
David Cronenberg avec Lacan : « Je dois donner chair aux verbes puis filmer la chair faute de filmer le verbe ».
Depuis ses débuts à la fin des années 60 jusqu'à son dernier film en 2022, David Cronenberg s'est imposé comme un grand réalisateur de films de genre. Si la complexité de son œuvre est largement reconnue, on évoque aussi souvent sa très grande cohérence thématique. Pourtant, à y regarder de plus près, on retrouve à l'origine de chacun de ses films une trame narrative unique dans laquelle il semble systématiquement puiser. Un peu comme si tous les films de Cronenberg racontaient la même histoire selon différents points de vue...
David Cronenberg et la psychanalyse de Jacques Lacan
« Ça commence par un concept ou un personnage qui est une conceptualisation »
« C'est un processus très plastique, la création des images au lieu d'être conceptuel »(1)
Au commencement était Vidéodrome
Le récit en tant qu'écriture est à l'origine de l'ensemble des films de Cronenberg. « Les images viennent plus tard » nous dit-il. Ses histoires reposent toujours sur quelques personnages occupant des fonctions narratives récurrentes et des concepts psychanalytiques qui vont faire le lien entre les personnages. Dans presque tous les films de Cronenberg nous suivons l'histoire d'un homme sans enfants qui occupera la fonction de Fils. Celui-ci se voit confier un savoir sur le corps par un Père qui va lui permettre de transformer son corps et atteindre une nouvelle jouissance afin de combler le vide qu'il y a entre lui et une femme qui incarnerait La Femme. Il croisera régulièrement sur sa route deux personnages qui le détourneront de sa quête, à savoir le Père alternatif et le Frère.
Pour mieux comprendre ce schéma narratif récurrent prenons l'exemple de Vidéodrome. Ce film est tout à fait intéressant car il est le plus proche de la trame narrative que l'on retrouve à l'origine des films de Cronenberg. Pour le dire autrement, c'est comme si Vidéodrome « contenait » en grande partie les autres films de Cronenberg.
Dans Vidéodrome, Max occupe la fonction du Fils. Il reçoit un savoir, d'abord de la part de Convex (le Père alternatif) par l'intermédiaire d'Harlan (qui en tant que fils spirituel de Convex fait figure de Frère et de rival). L'agent de ce savoir est le fameux signal Vidéodrome qui modifie le corps ainsi que les cassettes qu'on insère dans le sexe apparu sur son ventre. Ces modifications entraînent des hallucinations d'ordre sexuelles mais sont impuissantes à tuer Bianca (le savoir sur le corps féminin du Père alternatif n'en est pas un). Max récupère alors par le biais de Bianca un autre type de savoir, toujours transmis par la cassette, mais qui s'avère cette fois nettement moins décevant et pourrait ouvrir la porte d'un nouveau lieu où un nouveau sexe serait possible(2).
Les œuvres synoptiques
Si l'on essaye d'élargir notre propos aux autres films de Cronenberg, nous verrons que nous retrouvons à chaque fois un protagoniste masculin (sauf dans Rabid et Maps to the Stars), sans enfant (sauf dans The Brood et A History of Violence) mais dans une relation de couple (sauf dans Crimes of the Futur 1970 pour des raisons évidentes et Spider où le couple n'est pas celui du héros mais celui de ses parents).
Ce personnage en rencontrera un autre, détenteur d'un savoir sur le corps de l'autre, généralement féminin, et donc le plus souvent un médecin (sauf pour Vaughan, Nourish et Semyon à qui il est cependant prêté un indéniable savoir sur le corps de l'autre par le protagoniste).
Ce Père transmettra ce savoir, pas forcément par la conscience d'un discours mais le plus souvent par son effet sur le corps au travers d'un agent médicamenteux, d'une idéologie, d'une thérapie, d'un savoir (A History of Violence et Maps to the Stars) d'une information qu'il donne (la prostate asymétrique dans Cosmopolis) ou qu'il ne donne pas (le médecin de Spider le laisse redécouvrir par lui-même l'identité de la femme qu'il a tuée ; Semyon en ne révélant pas que les étoiles sont un piège fait de Nikolai le nouveaux chef, il est ainsi dupé par sa propre duperie mais c'est on ne peut plus normal puisque le savoir du Père est avant tout la croyance des Fils).
Certaines fonctions symboliques seront régulièrement fusionnées dans un seul personnage, voir carrément absentes à l'image même si elles restent actives dans leur fonction narrative. La figure du Père alternatif n'est par exemple, présente formellement que dans Vidéodrome, Eastern Promises, et peut être dans Maps to the Stars. Mais l'existence du Frère rival, laissant plus ou moins fortement supposer l'existence d'un autre père, apparaît dans 12 œuvres. Par exemple dans Spider, le personnage n'a pas de Frère mais il est son propre double et la fin du film nous révèle bien l'existence d'un autre Père dans la figure du médecin, occulté jusqu'aux derniers instants par le père de Spider. À contrario dans Scanners il y a bien deux frères et un seul père mais celui-ci semble double et ne pas avoir confié le même savoir à chacun de ses enfants : deux lignées sont clairement présentes dans le film.
Un corps, cela se jouit
Si on essaye de théoriser un peu ce qu'on a constaté, on peut identifier chez Cronenberg deux types de concepts : des fonctions symboliques qu'il reliera à ces personnages et des concepts psychanalytiques qui serviront de liant entre les fonctions symboliques.
On peut ainsi lister les cinq fonctions symboliques suivantes : Le Fils, le Père, le Père alternatif, le Frère, La Femme. Le Fils sera le protagoniste de l'histoire et se caractérisera comme étant un homme, en couple à un moment de l'histoire, mais sans enfant. Le Père, symbolique ou littéral, sera une figure tutélaire détenteur supposé d'un savoir qu'il transmettra au Fils par le biais d'un agent matériel ou symbolique. Le Père alternatif, peu présent à l'image mais souvent implicitement incarné dans l'histoire, sera le détenteur d'un savoir alternatif, mais sans issue. Le Frère, qui sera souvent un rival, est en fait le fils du Père alternatif car détenteur de son savoir mais soumis aux mêmes impasses conceptuelles. La Femme, et la spécificité de sa jouissance sont les objets de la connaissance du Père. Ou pour être d'ores et déjà plus précis, cette supposée connaissance est la croyance du Fils, le protagoniste, dont nous suivons classiquement la subjectivité dans les films de Cronenberg.
Par ailleurs, Cronenberg qui n'a jamais caché son grand intérêt pour la psychanalyse, va utiliser de façon structurante dans ses histoires deux concepts majeurs :
En premier le Corps au sens psychanalytique, c'est-à-dire le corps dans ses dimensions imaginaires, symboliques et réelles. Pour rappel, dans la psychanalyse lacanienne, le corps imaginaire est celui qui est constitué dans le miroir du regard de l'Autre. Nous voyons comment, par exemple dans Vidéodrome, ce concept est présent dans les corps représentés à l'intérieur des télévisions qui sont citées comme « la rétine de l’œil de l'esprit ». Le corps symbolique correspond à tout ce qui peut être dit, c'est-à-dire qu'il est le corps en lien avec les lois du langage. Là encore on peut évoquer une scène dans Vidéodrome et son commentaire par Cronenberg expliquant que les mutations subies par Max sont en réalité des jeux de mots(3). Cronenberg théorisera d'ailleurs lui-même le lien entre symbolique, corps et représentation : « Je dois donner chair aux verbes puis filmer la chair faute de filmer le verbe ». Enfin, vient le corps réel qui est la part du corps qui échappe à l'image et au discours. Son pointage par le cinéma sera le cœur du travail de Cronenberg et la réussite de ce pointage se manifestera par l'angoisse chez le spectateur. Toujours dans Vidéodrome, la coupure finale qui est censée nous présenter « la nouvelle chair » c'est-à-dire le corps réel est interrompu par la brutale fin du film. On ne peut montrer l'immontrable sauf à dire qu'il n'était finalement pas l'immontrable...
Le second concept que Cronenberg utilisera dans l'ensemble de son œuvre et qui découle de son choix de raconter l'histoire du corps est la jouissance. Formellement, la jouissance est la satisfaction de la pulsion de mort. Nous retrouvons ce lien étroit entre une forme de satisfaction et la mort elle-même dans de nombreux films de Cronenberg, que ça soit les fins de Vidéodrome mais aussi de The Fly ou M. Butterfly par exemple.
La jouissance est très liée au corps, Lacan dira en définition du concept de Corps : « Un corps, cela se jouit »(4), et nous pouvons identifier la jouissance chez Cronenberg dans tous les excès du corps comme les mutations, tumeurs et organes excédentaires qui apparaissent dans toute la première partie de son œuvre. Mais la jouissance a, selon la psychanalyse, une autre propriété fondamentale pour comprendre le travail de Cronenberg. Elle est bien sûr liée à la sexualité mais elle y est liée par la manière dont elle sépare le « masculin » et le « féminin », car il existe, selon la psychanalyse, différents types de jouissance et la jouissance « masculine » se caractérise par son incapacité à rencontrer la jouissance « féminine ». Ce hiatus de jouissances entre les êtres crée ce que la psychanalyse appelle « l'impossible du rapport sexuel ». c'est-à-dire l'impossible d'une fusion qui semble être la finalité des personnages de Cronenberg comme il le dit lui-même faisant le lien entre The Fly et M. Butterfly : « C'est une fusion entre-soi et l'autre » et juste après « incapable de posséder l'autre il s'incarne en les deux ». Ainsi la jouissance fait le lien entre le corps, la fusion et la mort ; qui sera la finalité d'un grand nombre de personnages de Cronenberg.
Les transformations du corps, qui sont les expressions de cette jouissance, prennent différentes formes selon les périodes de l’œuvre de Cronenberg, avec une forte dimension fantastique dans la première partie de son œuvre, et une dimension plus symbolique, voir intérieure, dans la seconde partie de son œuvre. Enfin, ce nouveau corps qui doit lui permettre d'accéder à une nouvelle jouissance se verra systématiquement échouer aux portes de la fusion, régulièrement interrompu par le perçage, réel ou suspendu, d'un coup de feu.
Échapper à la répétition
On peut cependant noter que plusieurs films semblent ne pas correspondre à ce schéma narratif :
Fast company, film de commande devenu culte dans la communauté des nascars pour laquelle Cronenberg n'a jamais caché son intérêt. On retrouve d'ailleurs cette passion pour les voitures dans Crash, Cosmopolis et son livre sur Ferrari.
The Brood, où, même si l'on retrouve certaines thématiques classiques de Cronenberg, la narration est largement absorbée par la situation personnelle de Cronenberg et notamment l’enlèvement de sa fille (nous évoquons ici son ressenti à lui bien entendu) par son ex-femme.
Enfin, son dernier film, Crimes of the Futur 2022, me semble être une sorte de film biographique de Cronenberg où il évoque sa situation d'artiste et le rapport à ses œuvres (Nous avions déjà entrevue une telle démarche dans eXistenZ mais la structure narrative comprenant un film dans le film ne mettait pas aussi nettement l'accent sur ce point). On peut aussi le voir comme une sorte de prequel à sa filmographie puisqu'il est le seul où le médecin est plus jeune que le protagoniste et en sait moins que lui.
Filmer le verbe
Comme le souligne très bien Cronenberg, la mise en image et l'écriture répondent à des logiques et des méthodes différentes. Là où l'histoire, les fonctions symboliques et les concepts se répéteront, la mise en image évoluera nettement de film en film. Nous pouvons identifier deux grandes figures de style en lien avec ses récits qui constitueront l'acte de « filmer le verbe » : La représentation du sexuel en tant que métonymie du corps et de sa fonction ; et la représentation des décors contenants en tant que répétition métaphorique du corps filmé.
Ainsi dans la première partie de son œuvre, le corps transformé crée de nouveaux organes pour filmer et signifier une nouvelle sexualité. Que ça soit le Phallus brachial de Rose ou le parasite de Shivers, ces organes permettent la mise en scène d'une nouvelle sexualité assez consensuelle à l'image (nous ne voyons dans ces deux films que des étreintes) mais où nous savons que les organes cachés mènent une action d'un nouveau genre, indéniablement sexuelle.
Les organes de Stereo et Scanners sont invisibles mais leur existence est incarnée à l'image par les médicaments communs aux deux films. La télépathie devient une nouvelle forme de pénétration et les molécules se voient érotisées (dans Stereo) autour du concept de « sexualité tridimensionnelle ».
Si Rabid proposait de créer une nouvelle sexualité en greffant un phallus sous le bras d'une femme, Vidéodrome est dans une logique similaire en greffant un vagin et un phallus sur le corps d'un même homme. Les plans de ces nouveaux organes sont clairement érotisés ainsi qu'un certain nombre d'objets comme la télévision ou la cassette mais il n'y a pas de plan où tous ces organes fonctionnent ensemble. Et pour cause, l'idée existe mais n'a jamais été tournée comme dit plus haut. Nous reviendrons plus loin sur la « scansion » où comment le Réel irreprésentable est bordé par l'image jusqu'à son éclatement.
Le corps est une croyance
Dans une seconde partie de l’œuvre de Cronenberg, le sexuel est nettement plus essentialisé. N'en sont gardées que la finalité symbolique de la fusion et la jouissance qui y est associé (Dead Ringers, The Fly) sans pour autant qu'un acte sexuel soit représenté. Et de fait, cette nouvelle modalité du sexuel ne nécessite plus forcément un nouveau corps mais uniquement sa croyance (M. Butterfly, Naked lunch, eXistenZ).
Crash fait office de synthèse à la fin de cette période. Avec une image naturaliste, il fait de la transformation des corps une croyance (Vaughan fait à ce titre plus penser au gourou d'une secte qu'à la figure savante du médecin) d'où apparaissent de nouveaux organes, objets du désir mais non sa finalité. Quelque chose échappe encore à ce que l'image peut représenter et les personnages sont condamnés à recommencer.
Dans la dernière partie de l’œuvre de Cronenberg, la sexualité est décrottée de l'acte sexuel. La jouissance, qui est un fait du corps, ne cherche plus à se montrer à l'image au travers d'organes. Elle est la finalité (dans Eastern Promises, Nikolaï finit par prendre la place du Père), la cause (dans Spider, Denis est envahi par la jouissance d'une réalité qu'il ne peut mettre à distance) ou la conséquence (dans Cosmopolis c'est la voiture, projection du corps d'Eric, qui se voit déverser toute la jouissance du monde) mais assume son abstraction même si le corps est toujours la voie unique de transmission de cette jouissance.
Dans Maps to the Stars et dans A Dangerous Méthod, la jouissance reste cependant directement liée à la sexualité. Dans Maps to the Stars, l'agent de la transformation des corps est l'inceste familial qui se manifeste symboliquement par le feu des personnages féminins concernés (Agatha et Christina mais pas Clarice qui n'est jamais représentée en feu et dont la première apparition se fait dans l'eau ! Cronenberg semble nous dire à l'image ce qu'il interrogera tout le film : Havana doute de la réalité de son inceste). Un autre inceste est doublement symbolisé à l'écran par les coups atypiques du père sur sa fille et sa manifestation dans la scène suivante sous forme d'une perte de sang, symbolisation inacceptable pour Havana.

À noter dans ce film la virtuosité avec laquelle Cronenberg met en scène de façon complètement renouvelée certaines de ses thématiques les plus classiques. Par exemple, Agatha nous est clairement présentée en première partie du film comme la victime d'une tragédie grecque portée par l'hubris parental ; mais la seconde partie nous montre que sa violence est ancienne et plus intérieure. L'inceste parental n'est plus alors le catalyseur de son destin mais la croyance derrière laquelle elle se réfugie pour justifier ses actes. On retrouve le schéma signifié plus haut d'une croyance du protagoniste dans le savoir du Père même si nous pouvons remarquer ici que cette croyance doit reposer, pour Cronenberg, sur une base réelle pour fonctionner (Tout comme chez O'blivion et Convex, ce qui sépare Havana et Stafford n'est pas leur croyance mais bien une « vérité »).
À contrario, A Dangerous Method propose une construction bien plus classique avec un Père détenteur d'un savoir (la psychanalyse) ostensiblement sexuel et orienté sur le corps féminin par son objet principal (Sabina). La particularité de ce film sera plutôt de mettre l'accent sur la rivalité entre le Père et le Fils qui était nettement plus implicite dans les précédentes œuvres de Cronenberg. Rappelons, puisque nous parlons de Freud, que dans le mythe de la Horde primitive, la récupération du savoir du Père commence par son meurtre. Or la confrontation directe entre Père et Fils est notablement rare dans sa filmographie (3 films sur 22).
Il y a d'ailleurs une étonnante cohérence entre le récit freudien de la horde primitive et la trame narrative commune à Cronenberg. Dans les deux cas on voit l'histoire de fils qui veulent voler au père un pouvoir qui lui permettent de tisser un lien total avec les femmes. Lacan offre dans ce sens une interprétation intéressante quand il souligne que le pouvoir du père est avant tout la croyance des fils.
Décors et des corps
La mise en scène de Cronenberg et notamment son usage des contenants (en particulier les décors) en tant que métaphore du corps a pour but de la renforcer en répétant la représentation d'un débordement. Les corps hallucinés sont l'objet d'un débordement de la jouissance mais celle-ci est toujours bordée à l'image par un contenant secondaire comme un lieu, réel ou imaginaire, ce qui permet de maintenir la tension du spectateur en la déplaçant. L’enjeu n'est alors plus le débordement de ce nouveau corps qui ne mute pas, mais son perçage, voir sa traversée.
À ce titre on peut remarquer que le second court-métrage de Cronenberg est un huis clos dans une baignoire, c'est-à-dire que déjà les corps et le lieu ne suffisent pas à contenir la jouissance des corps qui s'exprimera par la représentation d'une ficelle débordante, des corps mais pas du décor ni du cadre.
La première partie de l’œuvre est tout aussi parlante sur ce point où les contraintes économiques qui le pousseront à tourner en huis clos deviendront rapidement un choix récurrent. Le lieu clos est alors pensé comme à la fois la projection du corps de ces personnages, mais aussi comme la limite de la transgression car ce corps métaphorique et futuriste, lui ne se transforme jamais. Cronenberg enferme les personnages de ses débuts dans un corps presque étanche contrairement à ses personnages dont les pensées (Stereo) voir les esprits (Scanners) peuvent s’échapper. Presque étanche cependant car si le spectateur est rassuré de voir les débordements de jouissance contenus tout le long du film dans le contenant du huis clos, celui-ci finit par céder et l'histoire se dénoue en extérieur, en particulier dans Shivers et Rabid où les films se terminent par l'angoissante représentation d'un Réel que plus rien ne borde.
Les décors des premiers films se construiront d'ailleurs dans des bâtiments de style brutaliste, représentatif de l'architecture de l'époque (l'immeuble dans Shivers est immédiatement identifiable pour un habitant de Montréal) et donc représentant d'un certain idéal de la modernité. On peut aussi remarquer que cette architecture se caractérise par la présence de matériaux bruts dans une logique minérale en totale opposition avec les transformations organiques des personnages. Seul le minéral peut contenir les débordements organiques des personnages sans être lui-même transformé.
Dans Scanners, une légère variation puisque le corps métaphorique du lieu ne cède pas, bien au contraire, le personnage s'écrase dans son coin entre les murs, mais c'est le corps lui-même qui n'a pas su faire limite, et l'esprit est allé dans le corps de l'autre. Point d’extérieur non plus dans Vidéodrome où la vraie scène de fin racontée plus haut et censée ouvrir une porte vers un ailleurs tout jouissant, est enfermée dans un jeu de poupées russes. L'angoisse du spectateur est triplement bordée par la télé où Max se voit dans une pièce pour, en théorie, accéder à une nouvelle pièce où la jouissance serait (ironiquement) infinie donc limitée par aucun espace. Comme dit plus haut, Cronenberg n'est pas dupe et de même que la télé organique explose au moment de montrer l'immontrable, le générique en fera de même quelques secondes plus tard, laissant le spectateur une fois encore sans cadre ni bords pour contenir sa propre angoisse.
Cadre et contenant
Les premières variations esthétiques apparaissent avec Dead Zone, neuvième film du réalisateur et premier film à intégrer de nombreuses scènes en extérieur. Le cadre utilisé pour contenir l'angoisse du spectateur n'est alors plus le lieu mais la vision de Johnny où se trouve une fois encore un point de fuite donnant son titre au film : la dead zone. Point aveugle pour Johnny mais aussi pour le spectateur à l'image du lieu de fuite des couples de Shivers, la jouissance peut se déverser librement car l'image ne prétend plus la retenir.
Cette question du cadre et des contenants est au cœur du film suivant, The Fly, où le huis clos revient mais dans une version délabrée loin des décors futuristes des premiers films. L'esthétique change mais l'on retrouve cette fonction de contenance jusqu'à l'absurde puisque les deux téléporteurs ovoïdes se trouvent dans un même lieu. Point d'exploits à la Star Trek (pour citer Macary-Garipuy) mais un débordement puissant (la téléportation) que l'on contiendra encore dans un unique lieu réservoir. Les hauteurs de plafond et les pièces immenses de l’entrepôt, entrave à la fonction de contenance, se verront apprivoisées par les singeries de Seth qui ramèneront le plafond dans le cadre et lui permettront de tenir sa fonction de contenant. La fuite, là encore, reviendra comme un éternel retour du refoulé par l'image d'une fenêtre brisée, point d'angoisse d'un Seth tout puissant tenant sa jouissance infinie à portée de main ; mais dont le retour dans le huis clos laisse présager l'impossibilité d'en sortir.
Si Dead Ringers renoue avec les intérieurs stériles des premiers films, les cadres de Naked lunch, M. Butterfly et eXistenZ se rapprocheront de celui de Dead Zone avec la création d'un lieu symbolique halluciné où peut être déversé le trop-plein de jouissance sans risquer (en théorie) la fuite. Mais comme à chaque fois, le retour du refoulé fait céder le cadre. Dans Naked lunch c'est la répétition du meurtre de sa femme montrant sa non-étanchéité, la balle ayant servi au meurtre a transpercé la membrane de l'hallucination pour réapparaître en fin de récit comme passeport pour l'Annexia : le retour à la réalité est ici encore la confrontation avec un Réel inassimilable.
Dans M. Butterfly, c'est la pseudo-croyance (qui est en réalité un mensonge, donc pas une croyance) qui crée un univers fantasmé, parfaitement représenté par la scène du pêcheur chinois offrant une libellule à René comme incarnation du fantasme d'un colonisateur, fantasme relevé par Liling dès leur première rencontre. Tout comme dans les autres films cités, c'est bien le hors champ qui fera éclater le cadre puisque nous ne verrons jamais la scène où Gallimard découvre (disons plutôt que la digue de son propre mensonge cède) la vérité. Cependant, cette scène ne clôture pas le film cette fois et nous permet de suivre les conséquences de cet éclatement jusqu'à la mort de Gallimard, fin logique pour celui qui, ayant enfin fusionné avec sa Butterfly, est emporté par la pulsion de mort.
Un mélange entre lieux réels et lieux hallucinés se retrouvera dans Maps to the Stars où Los Angeles ne nous est présentée que par les lieux emblématiques d'Hollywood, laissant une image irréelle de la ville. Les personnages se déplacent de lieux fantasmés en lieux fantasmés et semblent pris au piège d'un cauchemar qu'ils présentent comme un rêve. Le Hollywood rêvé devient alors leur huis clos comme l'immeuble idéal de Shivers devient leur prison.
La passion de Cronenberg pour les sports automobile fera des voitures un autre objet de projection des corps, en particulier dans la dernière partie de son œuvre. Tantôt érotisée comme dans Crash, ou uniformisée puis malmenée comme dans Cosmopolis, la voiture se présente comme un autre corps de remplacement. Support de la jouissance fuyante à la fin de Shivers elle est aussi le contenant récupérant celle de Denis à la fin de Spider. Extension du corps de Fogarty dans A History of Violence, elle incarne ce corps doublement menaçant pour ce qu'il pourrait faire mais surtout pour ce qu'il sait.
Percer la membrane : l'angoisse
Cette question permanente de la limite (limite de ce qui peut être écrit ou montré, limite des corps, limite des contenants) et de son éclatement sera aussi au cœur de la fin de beaucoup de films de Cronenberg. Le temps du film est en soi une limite et donc un contenant que l'on peut aussi percer. Les fins brutales de certains de ces films que j'assimile à l'acte de scansion du psychanalyste provoquent un étirement du temps pour le spectateur resté du « côté » du film. Plusieurs fois Cronenberg utilise cette Scansion pour couper net un film, c'est le cas dans Vidéodrome, Dead Zone, The Fly, Naked Lunch, eXistenZ et Cosmopolis. À noter que chacune de ces coupures se fait juste après ou dans l'anticipation d'un coup de feu (c'est pour ça que je n'ai pas mis Crimes of the futur 2022 dans cette liste). Le coup de feu, réel ou anticipé, fait alors office d'éclateur du contenant de la jouissance (le corps-décor impossible de Seth dans The Fly, l'hallucination de Naked lunch) parfois même de façon rétrospective (à la fin d'eXistenZ, l’émergence de la violence dans la réalité montre la non-étanchéité de la membrane du jeu).
La tension conservée tout le film est alors déversée en une fois, laissant le spectateur seul, non pas face à du vide, non pas face à un écran noir, mais face à ce qui ne peut être ni écrit ni montré. Là où le symbolique et l'imaginaire rencontrent leur propre limite, c'est-à-dire le Réel ; et l'angoisse qui va avec.
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