Réponse au V(i)ol photographique 2 : Daido Moriyama le Somnambule
Portrait de Daidō Moriyama en chien errant dans les rues du quartier de Shinjuku, ou d'un magnétisme animal parasitant l'œil du voyeur photographique par la déambulation hasardeuse, le foyer focal improbable et le tremblé exécuté par le maître japonais au développement, l'are-bure-boke.
Daido Moriyama : Pudeur de l’impudeur, un voyeurisme photographique sans œil
Daido Moriyama n’utilise pas l’appareil photographique comme outil de mise à distance de l’homme derrière l’appareil. Il intègre le corps du photographe dans la photographie. Le concret de Moriyama, c'est le mode d’être d’un homme en situation. De quoi s'agit-il ? Un autoportrait fameux, produit au hasard des errances, nous l’indique : c’est le chien errant. Moriyama a souvent parlé de ce chien, croisé par hasard, en lequel il s’est aussitôt reconnu. Ce mode d’être conditionne une perspective : celle d’un voyageur aux antipodes du touriste moderne, que celui-ci aime à se fondre dans la masse ou acheter des expériences montées en kit. Il ne s’agit pas d’aller d’un point A à un point B, et de prendre les clichés de tout ce qu’il faut reconnaître « en vrai » ou éprouver « en authentique ». Il s’agit de voyager au hasard, à genoux devant le monde, à la hauteur d'un chien qui ne connaîtrait plus la domesticité.
Errance. Il suffit d’observer Moriyama déambuler dans le quartier du Shinjuku. La chemise est ample, la cigarette n’est jamais loin de la commissure des lèvres, la démarche est souple. Il n’y a aucun embarras à s’arrêter au milieu du flot des individus. Une disponibilité extrême semble caractériser ce corps-réceptacle. L’appareil photographique qui l’accompagne doit être le moins encombrant possible, et quelconque, tant qu’à faire. Il demeurera au poing, et l’œil ne se mettra que brièvement derrière le viseur. Tout est fait pour que ce petit appareil ne soit pas divinisé. Il n’est là que comme prolongement du corps, une main optique qui capterait les corpuscules de matière qui l’avoisineraient. Daido Moriyama saisit ce qui l’entoure, souvent même sans s’arrêter de marcher. Tout est fait pour que l’appareil photographique ne soit pas soumis à l’œil. Ou, du moins, que l’œil de l’homme auquel appartient ce bras qui tient l’appareil ne soit jamais qu’une partie d’un processus plus large engageant l’ensemble du corps en situation.
Dans les photos du vieux quartier chinois de San Francisco prises par Arnold Genthe, toute l’action était hors cadre, après-coup, quand il fallait prendre ses jambes à son cou pour fuir la population en colère (cf. le travail du photographe Arnold Genthe à Chinatown, étudié autrefois dans cette même revue). À l'inverse, Moriyama l’introduit dans le cadre, en ne coupant pas la photographie de l’homme qui fait des expériences. Plus fortement encore que l’art expressionniste qui introduisait le geste et le corps du peintre dans la peinture, Moriyama fait éprouver la photographie comme désir. Ses photographies témoignent en même temps de la plus grande impudeur du photographe et de la plus grande pudeur qui puisse être. Si le quartier du Shinjuku est photographié avec tous les réflexes du voleur et du voyeur – ainsi qu'en témoignent les nombreuses photographies prises à la volée, dans le dos des sujets –, c'est, à la différence de Genthe, au hasard des déambulations et à partir d'un point focal que l'œil du photographe ne pouvait occuper.
Le traitement du nu par Moriyama dans la revue Provoke pousse jusqu'à l'épure le renversement du monde ordonné sous le patronage de l'œil. Provoke est une série de livres photographiques créée en 1968. Elle ne se décline qu’en trois volumes, mais elle a durablement marqué les générations de photographes à venir. Il s'agissait, notamment, de lutter contre la réduction de la photographie à un document. Moriyama y a publié des photographies de femmes nues, après l’amour. Cette série s’intitule Eros, et fut publiée en 1969. Devant ces photographies, les techniciens crient au scandale. Qu’est-ce que c’est que ces gribouillis photographiques ? « Are-bure-boke », répondait Moriyama, une photographie « granuleuse et floue ». Du bruit et un manque de maîtrise disent les techniciens. À leurs yeux, il n’y a là que des photographies ratées : mise-au-point hésitante, sensibilité de la pellicule trop faible, vitesse trop lente, photographies sur ou sous-exposée. Un loupé complet. Plus encore, à la fragilité technique s’ajoute un cadre qui ne se soumet pas à la ligne d’horizon, ainsi qu’un sujet qui n’est que trop peu visible. Comme aujourd’hui avec les marchands de technologie qui voudraient nous faire croire que l’augmentation infinie de détails (la sacro-sainte haute-définition) nous restituera à la fin un « plus de réel », les techniciens auraient aimé que le photographe capte mieux le corps nu de cette femme. Ou, du moins, qu'il circonscrive plus nettement son sujet, ordonne plus nettement le monde sous l'œil qui regarde.
Mais s’agissait-il seulement d’exhiber une femme nue ? Ce sont en réalité deux conceptions de la photographie qui s’affrontent là : que ce soit l’œil qui domine le monde, ou le corps qui s’en affecte. À l’exigence de l’œil, qui veut tout voir, toujours plus, plus précisément, Daido Moriyama substitue une expérience. Il s’agit bien plutôt de capter l’instant de désir, l’interaction encore palpable des corps. Nous ne sommes pas en train de voir le corps de cette femme. Par la technique de l’are-bure-boke, qui est aussi bien un pied de nez à la technique, Moriyama fait tout pour que nous ne le voyions précisément pas. L’œil ne peut régner en maître, ni dans la composition du photographe, ni dans la vision du spectateur. Avec Moriyama, il faut déplacer la perspective, ou plutôt la subvertir par la sensualité de corps vibrants, s'affectant les uns les autres. Le mode d’être, chien errant, qui est là chien désirant, importe plus que la vision. Nous sommes invités à nous connecter à l'agencement désirant dans lequel s'ébat le chien Moriyama. Si quelque chose dérange, c'est plutôt cela : je suis face à une véritable épreuve photographique, une photographie qui sue de désir. Avec cette photographie, plutôt que d’évacuer le problème de l’impudeur photographique par le document ou l’image, ainsi que le faisait Arnold Genthe, Moriyama l’affronte pleinement en construisant une sorte de voyeurisme du corps, de corps désirant à percevoir. Ce qui n'aurait jamais été que cliché sous le patronage de l'œil – la cigarette d'après l'amour, soit la perception métaphorique ou symbolique qui hante toujours un peu l'œil averti – est subverti par l'agencement désirant.
Autant que le mode d'appréhension rend caduque le surplomb de l'œil du photographe, la « technique » de l’are-bure-boke rend caduque le voyeurisme de celui qui regarde les individus devenus images après-coup. Le travail de développement, que Moriyama pousse à un haut degré d'improvisation et de complexité, oblitère définitivement la posture du voyeur que prend d'ordinaire l'amateur de photographie. Le résultat est plein de mouvement, de corpuscules de matière, et si l'on reconnait encore des figures c'est seulement en tant que profondément pénétrée par toutes les tensions des corps qui exigent de l'œil un autre exercice. Certes, Daido Moriyama n’a pas toujours été aussi loin dans l’intégration de la vibration du désir, ce que nous voyons comme une simili-action dans un monde expérimenté, en mouvement, et non plus simplement regardé. Il arrive parfois que l’œil reprenne un peu le dessus sur l’ensemble du corps, que les différentes parties du corps du photographe ne fonctionnent plus à égalité, lorsque Moriyama se met à regarder à nouveau un peu trop. Mais sur les photographies que nous avons sélectionnées, Moriyama a depuis fort longtemps quitté la sphère domestique du petit photographe amateur. Ces moments là, Daido Moriyama n’est plus du tout un voyeur scopique, car ce ne sont plus tellement des hommes et des femmes objectivés qui s’avancent dans ses photographies, mais un corps vibrant au milieu d’autres corps, à l'in-su (loin du savoir) de l'œil. Dans le compagnonnage d'un Marquis de Puységur, qui avait la vision du monde extérieur en soi, dans le corps – vision haptique, magnétisme animal, captation d’effluves désirants(1) –, Moriyama introduit la photographie dans une longue histoire du somnambulisme.
Cet article fait partie d'une série dédiée à ce que nous avons appelé le « v(i)ol photographique », initiée avec Arnold Genthe dans le vieux Chinatown de San Francisco.
Notes