époque a cela de particulier qu’elle appuie sur certains points douloureux et met en exergue quelques-unes de ses tares, mais offre également un regard nostalgique sur celle-ci, comme s’il était conscient de sa fin imminente. In fine, et de façon assez prévisible, le film préconise tout de même un retour à la normale, à ce qu’il considère comme les fondamentaux du divertissement, lesquels s’incarnent finalement dans des corps humains, parfois hors-normes, mais qui ressentent en tout cas des affects et arborent les marques de réactions physiques.

Lors du climax final, Simon tente de piéger Spartan avec toutes sortes de technologies futuristes, d’appareils télécommandés ou autres armes à laser, dans le laboratoire de cryogénie qui sert de théâtre à leur affrontement. Et ce n’est que lorsque toutes ces armes technologiques sont neutralisées que Spartan, donc Stallone, peut reprendre le dessus sur son adversaire dans un mano a mano plus strictement physique. C’est un grand classique du film d’action, caractérisé entre autres par ce dernier acte en forme d’affrontement cathartique, mais cette mise à nu des deux opposants, débarrassés le temps de quelques minutes de leurs attirails guerriers, prend tout son sens ici, dans ce Demolition Man qui semble, de manière à la fois lucide et désenchantée, marquer le chant du cygne d’un film d’action « à l’ancienne » et de ses stars emblématiques, dépassées par d’autres types de divertissement, d’autres figures héroïques. Que l’on regrette ou non la disparition progressive de ce type de divertissement – ou que l’on ne s’en préoccupe pas trop, d’ailleurs –, Demolition Man peut apparaître aujourd’hui, rétrospectivement, comme une sorte de prophétie sur ce qui était alors un futur possible de la société du divertissement – et de la société, en règle générale – mais qui ressemble de plus en plus, avec le temps, à une réalité tangible. Cette prophétie hollywoodienne que fait le film, cette chronique d’une mort annoncée doublée de l’annonce d’une vague de nostalgie tardive, va effectivement se vérifier quinze ans plus tard avec le retour des héros musclés oubliés, dans The Expendables. L’utilisation de Stallone comme prophète providentiel dans Demolition Man n’en apparaîtra dès lors que plus pertinente et sa redécouverte que plus savoureuse. La relecture du film en tant que prophétie malgré elle, que vision éclairée du futur, apparaît encore plus pertinente à la fin des années 10 ou au début des années 20, tant sa vision de la société dans son ensemble, même si forcément biaisée par un point de vue légèrement droitier, aura visé juste sur pas mal d’aspects.

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