
« David Lynch : The Art Life » : Le marin et la sirène
Au milieu des années 2010 et après l’expérience radicale d’INLAND EMPIRE, on croyait David Lynch perdu, son nom d’artiste figé en marque déposée des industries du luxe, de la méditation transcendantale et de la musique. Avec David Lynch : The Art Life, on le retrouve en toute simplicité comme il a toujours été, double : habitant (le monde matérialisé de ses fantasmes, celui que présente son atelier) et habité (par des visions surgies d’une enfance où le rêve américain pourtant figuré dans la gentillesse exemplaire de ses parents n’aura jamais cessé d’être retourné sur des envers effrayants). Deux fois habité, donc (comme corps actif et silencieux et comme voix relayant des récits et des visions en off ou au micro). Mais deux fois habitant également (notre monde au sein duquel il se sera constitué le sien propre et ses œuvres représenteraient autant d’accès permettant à n’importe qui d’y entrer). Accompagné de son dernier enfant, la petite Lula qui est sa sirène d’enfance, David Lynch s’y montre en vieux marin qui s’apprête alors à reprendre la mer en repartant du milieu, tout le cosmos et ses océans intersidéraux, tout l’univers qui enflera et s’embrasera à nouveau en recommençant notre sidération, une fois retrouvé l’accès au cœur de la forêt de Twin Peaks.
Note de l’auteur : ce texte sur « David Lynch : The Art Life » a été écrit le 21 février 2017, soit plusieurs mois avant la diffusion de la troisième saison de Twin Peaks ; on le restitue tel quel, sans réécriture rétrospective.
« David Lynch : The Art Life », un film de Jon Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm (2016)
Depuis le vaste chantier en forme de géniale aporie déployé par INLAND EMPIRE (2006), sorte de jumeau monstrueux de Mulholland Drive (2001), David Lynch a souvent donné des nouvelles depuis mais ailleurs qu’au cinéma qu’il semble avoir déserté, comme si l’expérience radicale d’INLAND EMPIRE avait épuisé tout son désir de se jeter dans l’aventure d’un nouveau film. Du côté des arts plastiques avec l’exposition « The Air Is On Fire » à la Fondation Cartier pour l’art contemporain en mars 2007, suivie par d’autres expositions de ses œuvres graphiques (au Musée du dessin et de l’estampe originale à Gravelines, à Clermont-Ferrand pour la FRAC Auvergne en 2012, l’année suivante au Centre de la gravure à La Louvière), accompagnées de luxueuses publications. Jusqu’à des réalisations plus circonstanciées sur le plan commercial (une installation pour les Galeries Lafayette en 2009, plusieurs spots publicitaires dont Lady Blue Shanghai avec Marion Cotillard en 2010 pour une marque luxueuse de sac à main, le design d’une bouteille de champagne ainsi que celui d’une boîte de nuit parisienne branchée, le Silencio, inspirée de son modèle dans Mulholland Drive), en passant notamment par un clip pour Nine Inch Nails (Came Back Haunted en 2013). Du côté de la musique par voie de conséquence avec la production, après l’expérience BlueBob en 2001 aux côtés de Danger Mouse et Sparklehouse, de deux disques en solo (Crazy Clown Time en 2011 et The Big Dream en 2013), suivis de concerts aussi rares que prisés. Et même du côté de la « Méditation transcendantale » avec une fondation « pour la paix mondiale et une éducation fondée sur la conscience » créée en 2005 et diverses conférences données à partir de 2009 (dont l’une à Lille en 2010 afin de démontrer – prière de ne pas rire – comment cette méthode déposée de relaxation pourrait contribuer à lutter efficacement contre les violences scolaires).
Pas sûr toutefois que ces nouvelles en soient de bonnes en ce qui concerne le cinéma. Au contraire, le nom de David Lynch semble être devenu depuis dix ans celui d’une marque désignant la transvaluation d’un geste important de cinéma en objet culturel iconique, à l’instar de ce qui est arrivé à Agnès Varda. Un mixte postmoderne de griffe plasticienne et de style de vie mobilisable pour les causes supposément complémentaires de la galerie indistinctement marchande et artistique comme du développement personnel, si homogènes au fond au nouvel esprit du capitalisme. Autant d’activités menées de front comme si elles l’avaient été dans un esprit (forcément) tordu de procrastination, en différant le retour tant attendu à la création cinématographique, seul champ de pratique pour lequel l’autorité symbolique de celui qui d’ores et déjà aura été l’un des plus grands cinéastes du dernier quart de siècle dernier, moins d’ailleurs de Hollywood que des États-Unis, ne se paie que d’un crédit seulement accordé par la communauté de ses spectateurs. En la circonstance, celle-ci se montrerait toujours plus désœuvrée devant une suractivité peut-être symptomatique d’un désœuvrement cinématographique qui aura fait suite à l’échec commercial de INLAND EMPIRE.
Visite d’atelier et reconnaissance divisée
Avant que David Lynch ne finisse par ne plus rien nommer d’autre qu’un logo chic consacré par la confusion entretenue par les industries culturelles de l’art et du commerce, une annonce aura valu comme le plus inattendu des signes de vie, la promesse d’un retour, un vrai. Après une deuxième saison achevée en 1991, une troisième saison de la série culte Twin Peaks est programmée vingt-cinq ans après pour le 21 mai prochain, la mini-série initialement prévue en octobre 2014 passant désormais à 18 épisodes tous réalisés par le cinéaste (le tournage s’est achevé en avril 2016) pour le chaîne à péage Showtime, propriété de CBS. Certains estiment que la troisième saison de cette série est appelée à devenir l’événement télévisuel – audiovisuel – cinématographique de l’année 2017. L’événement tient déjà dans l’annonce faite par Laura Palmer à Dale Cooper de leurs retrouvailles dans 25 ans et la réalisation effective d’une promesse dépassant en la matière toutes les espérances.
Pour faire patienter les plus trépignants d’impatience, on pourra apprécier à sa juste mesure ce documentaire intitulé David Lynch : The Art Life, réalisé par Jon Nguyen (un producteur étasunien vivant à Copenhague et féru de l’œuvre en ayant déjà à son actif la réalisation de deux précédents documentaires, Behind the Scenes en 2005 tourné pendant le tournage de INLAND EMPIRE puis Lynch en 2007). L’entreprise, coréalisée avec Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm (qui en est la monteuse), est aussi modeste que disciplinée à respecter les rythmes particuliers du maître, en s’accordant en effet au tempo de son sujet (vingt-cinq entretiens livrés sur trois années et filmés par un proche qui est également l’un des coproducteurs du film, Jason S.). Le peu de goût du cinéaste pour l’interview classique en forme de question-réponse aura dès lors autorisé l’évocation libre de son enfance et sa jeunesse, des plaines du Midwest au cauchemar industriel de Philadelphie, jusqu’à la réalisation en marge de l’American Film Institute à Beverly Hills de Eraserhead initiée à partir de 1972 et achevée en 1977, la voix-off en parallèle de l’ensemble des plans concentrés à montrer David Lynch au travail dans son atelier jouxtant sa résidence sur les hauteurs de Hollywood Hills.

David Lynch : The Art Life se refuse pratiquement aux entretiens croisés avec des collaborateurs ou des connaisseurs comme à l’illustration mobilisant un montage circonstancié d’extraits de films, à la seule exception de ses deux premiers courts-métrages tournés à mi-distance de la performance plasticienne et du cinéma expérimental, The Alphabet (1968) et The Grandmother (1970). Le documentaire n’a pour seule ambition en vérité – mais elle est tout à fait légitime – que celle de montrer un homme habité. Nous retrouvons en effet le cinéaste, d’abord physiquement puisqu’il est toujours impeccablement rehaussé d’une coupe de cheveux métallique et stylée qui lui donne des allures de James Stewart rock’n’roll quand la voix demeure par ailleurs affectée d’un pincement nasal digne des nasillements d’un canard (animal fétiche, on le sait depuis David Lynch : Don’t Look At Me, documentaire réalisé par Guy Girard en 1989 pour la série Cinéma, de notre temps).
Mais la reconnaissance le montre divisé, dédoublé en deux manières (sans nécessairement coïncider) d’être habité (comme l’atelier où est cité un film fétiche, Le Magicien d’Oz, se double d’un bureau où par ailleurs apparaît une reproduction du Jardin des délices de Jérôme Bosch). La visite de l’atelier conduit ainsi à évaluer ce dédoublement, raccord avec le dualisme fondamental de l’imaginaire lynchien que l’on peut caractériser de manichéen à seulement rappeler que le manichéisme a d’abord été cette religion syncrétique dont le théologien d’origine persane, Manès ou Mani, a prophétisé la lutte entre deux principes égaux et antagonistes, les Lumières et les Ténèbres.
Habité (deux fois) et (deux fois) habitant
Schizo et classe, David Lynch est en effet diversement habité : différemment et en même temps (on comprend mieux pourquoi la monteuse aura été associée au film en titre d’auteure et de réalisatrice).
L’homme est en effet habité à l’image par les diverses activités exigées par son travail de plasticien, au milieu de ses outils, de ses surfaces et de ses matières, comme un petit artisan continuellement affairé à des commandes dont on ne sait si elles viennent d’autres personnes ou de lui-même. Son silence même semble laborieux et Jon Nguyen aura fait savoir que ses écritures silencieuses ont beaucoup à voir avec la nouvelle saison de Twin Peaks. Comme il est habité au son par le récit de situations vécues et ressouvenues pour être relevées comme des événements constituants de la biographie, tous les souvenirs qui sont des points de capiton narratifs en structurant autant la biographie que l’imaginaire même de l’artiste. Pas la peine d’illustrer ce que tous les spectateurs de ses films aisément hallucinent. À l’image, le bonhomme âgé alors de 70 ans ressemble, quand il se tient assis et immobile, à l’une des créatures issues de la « Black Lodge » de Twin Peaks. Au son, la vision d’enfance d’une femme nue sur une pelouse reviendra dans Blue Velvet (1986), le souvenir d’une morgue avec ses cadavres préfigure celles de Twin Peaks (la série en 1990 et le film en 1992). L’autre souvenir d’une ligne blanche d’autant plus stupéfiante avec la consommation de marijuana s’imprimera sur l’ouverture de Lost Highway (1996) et l’image de bûches sciées en compagnie d’un père ingénieur des forêts reliera enfin la plupart des films cités jusqu’au finale d’INLAND EMPIRE.
David Lynch est donc non seulement habité (par des visions surgies d’une enfance où le rêve américain pourtant figuré dans la gentillesse exemplaire de ses parents n’aura eu de cesse d’être retourné sur des envers cauchemardesques effrayants), mais il est aussi cet artiste habitant (le monde matérialisé de ses fantasmes, celui que présente évidemment son atelier). Deux fois habité, donc (comme corps actif et silencieux et comme voix relayant dans un microphone wellesien des récits et des visions). Mais deux fois habitant également (notre monde au sein duquel il se sera constitué le sien propre et ses œuvres représentent alors autant d’accès permettant à n’importe qui d’y entrer).
David Lynch : The Art Life n’ira pas plus loin mais son petit périmètre recoupe tout un univers. Sa modestie lui permet ainsi d’être fidèle à l’archétype lynchien de la pelouse ordinaire révélant comme dans un jeu d’échelles pascalien tout un monde imperceptible, étrange et inconnu, fascinant et effrayant. Le choix de la disjonction du son et de l’image se soutient par conséquent d’une évidence concernant le sens lynchien du discontinu jusqu’au disjonctif et de l’hétérogénéité jusqu’au monstrueux. Le goût régressif pour la matière informe malaxée avec laquelle doit toujours batailler la figure s’y combinant étrangement avec une clarté d’expression au service d’une hyper-précision narrative. De la même façon que les courts-circuits d’un expressionnisme abstrait font chez lui vaciller, sans toutefois la détruire, la tonalité figurative générale dévolue à son goût hyperréaliste.
Les ratés d’un père, l’art d’être grand-père
Le documentaire de Jon Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm, aussi simple et ascétique soit-il, et même strictement accordé à la personnalité toute à son œuvre de son sujet, au point de demander si David Lynch ne serait pas davantage un plasticien ayant fait des films qu’un cinéaste, aura montré beaucoup aussi. On comprend ainsi, dans les silences intermittents de l’évocation biographique, que le monde des visions habitant l’artiste habité par le souci de les matérialiser est aussi celui d’une solitude dont fit probablement les frais la peintre Peggy Reavey, la mère de sa première fille (Jennifer née en 1968) dont il a divorcé en 1974 durant le tournage de Eraserhead.
Une solitude strictement partageable, et seulement à l’image (au son, la chose semble indicible pour la parole de l’hyper-précision lynchienne), par sa dernière fille, Lula âgée alors de quelques années seulement. Sa présence balbutiante et enfantine qui précède le b.a.-ba propre à tout alphabet est en effet exceptionnellement tolérée dans l’atelier d’un père qui pourrait être son grand-père. Ensemble, ils y partagent le secret de l’être comme enfance (une chose parfois incompréhensible pour les parents à l’instar du père de David Lynch qui avait encouragé son fils, relatant aujourd’hui cette anecdote avec un imparable humour pince-sans-rire, à ne pas avoir d’enfant après lui avoir fait découvrir son atelier où il y faisait alor pourrir des cadavres d’animaux). De l’être comme infans (ce silence simplement partagé est l’envers apaisé de l’inaugural Eraserhead et sa vision psychotique de la paternité confrontée au nouveau-né comme à l’irruption du réel le plus traumatique qui soit).
L’art d’être grand-père s’adosse alors à son contraire, les ratés d’un père au lancement de son œuvre.
Lula est la sirène d’enfance d’un vieux marin qui s’apprête alors à reprendre la mer en repartant du milieu, tout le cosmos et ses océans intersidéraux, tout l’univers qui s’embrasera à nouveau en recommençant notre sidération, une fois retrouvé l’accès au cœur battant de la forêt de Twin Peaks.
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