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La frontière mexicaine aux USA dans De l'autre côté
Esthétique

« De l'autre côté » de Chantal Akerman : Sur-réalisme

Guillaume Richard
Un lien existe-t-il entre De l’autre côté et la peinture de René Magritte ? Si c'est le cas, il faudrait alors qualifier certains films de Chantal Akerman de sur-réalistes, puisqu'elle cherche toujours à capter ce qui, dans l'image, s'y loge et la déborde, ce qui la hante et s'y dissémine. Chaque récit que livrent les mexicains face à la caméra rappelle à la vie un fantôme, en l’occurrence un être aimé qui a disparu depuis son passage par-delà la frontière. Le titre du film témoigne ainsi parfaitement de cette volonté de rendre présent l’absence, de faire revenir ceux qui sont passés « de l’autre côté ».
Guillaume Richard

« De l'autre côté », un film de Chantal Akerman (2002)


Ce texte sur « De l'autre côté » est le remodelage d'un travail universitaire de jeunesse très bien noté mais, avec le recul et la maturité gagnée en vingt ans d'écriture, forcément inabouti, tant dans le style que dans l'objet de sa comparaison. Il conserve néanmoins quelques idées intéressantes, d'où sa reprise pour notre cycle consacré à Chantal Akerman. Nous avons corrigé autant que possible les imprécisions et autres vacuités. La grande question du texte initial était de savoir quel lien entretenait Chantal Akerman avec le surréalisme belge. Cette question a priori incongrue révèle pourtant un parallèle stimulant entre deux regards et deux esthétiques moins en opposition qu'il n'y paraît. Si un lien semble possible avec la peinture de René Magritte, il faudra alors qualifier le cinéma de Chantal Akerman de sur-réaliste, puisqu'elle cherche toujours à capter ce qui, dans l'image, s'y loge et la déborde.


I. Frontière

Dans De l’autre côté, Chantal Akerman place sa caméra aux frontières qui séparent les Etats-Unis et le Mexique, dans un No man’s land d’où elle contemple l’évolution d’un territoire qui, sous son regard, apparaît avec une étrange porosité. « In each of these films, Akerman explores the theme of home(lessness), belanging and the spatial inscription of identity » (1). Au fond, ce que prouve encore ce film, sorti en 2002, c’est que Chantal Akerman n'a jamais cessé d'arpenter des territoires où les problèmes humains et sociétaux s'actualisent. Elle cherche, au creux des choses et dans les cendres du temps, l’expression profonde de ces idées, de leurs difficultés, de leur rapport à l’histoire et à la mémoire. Ce mur qui sépare les mexicains et les américains en rappelle d’autres qu’elle a longuement filmés (en Europe de l’Est ou en Palestine) ou convoqués dans ce qu’ils avaient pour elle d’irreprésentable parce que logés dans un silence personnel et familial (les camps de concentration, bien entendu, et les ghettos).

Dans De l’autre côté, deux cultures et deux modes de vie s’opposent, tout comme deux langues bien distinctes n’entrent jamais en communication. Lorsque Chantal Akerman pose sa caméra sur la frontière américano-mexicaine, c’est d’abord pour parler des hommes et des femmes qui y survivent pour ensuite convoquer les spectres de ceux qui ont disparu et ceux de la grande histoire. Car, s’il y a bien un élément qui prouve le détachement de Chantal Akerman face à une assignation à un territoire et à cause précise, et à toute forme de réification, c’est la posture mouvante au départ de laquelle elle explore toujours le monde : She doesn't belong anywhere. Chantal Akerman est une cinéaste en exil, même dans son propre pays, qui porte malgré tout une conscience du monde, à la fois de son passé et de l'insoutenable présent qu'elle enregistre dans sa violence sourde. C’est une cinéaste déracinée qui ne cherche pas à s’implanter, à tout prix, ailleurs. Elle cherche toujours, à travers ses voyages, l’utopie de la maison, du refuge, « It’s not that Akerman leaves home ; instead, home becomes displaced, and Akerman begins to explore the concept of home through her film »(2). Cette recherche se traduit toujours par l’expression d’un impossible, d’une réconciliation à jamais reportée.

Parce qu’il parle avant tout de l’absence et des effets du temps, De l’autre côté, par sa facture formelle et esthétique, échappe à la simple thèse du problème de communication. Au lieu d’en parler directement, il met en scène la question de la frontière en travaillant sa visibilité. Ce traitement esthétique, à mille lieux des clivages et des formes courantes, est lié à la posture morale d’un regard déraciné. Chantal Akerman ne cherche à « rien posséder de l’espace qu’elle traverse »(3) puisque « le vrai est nulle part. Ce qu’elle constate, c’est le tremblement à ses bases »(4). Autrement dit, les choix formels adoptés par la cinéaste — travail du temps, de l’espace, de l’apparence, de la subjectivité du regard — découlent d’un rapport à la fois distancié et introspectif avec le territoire et l’espace révélé. Ce qui l’intéresse, c’est encore une fois une histoire de frontière. Non plus la frontière qui sépare deux peuples et deux langues, mais celle qui délimite la représentation. « Face au cinéma traditionnel où l’appareil d’énonciation tend à faire oublier la présence de la caméra, le cinéma de Chantal Akerman radicalise les apparences (…) il est statique, stylisé, entropique, aux portes de la transcendance. À la fois documentaire et fiction, muet et parlant, social et irréel, de notre temps et hors du temps, l’œuvre d’Akerman reste un cinéma des limites, du détournement et du dénuement »(5).

II. Du surréalisme au sur-réalisme

À l'instar de nombreux courants artistiques, le surréalisme n’a jamais cessé de renaître en peinture et dans d'autres arts. Un héritage cinématographique a été perpétué en Belgique où toute une tradition, certes hétéroclite, s'est formée autour d'un cinéma dit poétique incarné diversement par André Delvaux, Jaco Van Dormael, Benoît Mariage, etc. Les films de Chantal Akerman sont-ils surréalistes ? Généralement, cette filiation apparaît comme minime, voire peu commentée. Pourtant, une comparaison approfondie avec les caractéristiques fondamentales et originelles du mouvement, loin des clichés préétablis (excentricité, bizarrerie, etc.), permet de faire ressortir des liens forts.

Selon Catherine Fowler, Chantal Akerman développerait des parentés esthétiques avec la peinture de Magritte. Les deux artistes rendent étranger le familier et offrent par là « an adventure in perception »(6). Magritte et Akerman jettent un nouveau regard sur la matérialité des objets, de l’espace et des individus. Il s’agit bien d’une constante dans son cinéma. La porosité De l’autre côté en témoigne, dans lequel la réalité est montrée autrement, le quotidien avec toute sa variété de détails est révélé dans toute son étrangeté. Ces mots de Magritte correspondent bien à ce travail esthétique : « Je peins l’au-delà, mort ou vivant. L’au-delà de mes idées par des images »(7) ou « Tout cet univers mystérieux est froid. Je ne ressens pas de chaleur dans le vide de l’au-delà. D’ailleurs, c’est l’insensible que j’essaie de transformer en matière. Et cet insensible ne peut être que froid »(8). Chantal Akerman n’entretient-elle pas un rapport assez proche au monde ? Ne cherche-t-elle pas, elle aussi, à palper l’au-delà, à rendre visible l’invisible ? De l’autre côté apparaît assez clair sur ce point : de longs travellings crépusculaires, révélant la nature presque fantastique du No man’s land où la cinéaste se trouve, captent l’étrangeté des situations. Ils traduisent l'étrange poésie des sculptures de la lumière sur l’être du monde. Ce qu’ils donnent à voir, c’est l’au-delà, ramené à la complexité de sa visibilité révélée dans toutes ses nuances. Ce geste correspond à la démarche esthétique du surréalisme : loin de cacher les choses et de rendre floues les apparences, elle amène l’étrangeté au cœur du visible comme un fait naturel de la perception.

Le surréalisme n’est pas un art abstrait, il ne brouille pas les apparences et les identités à la manière de l’impressionnisme. Au contraire, il revendique sa dimension figurative et « réaliste ». Les tableaux de Magritte sont tous lisibles, ou du moins : leur mystère se montre dans toute leur clarté et leur évidence. Ils donnent à voir directement l'étrangeté du monde et des choses, leur insaisissabilité, leur malléabilité. Chantal Akerman comprend très bien cet aspect central de la démarche surréaliste. Elle cherche toujours, à travers une expérience perceptive différente, à créer autrement du sens au départ des personnages, des objets et des paysages qu’elle filme. Elle leur rend tout leur mystère et leur vie propre. Lorsque Chantal Akerman, dans de De l’autre côté, ressaisit l’étrangeté de la lumière, qu’elle soit naturelle ou synthétique, elle rend au monde toutes ses potentialités et sa porosité à partir desquelles du sens ou du jamais-vu peut éclore. Elle capte une idée, une « vision », à l'intérieur du plan. Ainsi, être surréaliste ne signifie pas qu’il faut peindre ou filmer des choses incongrues ou délirantes. Le but du mouvement n’est pas d'abord le décalé, le fantasque et le délire pour eux-mêmes. Magritte nous apprend plutôt que l’art doit saisir l’écart, le mystère, l’incertitude de la chose au moment où elle est perçue. Chantal Akerman adopte une pratique plus ou moins similaire. Par là, elle partage plus d’affinités avec le surréalisme que la plupart des cinéastes belges qui s’en sont revendiqués.

Un migrant mexicain dans De l'autre côté de Chantal Akerman
© Capricci

Surréalisme certes, tel que nous venons de le définir, mais il ne faudrait pas faire l’amalgame avec le réalisme magique. Ce sont deux pratiques très différentes qui ont fortement évolué dans l’histoire du cinéma belge. Le réalisme magique naît bien évidemment des suites du surréalisme et, théoriquement, les deux courants partagent le même goût pour rompre les frontières, transgresser les habitudes et donner une importance considérable à l’imaginaire. La notion de réalité est inévitablement remise en question. Puisque ces deux mouvements sont dépendants, faut-il en conclure que Chantal Akerman développe aussi des atomes crochus avec le réalisme magique ? Ce qui caractérise ce dernier, c’est la matérialisation de la magie ou, plus précisément encore, la transformation d’une pratique de l’observation en un art défini comme poétique. L’irréalité ne surgit plus de l’approche des choses, des lieux et des êtres. Elle devient un langage esthétique qu’on applique à la réalité. Ce n’est donc plus le monde qui se révèle dans son étrangeté, mais le cinéma lui-même qui est magique et vecteur de poésie. De l’autre côté, ainsi que tous les films de Chantal Akerman, dérogent à ce principe qui passe presque pour son antithèse. Il n’y a, à aucun moment du film, l’esthétisation poético-féérique qui caractérise la tradition du réalisme magique belge. C'est pourquoi il serait plus juste d'employer le concept de sur-réalisme. Chantal Akerman s’est toujours détachée de ce trait matriciel de la « belgitude », et il ne fait pas de doute que cette pratique du cinéma l’indiffère.

Chantal Akerman capte plutôt, à partir du monde, l’irréalité et l’au-delà chers à Magritte. Cette irréalité, comme chez le peintre, devient absurde, elle révèle des inepties de sens et elle met le doigt sur l’horreur, qui est aussi montrée frontalement, l’horreur dans son irréalité et son absurdité, qui bouleverse et fait toujours froid dans le dos. Le sur-réalisme d’un film comme De l’autre côté doit avant tout son caractère poétique et politique à sa démarche patiente et son ancrage dans le réel. Cette approche diffère complètement de celle proposée par la plupart des héritiers du réalisme magique belge qui font du décalage poétique leur commerce. Le cinéma sur-réaliste belge, en tant qu’expérience perceptive et métaphysique, ne doit rien à cette horrible marque de fabrique dans l'air du temps, creuse et caricaturale : la belgitude.

III. Le paysage : fantômes et absence

De l’autre côté se déroule sur le terrain d'un conflit comme Chantal Akerman en a filmé beaucoup à travers le monde. Il chevauche une frontière et s'inscrit forcément dans un rapport au paysage. C'est la matière même du sur-réalisme du film. La cinéaste nous donne-t-elle une vision réaliste des paysages ? Que ce soit De l’autre côté où les essais des années 70, tous ces films sont d’abord des objets chirurgicalement construits loin des codes du réalisme. Magritte, encore : « Le monde et son mystère ne se refont jamais, il n’est pas un modèle qu’il suffit de copier » et « Être surréaliste, c’est bannir de l’esprit le déjà vu et rechercher le pas encore vu ». Le travail de Chantal Akerman consiste d’une part à rechercher, dans les corps et le quotidien, ces moments qui dépassent le simple reflet de la réalité. Elle attend que quelque chose se passe dans le plan, d'où le travail sur leur durée ou leur cadrage. Elle cherche ainsi la faille, les écarts et les débordements au sein même du réalisme ontologique de l’image photographique. D’autre part, Chantal Akerman bannit le « déjà vu » qui n’est pas toujours, quoi qu’on en pense, le sujet de ses films. Au contraire, il s’agit plutôt du « pas encore vu » du visible et du quotidien, qui se trouve toujours dans l’écart, l’absence et la dissémination contre le trop-plein de présence, l’identité et le logocentrisme.

Qu’est-ce que représente maintenant le paysage dans De l’autre côté ? Il ne fait pas figure de simple décor. Il n’est pas non plus l’objet d’une attention « réaliste ». Son importance est décisive puisque Chantal Akerman passe autant de temps à le filmer qu’à écouter les témoignages des habitants de la région. « C’est un espace-temps où se marque l’irréversibilité du temps qui agit sur les personnages. Ce ne sont pas eux, à l’inverse, qui agissent à l’intérieur de lui »(9). En effet, les hommes et les femmes qui peuplent ce No man’s land, qu’ils soient mexicains ou américains, sont enfermés dans leurs conditions de vie dominées par une économie restrictive du temps et des possibles. Il y a, pour eux, comme une impossibilité de se dégager de cette situation. Les mexicains filmés n’ont pas d’autre choix que de risquer leur vie en essayant de franchir la frontière. Les américains, eux, semblent prisonniers de leurs préjugés et des idées dominantes que leur inculquent les médias (la crainte du terrorisme, des étrangers, etc.). Ainsi, des deux côtés, les protagonistes sont prisonniers du « paysage », leur champ de possibles est radicalement limité.

Chantal Akerman parcourt la frontière, les dunes, les chemins remplis de barbelés, et puis les choses deviennent étranges, le spectateur pénètre dans un autre rapport au monde, dans un autre régime de sensibilité. Ce que la cinéaste cherche dans ses longs travellings et ses escapades crépusculaires, ce sont les spectres du temps, les traces purement spatio-temporelles de son passage. Chaque récit que livrent les mexicains face à la caméra rappelle à la vie un fantôme, en l’occurrence un être aimé qui a disparu depuis son passage par-delà la frontière. Le titre du film témoigne parfaitement de cette volonté de rendre présent l’absence, de faire revenir ceux qui sont passés « de l’autre côté ». Dès lors, Chantal Akerman filme ces lieux comme des sanctuaires où ressurgit, au détour d’un travelling, le spectre des expériences réussies ou avortées. Le sable et la sécheresse de la région transpirent de l’humain et de la douleur. On s’attend à apercevoir ces êtres disparus, marchant laborieusement pour atteindre leur but. Mais ils ne réapparaissent jamais, il ne reste plus que la poussière de leur passage, leurs traces et les lieux vides qui contiennent encore un peu de présence disséminée. Chantal Akerman filme donc ce que René Magritte appelle l’« au-delà », la faille, la liberté du sens. Elle recherche ce qui n’est pas vu – les fantômes – et ses images tentent d’immortaliser quelques fragments de mémoire évanescente.

Si le cinéma avait les mêmes pouvoirs que la peinture, Chantal Akerman aurait peut-être figuré les mystères qu’elle traque avec les clairs-obscurs de Magritte. De plus, elle semble nous dire : « Ceci n’est pas le Mexique » mais une réalité plus profonde, universelle, intemporelle. À propos d’Histoires d’Amérique, elle dit ceci : « Je voulais un peu montrer ces gens comme des fantômes, comme des images du passé qui ressurgissent, un passé qu’on ne s’attend pas à retrouver dans le nouveau monde. Le film est à la fois réel et irréel, sur une frontière vacillante »(10). Cette remarque vaut tout aussi bien pour De l’autre côté. À la fin du film, Chantal Akerman lit un témoignage d’une personne ayant perdu la trace de sa mère tandis que la caméra filme la route : il ne reste plus que les mots, les récits et les traces pour fissurer le temps et révéler son irréalité. C’est donc là que réside tout l’imaginaire akermanien, radicalement ouvert sur la présence invisible des spectres, les correspondances et la démultiplication du sens.

Il ne faudrait pas réduire le paysage à la simple et unique idée de l’enfermement, même s'il se tisse encore ici quelques liens avec les films de maison de la cinéaste, Jeanne Dielman en tête. Le cadre de vie des protagonistes ne constitue pas un élément scénaristique qui serait la marque fictionnelle d’une autrice. Dans De l’autre côté, Chantal Akerman s’aventure plutôt dans le paysage pour en révéler sa perméabilité, son ouverture au temps et le dialogue intime qu’il entretient avec les fantômes et les traces du passé. Cette quête esthétique se loge au creux des images.

IV. Iconoclasme et subversion

Chantal Akerman pourrait-elle être surréaliste sans partager un goût pour l’iconoclasme et la subversion ? Une nouvelle fois, la question semble incongrue, car la cinéaste, comme on l'a vu, se situe toujours dans une forme de sur-réalisme qui n'a pas besoin d'être subversif par le décalage qu'il imposerait à la réalité. Ce n'est, a priori, pas la langue de Chantal Akerman, sauf qu'il est possible de penser à des films comme Jeanne Dielman ou Les Rendez-vous d'Anna pour avancer l'idée qu'il y a évidemment là des forces affectives et politiques fortes.

Par définition, l’iconoclaste est « une personne qui interdit ou détruit les images saintes, les œuvres d’art » , sous entendu celui qui remet en question les formes dominantes, les systèmes classiques et les icônes. Il en existe différentes formes et nous en définirons uniquement deux, qui renvoient à deux catégories bien distinctes. La première regroupe les iconoclastes au sens propre du terme, c’est-à-dire ceux qui font de la destruction et de la « contestation » le but ultime, avoué et direct de leur art. Le cinéma belge en compte de nombreuses figures : Jan Bucquoy, Noël Godin, Thierry Zéno, Benoît Poelvoorde et bien d'autres. La seconde catégorie concerne les artistes qui n’ont pas pour volonté de briser les images préétablies, mais qui le font indirectement, car la nouveauté de leur art court-circuite les habitudes de réception. Chantal Akerman peut être rangée dans cette catégorie. Bien entendu, celle-ci s’oppose à une tradition et à des codes précis, qu’elle veut détourner pour des raisons philosophiques et esthétiques. Ses choix formels sont assez clairs à ce sujet. Mais son cinéma est bien plus profond, il ne fait pas que renverser des icônes, il construit, explore et partage avec le spectateur de nouvelles expériences sensitives et perceptives.

Dans cette mesure, l’iconoclasme de Chantal Akerman ne ressort jamais noir sur blanc. Il ne fait pas de l’acte de contestation le seul intérêt de ses films. Autrement dit, elle ne fait pas de la « contestation pour la contestation » dans le seul but de proposer un cinéma différent et destructeur. Cette attitude caractérise plutôt les iconoclastes au sens propre du terme qui n’ont parfois rien d’autre à offrir que cette pseudo-attitude révolutionnaire inspirée du situationnisme. Chantal Akerman s'avère être bien plus politique et « subversive » que toute une frange du cinéma belge qui se revendique comme tel. On en revient au même constat que tout à l’heure : elle n’a pas besoin d’être loufoque pour être surréaliste, ni de brûler ouvertement des icônes pour être révolutionnaire. Tous ses films sont des bombes à retardement.

En quoi De l’autre côté est-il subversif ? Il s’agit d’un film sérieux, clinique et qui ne prête évidemment pas à la rigolade. Pourtant, cette faculté que possède Chantal Akerman à renverser les schémas classiques s’impose d’elle-même, par sa radicalité, sa patience et sa maturité, comme contestataire. Par là, elle répond à tous les films, tous les discours et toutes les images qu’elle juge insuffisants dans la description qu'ils donnent du drame humain se produisant à la frontière mexicaine et partout ailleurs dans le monde. Ses choix formels sont donc, en eux-mêmes, porteurs d’un iconoclasme singulier, éminemment politique puisqu'ils redonnent une visibilité à des gens qui n'en ont jamais eue, à tous ces vivants qui errent aussi comme des spectres le long du mur. Pourquoi Chantal Akerman filme-t-elle la lumière ? Pourquoi des travellings et non des discours ? Elle brise certaines conventions dans la représentation des conflits territoriaux. Elle refuse tout un arsenal fictionnel pour privilégier la puissance esthétique des mots, de l’absence et du passage des spectres à jamais errants dans le désert mexicain. Ce n’est donc pas seulement le propos de De l'autre côté qui est subversif, mais aussi sa forme.

Notes[+]