« De bas étage » de Yassine Qnia : La malédiction des forgerons
De bas étage est un petit film qui raconte une vieille, une très vieille histoire, vieille comme Gilgamesh et l'Odyssée, l'Énéide et la Divine Comédie, entre le Mythe d'Er de Platon et Voyage au centre de la Terre de Jules Verne : De bas étage est l'histoire d'une catabase. Descendre dans le souterrain consiste toujours à descendre à l'intérieur d'un monde qui est celui de son corps, le corps de ses organes et de ses images. La jeunesse qui est si puissante et si impuissante a, avec ses démons, le génie de ses blessures.
Les enfants d'Héphaïstos
Quand Mehdi et Thibault s'attaquent à un coffre, leurs mains font des étincelles. Des gerbes de feu chauffent à blanc le visage du premier ; pour l'autre c'est comme une explosion stellaire qui se répand dans le verre de ses lunettes de protection. La dextérité des enfants d'Héphaïstos possède cependant un envers sombre : le monde a pour eux l'apparence d'un souterrain. La chambre de Thibault s'apparente à une cave, Mehdi passe son temps dans sa voiture à surveiller la mère de son fils, le copain M'Barek qui rêve de monter une pizzeria dans un local barré par un rideau de fer finit au trou.
Le don des « coffreurs » est un démon mythique, le malin génie qui les tient en cage au risque de se faire coffrer. Le trou nécessaire aux perceurs de coffre-fort tient si peu en effet de la trouée, encore moins de la percée. Pourtant, les gerbes d'étincelles qui s'échappent de leurs mains outillées ressemblent tellement à la pluie d'or en laquelle Zeus s'est transformé pour féconder Danaé qui a donné naissance à Persée. Les héritiers d'Héphaïstos qui sont des métallurgistes doués sont malgré tout impuissants à forger l'épée pareille à celle ayant permis à Persée de décapiter Méduse. L'or est encore le don de Midas qu'il a entre ses mains avant de se révéler un poison.
Les héritiers du dieu des volcans et des feux ont hérité aussi de la blessure de son infirmité. La malédiction des forgerons les voue à la claudication.
Faire des trous, faire son trou, finir au trou
Il n'est pas interdit d'apprécier les délinquants d'Aubervilliers ainsi. De bas étage essaie en tous les cas de percevoir, à distance des plaisirs virtuoses du cinéma de genre à l'ancienne et des pressions scénaristiques d'un naturalisme convenu, la verticalité paradoxale des perceurs de coffre-fort. Car ceux qui passent par les toits en dominant la ville avec la sveltesse féline des Vampires de Feuillade finissent par descendre toujours plus bas dans le souterrain des réalités confinées et des possibilités asphyxiées. Coffrer est alors la malédiction des techniciens qui, s'ils ont la grâce quand ils passent à l'action, peuvent écoper de la sanction d'une incarcération comme c'est le cas de M'Barek. L'incarcération dévoile au fond qu'elle n'est que l'accentuation vérifiée de toutes celles qui existent déjà : boulot merdique pour Thibault (Perceval perce le Graal avant de préférer la percée du hors-champ) et vie de couple impossible pour Mehdi (roi, oui, mais d'une terre vaine, d'un royaume stérile comme le Roi pêcheur du cycle arthurien).
Faire des trous pour faire son trou peut donc déboucher à l'inverse d'une trouée quand le trou n'est que celui où, faute d'alternatives viables, l'on descend pour s'y enterrer. D'un trou l'autre, on sentirait presque qu'il y a dans un mode d'existence qui ne peut pas davantage durer l'amorce d'un trou à l'intérieur du corps. Celui que les médecins appellent un ulcère et qui serait une autre expression de la blessure au flanc du Roi pêcheur.
Boiteux, De bas étage l'est, c'est son génie et c'est sa malédiction aussi. D'un côté, le film joue dans une surface de jeu bridée par les limites respectives du genre et du naturalisme mais c'est pour refuser d'en rajouter en procédant par réduction, concentration et soustraction. La virtuosité technique n'est en effet jamais l'enjeu d'une surenchère (la première séquence de perçage est magnifique même si en est faible le gain monétaire, la deuxième est interrompue en s'achevant sur l'arrestation du pauvre M'Barek, la troisième en représente la version dégradée avec un triste vol à la portière). Quant aux conflits familiaux et conjugaux, ils tournent en rond mais la répétition épuise aussi toute propension à l'hystérie dont est saturé le cinéma français (Mehdi coincé entre sa mère avec qui il vit et la femme de son fils qui habite chez ses parents est incapable de remplacer l'une par l'autre).
De l'autre, la zone fréquentée par De bas étage, loin de se réduire à une banale représentation de la banlieue, est celle de l'entre-deux et la richesse réelle de son nuancier. Mehdi est un bon père (la scène au jardin d'enfant est très belle, filmée comme un exceptionnel moment de respiration) mais un mauvais compagnon (les interactions avec Sarah se soldent pour lui sur une défaite systématique). Il est à la fois un bon et un mauvais fils (pour sa mère dont il s'occupe tout en la pressant de finir sa vie au bled), aussi un bon et un mauvais ami (pour M'Barek dont l'arrestation est un objet inavoué de culpabilité). Mehdi est enfin un technicien qui refuse l'exploitation salariale incarnée par Sarah, mais sans jouir ni d'un statut légal qui vaudrait pour une forme de reconnaissance, ni d'une appartenance à une organisation qui lui en prodiguerait une autre dans le cadre de l'économie informelle.
Entre deux, une zone grise
L'entre-deux est la zone grise des intervalles minces qui recoupe pour partie la mise à distance des pressions et des réflexes ; elle est celle où un jeune homme de moins en moins jeune achève de vivre une vie impossible où les places occupées sont de moins en moins désirables et les places visées le sont par un désir qui progressivement s'épuise. L'entre-deux prend encore la figure du braque de Weimar, ce chien de race que promène fièrement le frère de M'Barek et dont la robe est d'un gris indéfinissable, gris souris, gris argenté. Une épiphanie qui tranche doucement avec les clichés (le braque remplace l'habituel pitbull comme, ailleurs, une triade de sœurs aux formes voluptueuses tient un bar à alcool), tout en échappant au radar de l'obsessionnel Mehdi parce que la culpabilité lui verrouille la tête en lui faisant peut-être une boule à l'estomac.
L'homme d'aucune place, l'homme sans chez lui, on le retrouve à la fin comme au début du film : dans sa voiture à observer, de loin, la femme qu'il ne rejoindra jamais. Mais il y a une différence notable qui substitue au drame infernal des existences encerclées la boucle de la tragédie : l'homme volontaire à reconquérir ce que le monde lui devrait est entre-temps devenu le sujet solitaire d'une impuissance consentie.
La place en or est un grand motif de cinéma, on le retrouve notamment chez Howard Hawks et Jacques Becker. Yassine Qnia le sait sûrement en bénéficiant du confort d'une production signée Why Not. Mais il n'ignore pas moins qu'en tant qu'enfant d'Héphaïstos, son ancêtre pour se venger de sa mère Héra à l'origine de son infirmité lui a confectionné un trône d'or aux bras articulés qui retiennent prisonnier quiconque voudrait s'y asseoir. Il n'y a pas une scène, il n'y aurait pas même un cadre qui, dans De bas étage, ne témoignerait pas pour les ambivalences de la place en or : désirable quand on ne l'occupe pas ; désirée parce que celle que l'on occupe est indésirable ; place en or pour fuir une prison tout en se révélant cruellement une autre prison.
Il y a un autre enfant de Vulcain dont on a commencé à peine de parler et il s'agit justement de l'auteur du film. Lui aussi revient de loin en venant des souterrains où le cinéma n'est pas l'option facile d'une percée sociale allant de soi. Avant de prouver en trois temps et autant de courts-métrages, Fais croquer, Molii et F430, qu'il est, comme son copain Soufiane Adel, un machiniste doué. Et déjà en indiquant le piège inapparent des places en or : place du réalisateur amateur (Fais croquer), du gardien de nuit d'une piscine municipale (Molii), place somptuaire offerte par la location de la Ferrari (F430). Le technicien qui a suffisamment du génie pour s'envisager en secret comme un coffreur du cinéma français est un forgeron doué se sachant le sujet non moins secret d'une claudication. M'Barek qui jouait dans Fais croquer l'apprenti réalisateur contrarié dans son désir par le rire des copains du quartier a dorénavant pris du bide en incarnant une nouvelle fois le double du cinéaste qui fait ainsi sentir la hantise de la reproduction sociale dont la main épaisse lui caresse la nuque.
Il faut avoir vu tous ses précédents films, si enthousiasmants, pour apprécier dans celui-là la vérité d'une blessure : alors qu'un premier long-métrage s'apparente souvent à un champ d'ouverture des possibles, le sien procède à l'inverse en les refermant. De bas étage est un film coincé qui s'applique cependant, courageusement, à épuiser les conditions de ce qui le coince. Coffrer fait voir le mur plus dur. Mais boiter aura aussi consisté à éviter de tomber en Charybde (le genre et sa virtuosité pour la virtuosité) comme en Scylla (le naturalisme et le systématisme de ses hystéries tantôt sentimentales, tantôt familiales).
Le génie des blessures
Ni Dheepan ni ADN (pour citer deux « gros » films produits par Pascal Caucheteux, le patron de Why Not), De bas étage n'est pas un film de jeunesse et d'ouverture mais de maturité soudaine et de clôture intempestive. Un film d'achèvement des possibles dans le refus des places disponibles. Tout est épuisé, un cycle s'est achevé dans une soudaineté avec laquelle il faut désormais négocier. Le toit où l'on respire à plein poumon en un beau panoramique entre chien et loup ouvre sur la nuit souterraine d'une jeunesse qui se prolonge dans la course à perdre haleine du copain qui abuse des kebabs avant de finir dans les poumons fatigués de son vieux père. Il faut alors repartir ailleurs si l'on ne désire pas être coffré par ce que l'on a voulu coffrer. Faire son trou pour autant ce que ce soit pour les enfants de Vulcain une trouée – contre tout ulcère, une percée. C'est le secret de Polichinelle qui ne ressemble pas seulement à une peluche dans un sac pour bébé : là où il y a une catastrophe, il y a une échappée.
De bas étage est un petit film qui raconte une vieille, une très vieille histoire, vieille comme Gilgamesh et l'Odyssée, l'Énéide et la Divine Comédie, entre le Mythe d'Er de Platon et Voyage au centre de la Terre de Jules Verne : De bas étage est l'histoire d'une catabase. Descendre dans le souterrain consiste toujours à descendre à l'intérieur d'un monde qui est celui de son corps, le corps de ses organes et de ses images. La jeunesse qui est si puissante et si impuissante a, avec ses démons, le génie de ses blessures.