« Dark Waters » de Todd Haynes : West Virginia Way
« Dark Waters » de Todd Haynes suit le combat d'un avocat éclairé pataugeant dans les eaux noires des manipulations chimiques et juridiques de l'industrie DuPont. Sa seule chance : puiser dans l'intensité de ce qu'il reste des eaux claires et lumineuses du passé et de ceux qui luttent.
« Dark Waters », un film de Todd Haynes (2020)
Après Carol (2015) et Wonderstruck (2017), Todd Haynes et ses plus proches collaborateurs — Christine Vachon à la production, Edward Lachman à la photographie ou encore Affonso Gonçalves au montage — signent avec Dark Waters un film qui nage littéralement entre deux eaux, celles des eaux noires des manipulations autant chimiques que juridiques d'un géant de l'industrie, et celles des eaux claires et lumineuses des nappes de passé de la Virginie-Occidentale et de la raison d'un avocat intraitable en quête de justice. C'est dans cette opposition que Dark Waters parvient à dépasser le film à thèse auquel il ressemble beaucoup (trop) et qui pourrait presque faire croire que Todd Haynes se lance dans la course aux Oscars. Le film fait d'ailleurs parfois penser à Spotlight (Tom McCarthy, 2015), avec le même Mark Ruffalo au casting, qui rafla l'Oscar du meilleur film en 2016. La structure du film majeur s'effrite pourtant dès la première demi-heure et plusieurs éléments conserveront un pouvoir d'indétermination.
Dark Waters se construit d'abord sur une opposition topographique. La campagne et les modestes patelins de Virginie-Occidentale contrastent avec la grande ville de Cincinnati en Ohio, là où Rob Bilott (Mark Ruffalo), un avocat qui a le vent en poupe, travaille pour un cabinet qui défend de grandes entreprises du secteur pétrochimique. La frontière entre les deux états est plus que jamais symbolique et culturelle. Il est ainsi recommandé à Rob, sur le ton d'une demi-boutade, de ne pas crier sur tous les toits qu'il est originaire de Virginie-Occidentale. Un passé de "bouseux" ferait tache sur sa carte de visite. Mais quand il reçoit dans son cabinet la visite importune de Wilbur Tennant, un fermier rugueux de Parkersburg — une petite bourgade dont il est lui-même originaire — Rob n'hésite pas à prendre l'affaire au sérieux, surtout que Tennant lui dit avoir été recommandé par sa grand-mère. Est-ce ce lien qui produit chez lui un déclic ? Rob est déjà habité par la Virginie-Occidentale avant que le spectateur ne prenne le film en cours. Il se dégage de lui une mystérieuse opacité qui fait entrevoir des liens indéfectibles avec sa terre d'origine qui s'est transformée, sans qu'il ne s'en rende compte, en un monde à l'agonie. Ces liens s'avèreront bien plus importants que sa carrière. Et ce n'est pas non plus une question de laver son honneur mais plutôt de rendre justice à ce monde dévasté par les puissants. La suite, on la connaît : Rob, en chevalier blanc éclairé, va mener un combat acharné contre la firme DuPont pour qu'elle dépollue la région et indemnise les victimes.
Pour débuter son enquête et porter la voix des sans-voix, Rob retourne chez lui, à Parkersburg. Il retrouve les forêts de sa jeunesse et les enfants insouciants qui se baladent à vélo dans ces ruelles typiquement américaines préservées des destructions du temps. Le visage d'une jeune fille souriante le hantera même plus tard quand il le reverra, dans un cauchemar, les dents couvertes du liquide chimique noir qui pollue les eaux de la région. Lorsqu'il découvre l'étendue du désastre chez Tennant, le cimetière de vaches et le chien à moitié fou qui tourne sur lui-même, Rob en devient certain : le paradis de son enfance, qui se conçoit comme une somme de souvenirs baignés de lumière et d'insouciance, a bel et bien été détruit pendant qu'il gravissait les échelons en Ohio. Todd Haynes va alors faire de Rob un voyant, aussi bien tétanisé par ses visions que prêt à les utiliser dans son combat juridique. Un voyant qui ne cessera de souffrir de la perte de sa Virginie-Occidentale. Et quand la neige se met à tomber sur Rob et Tennant dans la prairie aride, contrairement à la séquence hivernale de Carol, ce sont symboliquement des cendres émanant des fumées de l'industrie pétrochimique qui semblent recouvrir les deux hommes.
Dark Waters ne peut être qu'un film sombre où la lumière et les couleurs pastels si reconnaissables du style de Todd Haynes se doivent d'être moins présentes que dans Carol et Wonderstruck. C'est au fond logique et en même temps dommage que la photographie d'Edward Lachman ne travaille pas plus de contrastes. Elle le fait quand même par endroits. On retrouve furtivement les pastels dans une courte séquence où la grand-mère de Rob lui montre un album photo (l'importance de ce lien se trouve encore renforcée). Chacune d'elle a des couleurs pâles, elles concentrent ainsi l'intensité et l'innocence des souvenirs d'un ancien monde tout autant que les affects positifs que la lumière met en exergue contre les passions tristes et la destruction : soit ce que les eaux noires sont en train d'emporter, et aussi tout ce qu'il reste de la Virginie-Occidentale dans le cœur de Rob. Ces eaux claires et lumineuses sont comme canalisées dans les nappes phréatiques du film, recouvertes par les eaux noires et polluées dans lesquelles patauge Rob à l'aveugle. Celui-ci est animé par une « West Virginia Way » qui n'est pas seulement une flamme entretenue par la lumière des souvenirs du passé : elle porte en elle tout l'espoir et tout ce qu'il reste de force d'un monde dominé et presque vaincu, qui va de la plus simple vache au fermier le plus résistant.