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Un visiteur récite une parole mystérieuse devant une statue dans Dahomey
Rayon vert

« Dahomey » de Mati Diop : Les statues meurent-elles aussi ?

David Fonseca
Mati Diop a toujours filmé des fantômes. À l'occasion de la « restitution » par la France de vingt-six statues au Bénin, elle décide, dans Dahomey, de les faire parler pour installer un contre-récit sur la colonisation, contre la mort d'un peuple, sa culture, son histoire, cette mort qui n'a jamais cessé de faire sentir sa poigne. Une politique des fantômes pour les rendre à la vie.
David Fonseca

« Dahomey », un film de Mati Diop (2024)

Mati Diop filme depuis toujours des fantômes, leurs puissances souveraines enfouies, tapies dans Dahomey. Elle filme des fantômes qui s'enchâssent les uns dans les autres, dans ses films, depuis ses films ; des fantômes de fantômes pour dire que nous sommes d'un monde où les plus belles choses ont le pire destin ; que nous sommes du monde où les « meilleures » intentions blessent les plus belles choses, comme un président déciderait un jour de sauver l'honneur de la République en « restituant » vingt-six joyaux de la couronne au Bénin – ex-Dahomey sous colonie française –, une façon indigne de rendre à sa terre ses statues.

Le fantôme de la souveraineté

Cette décision cache un premier fantôme, que Dahomey révèle en creux. Car le fantôme de cette réparation est une offense faite au présent d'un peuple comme à la mémoire de celui qui a été sacrifié sur l'autel des bienfaits civilisationnels de la colonisation – pour parler la langue de Jules Ferry, en 1885, remise au goût du jour en France lors des débat sur l'identité nationale en 2009 afin d'en finir avec la repentance. Une injure, même, dont Dahomey s'efforce de saisir le fantôme : pourquoi vingt-six statues quand le fantôme de milliers d'autres objets se trouvent enfouis dans les couloirs du quai Branly ? Faudrait-il ne pas entendre leurs lamentations ? Et pourquoi celles-ci, et non pas d'autres ? Pourquoi cette décision est-elle encore le fait de la France et non du Bénin ? Que révèle ce choix politique ?

Le premier fantôme du film gît sous ce décisionnisme tout républicain. Ce choix plutôt qu'un autre est au fond l'expression même de la souveraineté, de ce qui fait la souveraineté, cette souveraineté des souverains plus souverains que le Bénin. Une raison du plus fort qui dévorera toujours ses petits comme Saturne mangeait ses enfants. Une raison qui comportera toujours la possibilité de l'abus comme de voiler les raisons de la raison de l’État, cette Raison sans raison. Ce choix souverain, macronien, de « restituer » ces œuvres au Bénin en forme d'hommage révèle par surimpression le fantôme de la souveraineté, un affront. Tout souverain est un voyou en puissance, écrit Derrida. Tout souverain est un État voyou car la souveraineté « ne peut tendre qu'à l'hégémonie impériale ». « En puissance ou en acte », un État est toujours voyou, plus voyou que les autres. À l'échelle internationale, les voyoucraties ne s'équilibrent donc jamais dans leurs rapports. La puissance de la France, dans et par ce choix politique, n'est pas celui du Bénin. Le choix du vocabulaire en est l'expression. La France dit « restitution » quand Mati Diop voudrait inverser le rapport de force en lui opposant « rapatriement ».

Sur le plan sémantique, « restituer » signifie rendre ce qui a été pris indûment – les statues –, en manière de réparer un tort. Sur le plan didactique, « restituer » implique l'action de reconstituer – une mémoire, une voix, un peuple –, à l'aide de fragments – les statues encore –. « Restituer » signifie donc que le choix de cette reconstitution, sous forme d'acte de contrition, est encore l'apanage du colon souverain, l'expression de son monolinguisme comme de son arrogante hégémonie à quoi s'opposerait la logique du « rapatriement », soit l'action du pays ex-colonisé de faire revenir sur son territoire des objets lui ayant appartenu par le passé. Dans ce retour au pays natal des statues se joue un rapport de force inégal exprimé par ce choix de vocabulaire. Un rapport de force qui trahit les « meilleures » intentions de l'ex-colon, en une opération de « restitution » qui masque mal ses prétentions. D'une part, elle est un mensonge, car cette « restitution » est incomplète. Cette pseudo-reconstitution d'une mémoire, d'une voix, d'un peuple, partielle/partiale, est au contraire empêchée. Le contrechamp de cette décision est plutôt de les rendre aphasiques. D'autre part, ce choix traduit l'expression d'une main-mise de la France sur l'un de ses ex-territoires, qu'il considère pratiquement toujours comme terra nullius, une terre nulle et vierge de toute forme de souveraineté, pour la priver des effets de son langage.

Par ce choix des vingt-six, à l'instant de « restituer » les statues en manière de réparation des méfaits terribles de la colonisation, le fantôme en ressurgit : la macronie recolonialise le Bénin. Elle l'assujettit. Sa repentance témoigne dans le même geste d'un asservissement. Le Bénin n'est toujours pas le Bénin. Il est toujours dans l'esprit de la macronie le Dahomey, ce que rappelle le titre du film. Le Bénin est traité par la macronie comme un sous-État, un majeur sous tutelle incapable de se voir « restituer » toutes ses œuvres. En réduisant le nombre de cette restitution à vingt-six, la France macronienne traite le Bénin à hauteur de la considération qu'elle lui porte, en lui reconnaissant un sous-droit au « rapatriement », une façon s'il fallait de montrer que la société internationale n'existe pas.

Ce choix des vingt-six se voudrait la preuve de la pleine et entière reconnaissance du Bénin comme État par la confession d'une dette à son égard. Mais cette décision de « restituer » ces statues révèle son envers. Elle ne débouche pas sur une communauté universelle des nations. Elle officialise au contraire l'existence dans la communauté internationale de sous-communautés, les États dignes de ce nom, les autres, impurs, des faillis, un ensemble de proscrits. Au lieu qu'il y ait universalité, se produit un fractionnement de la société internationale, une parcellisation. Là où ce choix des vingt-six voudrait faire croire à l'universel, il n'y a que du communautaire : le choix comme le droit du plus fort des pays civilisés, à la manière dont l'empire romain retranche de la civilitas comme de l'humanitas, la ferocitas des Barbares, de ceux qui parlent, que les romains ne comprennent pas. Quand le Bénin voudrait dire « rapatriement », la France entend « restitution » ; quand le Bénin voudrait exiger le retour de ses œuvres, la France consent à lui en « restituer » vingt-six. Une manière de conserver le contrôle comme la main-mise sur ce territoire, une façon de lui dénier le droit à la parole, en arraisonnant et maîtrisant son langage. Le Bénin ? Un enfant inconséquent qui, dans son désir illimité de possession, voudrait reprendre tous ses jouets. Un être déraisonnable qu'il fallait corriger pour en faire un enfantôme. Un momillon qu'il fallait rendre à la raison de la Raison de l’État français. Ce sera vingt-six, qui claque comme un coup de fouet.

Le fantôme de la voix

Contre ce bâillon, cette mise au silence, ce fantôme du colonialisme, Mati Diop, dans un geste fort et assumé, décide de rendre sa voix tout à la fois aux statues comme à un peuple qui en ont été trop longtemps dépossédés. Dans une forme de double urgence, elle va filmer à la fois ce voyage du retour au pays natal – le délai de tournage étant court, dix jours – , puis organiser une prise de parole dans une université, sous forme d'agora, tout à la fois pour surmonter l'accueil indifférent du retour de ces statues au Bénin comme comme tâcher d'en comprendre les mécanismes en donnant la parole à de jeunes étudiants. À lire la critique, Dahomey serait ainsi constitué de deux parties, chacune possédant sa propre forme : un docu-fiction mythologico-onirico-fantastique pour la première ; un docu-réaliste pour la deuxième, davantage apaisé, du côté de l'observation, une manière de retranchement de la réalisatrice pour donner le sentiment qu'elle n'interviendrait pas sur le cours des débats.

Il y aurait donc, d'abord, le retour filmé au Bénin des statues dans une forme qui lui serait propre. Par un choix de réalisation cohérent et puissant, Mati Diop décide de nous enfermer à l'intérieur de leur caveau temporaire afin de les accompagner, le temps du voyage, en plongeant le spectateur dans le noir. Au plan symbolique, le choix de cette « restitution » est sursignifiant : pour rendre à l'air libre ces statues, il faudrait d'abord les en priver. Contre cette logique d'enfermement, qui redouble leur trop longue séquestration, Mati Diop s'élève. Elle décide de ne pas consentir au silence encore imposé le long de ce voyage. La voix dont ont été privés à la fois ces statues mais aussi le peuple qui les avait dressées comme celui qui s'apprête à les accueillir, elle décide de la leur conférer. Mais une voix qui inventerait sa carte comme son territoire. Pour la rendre toute entière, Mati Diop va la recomposer. Elle va l'hybrider autant que son cinéma est fait de la matière des croisements. Ce ne sera pas la voix monocorde d'un seul, mais la voix pluricorde de tous les damnés de la terre ; une voix rajustée à tous ses oubliés, dans une langue restaurée qui a consisté en un enregistrement de plusieurs voix superposées de femmes et d'hommes. Une hybridation pour rendre force et expression à ce qui a été trop longtemps retenu. Une manière de donner voix aux statues comme aux béninois, dans une langue non pas simplement lyrique mais transportée par la nécessité de dire tous les fantômes des voix vassalisées, dans un langage neuf, débarrassé de la logique de « restitution » qui s'apparentait à un nouvel enterrement. Mati Diop répond ainsi par la mise en place d'un cinéma vivant, du vivant, pleinement et d'autant plus qu'il ne cesse de convoquer les fantômes d'un peuple comme celui des statues. Il fallait bien imaginer une nouvelle voix : elle les fera parler d'une voix futuriste, aux textures quasi métalliques, non-genrées, sous-titrées en écriture inclusive. C'est que Mati Diop ne pouvait que postuler une voix par rapport à des paroles, des images, des récits, des témoignages manquants. Elle ne pouvait que présupposer ce que pourrait être la présence comme la voix de ce qui a été perdu.

À ces voix mêlées, passé recomposé au présent, s'ajoute dans Dahomey la pure factualité de l'événement, sa mécanique, un ensemble de gestes, d'objets, de machines, pour organiser le voyage des statues dans cette prétendue première partie du film. Un retour dont la mécanisation est l'autre fantôme du film, qui renvoie au voyage aller de la colonisation, le bateau du retour l'ayant pour contrechamp. Dans la « restitution » de la vie, il y a aussi la mort. Mati Diop parvient ainsi à intégrer non pas simplement le point de vue contemporain du voyage retour, mais le point de vue lointain du voyage aller, son contrechamp par le prisme du langage cinématographique. Ce choix de mise en scène révèle une ambition claire, dans la droite ligne du cinéma de Mati Diop, que la réalisatrice affiche : « se décentrer, refuser l'idée de Paris, de l'Europe ou de l'Occident comme un "centre" et de parler enfin du monde depuis un autre endroit ».

Toutefois, lors de ce voyage retour, il ne s'agissait pas simplement de rendre la parole aux statues, mais aussi la vue. Et, paradoxalement, Mati Diop, pour les rendre à la lumière, décide de nous enfermer avec elles, sur fond d'écran noir, le temps du trajet. De ce point de vue, Dahomey entre en écho avec Atlantique, quant à la manière dont se termine le film, qui est autant une histoire de fantômes, qui pose les mêmes questions : comment rend-on un corps, comment rend-on une voix, comment rend-on la vue ? Le noir en sera la couleur comme l'instrument.

Le fantôme du noir

Le noir a son propre fantôme dans Dahomey. C'est d'abord le noir de l'autre, le noir des Blancs qu'il s'agit de regarder dans les yeux, le noir de l'occident. Michel Pastoureau, historien des couleurs, le répète d'ouvrage en ouvrage : la couleur n'existe pas en soi. La couleur « ne vient jamais seule ». La couleur ne donne sa couleur que dans le rapport qu'elle entretient avec les autres couleurs. Ce qui fait la couleur de la couleur ne relève donc pas de la nature ni de la relation œil-cerveau, mais de son rapport social. Les problèmes de couleur sont donc toujours des problèmes de société. Or, telle est bien la situation du noir, symbole, dans la culture occidentale, du chaos et de la nuit opposé à la création divine, conquise sur l'obscurité. Le « que la lumière soit » inaugural de La Genèse instaure ainsi un partage symbolique entre clarté et ténèbres, partage observable dans d'autres mythologies, comme la mythologie grecque ou la mythologie scandinave. Contre l'imposition des codes et valeurs de l'Occident, Mati Diop fait du noir une couleur résistante à la sensibilité occidentale. Elle lui oppose un autre « Fiat Lux ! » : que la lumière soit depuis le noir.

Une enfant regarde une statue restituée au Bénin dans un musée dans Dahomey
© Les Films du Losange

Dans Dahomey, c'est par le noir que la lumière viendra, par hybridation elle aussi. Pour voir, il faut fermer les yeux. On doit être dans le noir pour voir, car les images manquent. Il faut se mettre encore dans le noir, pour se situer depuis le point de vue de ce qui a été pillé. Le voyage retour est ainsi indissociablement lié au noir, au sens des ténèbres qu'il faut affronter pour (re-)prendre conscience, qui renvoie à un sentiment presque existentiel. En nous enfermant avec elles, les statues nous disent combien nous ne pourrons exister qu'à travers cette conscience des ténèbres. Le fantôme de Shakespeare devient un compagnon de voyage, qui écrit : « Celui qui médite vit dans l'obscurité ; celui qui ne médite pas vit dans l'aveuglement. Nous n'avons que le choix du noir. » Ce qu'il y a de fascinant dans Dahomey, est que depuis cette conscience-là, tellement intense, des ténèbres qui habitent les statues comme la mémoire d'un peuple, Mati Diop en fait son obstacle-tremplin pour la faire remonter, comme le plongeur sonde les profondeurs en conservant toujours l'énergie de revenir à la surface des eaux. Car il s'agit bien de voir depuis le noir, de tirer la lumière du noir, comme si Mati Diop installait un arc-en-ciel du noir. Un immense cercle dont la moitié serait dans l'obscurité permettant de revisiter les profondeurs du colonialisme où peut se trouver la plus forte énergie qui permettra de remonter vers la lumière. Dans Dahomey, Mati Diop nous fait voir de la lumière noire, avec de la lumière noire.

Elle appréhende dans son film la lumière à travers le noir, quand le noir absorbe pourtant tous les rayons de la lumière, ce noir qui est bien une couleur où a priori l'on ne voit pas. Le noir est pourtant l'instrument de Mati diop et la lumière son matériau. Elle approche le noir comme un noir fécondant, qui tout d'un coup fait voir, un noir matériel, qui fait naître la visibilité. Elle propose alors un voyage retour aux allures métaphysiques dans le néant, là où toute possibilité de voir n'est pourtant pas abolie. Dahomey emmène le spectateur de l'autre côté du noir, comme Lewis Carroll emmenait Alice et son lecteur de l'autre côté du miroir. Un voyage pour visiter le fantôme du noir : derrière le noir, au-delà du noir, se trouve « l'outre-noir » (Pierre Soulages), cet espace délimité par Mati Diop hors des territoires traditionnels du visible. Ce voyage retour, hautement pictural et réflexif, qui incite à l'intériorisation, ne pouvait dès lors que provoquer les conditions de son extériorisation, la mise à l'air des statues. Car le noir est une couleur violente, la couleur la plus riche de possibles, une couleur intense, dont l'intensité devait produire une nouvelle prise de parole.

Le fantôme de la parole

Dans une deuxième partie du film, dit la critique, les statues, après avoir été encavées, sont libérées, mises debout à leur arrivée. Elles n'ont toutefois pas encore véritablement retrouvé la station debout. La dignité d'être leur fait défaut. Leur retour se fait dans une relative indifférence au Bénin. Mati Diop décide d'une nouvelle offensive : organiser les conditions du débat, une prise de parole dans une université béninoise, où elle aura pris soin au préalable de sélectionner celles et ceux qui interviendront.

Le sujet du film prendrait-il le dessus sur sa forme, lors de cette présupposée seconde partie, plus didactique disent certaines critiques ? Le film poserait des discours sur le devenir des statues tandis que le discours était d'abord tenu par elles. Ce serait une lecture empressée. De la même façon qu'il y a eu une mise en scène organisée par le pouvoir central dans cette « restitution », Mati Diop organise tout le long de son film une contre-mise en scène, en installant les conditions de la prise de parole, qui circule depuis les statues vers les étudiants dans le film. La réalisatrice a en effet « casté » les étudiants, afin de mettre en scène comme en situation leur discussion. Il n'y a donc pas de première et deuxième partie du film. C'eût été découper la mémoire de ce qu'il s'agissait de faire revivre. Dahomey forme un tout indissociable, une matière insécable.

La véritable hybridation a lieu dans ce moment de passage quand la parole revient aux étudiants. Tout comme dans la présupposée première partie du film, Mati Diop essaie de rendre une parole en la postulant à celles et ceux qui ont disparu sous les effets mortels de la colonisation. C'est qu'il fallait décoloniser les langues. Ré-apprendre à parler, y compris depuis la langue du colon, par une stratégie de subversion. Mati Diop, formaliste, va dès lors organiser la prise de parole dans cette université, dans une forme qui ne repousse pas le fond, ni le fond la forme. Sa forme installe le discours. Sa forme est son discours, retranscrite par ces hybridations permanentes. À la mécanique du voyage retour, à l'assomption d'une parole présidentielle, souveraine, qui écrase, Mati Diop oppose la fluidité du langage, l'organisation du dissensus parmi ces étudiants, qui se contredisent parfois. Il s'agissait de redonner chair à des statues qui ne sont que la figuration d'un peuple trop longtemps laissé sans voix. L'agora vient compléter les absences dans la voix, l'ordre de ses déchirures, combler les trous de mémoire. Elle installe une intériorité, qui peut se comprendre comme le langage dont il est question, ce phénomène humain mystérieux qui inclut à la fois la répétition (les sons sont limités et finissent par se répéter, comme une colonisation qui ne se terminerait jamais), mais aussi la différence (des énoncés sont sans cesse créés, une issue favorable devient possible). C’est-à-dire que se trouve l’itérabilité au cœur du film, soit une reproduction de sons, d'images, de paroles dont l'actualisation pourra être chaque fois distincte de la précédente, dès lors que les conditions de leur déploiement, comme dans cette agora, seront réunies. Première et deuxième partie de Dahomey s’entr’affectent ainsi, s’entre-créent afin de rendre une parole en la postulant à celles et ceux qui en avaient été déchus autant qu'il s'agissait de la raviver parmi les étudiants.

Les fantômes du cinéma

Se dessine ainsi une cohérence en quelques films, cette façon d'associer des éléments très disparates, dans un cinéma du dispositif où la mise en scène s'efforce de faire surgir la possibilité d'une vérité, qui repose sur une hybridation des formes, des registres : un docu-fiction, où les statues parlent comme les films communiquent entre eux, ceux de Mati Diop, ceux des autres aussi. Car le film a ses propres fantômes, celui de Chris Marker et Alain Resnais, Les Statues meurent aussi, en 1953, auquel j'ai pensé en regardant Dahomey. Un film qui a reçu le prix Jean Vigo, auquel la commission de contrôle refusera pourtant son visa du fait de son discours anticolonialiste pour être « offensant à l’égard de la France et de ses institutions », comme l'a été antérieurement Afrique 50 de René Vautier. Le film était une commande sur « l'art nègre ». Chris Marker et Alain Resnais détourneront le projet, en partant d'une question : « Pourquoi l’art nègre se trouve-t-il au Musée de l’Homme, alors que l’art grec ou égyptien est au Louvre ? ». Ils montreront tout ce qu'il y a de raciste dans cette classification. Le film viendra encore prouver, s'il était besoin, comme le dira Marcel Griaule dans Dieu d'eau, que la pensée africaine est « à la hauteur des civilisations grecque, romaine, chinoise ou de l’Inde ». Alain Resnais filmera une virulente diatribe contre les insoupçonnables méfaits du colonialisme qui a détruit toute la richesse intime des créations authentiques, liées à la spécificité de la culture panthéiste et magique de ces régions pour la remplacer, petit à petit, par une activité artistique commerciale, mercantile et de série proprement capitaliste, dont la vocation n'a jamais été de produire de la richesse mais de la destruction.

Mati Diop est allée chercher le fantôme de ces fantômes du Musée de l'Homme au Quai Branly, comme dans le fantôme de ma propre mémoire cinéphilique. Des fantômes qui n'avaient plus d'existence dans un musée jusqu'à ce qu'un président décide de les rendre à la vie, à leur vie, parce que trop longtemps elles ont « voyagé » dans leurs têtes là où « il faisait si noir dans ce lieu étranger », dira une statue qui ne croyait pas « revoir le jour ». Elle a décidé d'aller filmer les traces de ce retour dans un pays de nulle part pour elle, Dahomey ayant disparu. Elle est allée chercher les spectres, reconnaître ce qui vaut pour le présent et qui n'a pas encore entièrement disparu. Une tâche humaine, une tâche présente, une tâche d'avenir. Certains actes passés continuent à produire des effets, parfois négatifs : il faut aller les creuser. Mati Diop a décidé, autrement, d'en faire des ressources du passé, comme ces « êtres qui nous hantent pour nous soutenir », disait Paul Ricœur. Il lui fallait donc faire revenir les fantômes du passé.

Histoire de fantômes africains

Dans toutes les cultures humaines, il y a une manière, une obligation de composer non seulement avec la mort, mais avec les morts, avec les personnes disparues. Mais comment est pensée la présence des disparus dans le film de Mati Diop ? De la même façon que la philosophie de Derrida, dans sa dernière partie, était hantée par la question du spectre de certaines idées politiques, certains actes du passé, certaines personnes disparues, du spectre des fantômes, tout le cinéma de Mati Diop est travaillé par cette présence des disparus qui fait que la présence du fantôme le hante d'une manière si profonde qu'elle en traverse toutes les dimensions. Toutefois, cette présence du fantôme chez Mati Diop ne paralyse jamais les situations. Mati Diop en fait au contraire la matière d'une chance.

Il y a comme chez Derrida une critique de la présence, la présence comme modalité essentielle, immuable, opposée au néant. Mati Diop, en filmant ces statues, vient nous dire que la présence n'est jamais entière. Temporelle, elle est différée, hantée par la différence, symbolisée par ce voyage dans le temps et dans l'espace de ces statues. Il est vrai pourtant que ce voyage retour est non pas impossible, mais contrarié dans Dahomey, comme le précisent certains étudiants. Ces jeunes sont loin désormais de Dahomey, dans le temps, dans l'espace, aujourd'hui. Le pillage des œuvres est donc autant un saccage culturel, politique, social, mais aussi spatial et temporel, qui continue de produire ses effets par cette logique de « restitution » quand le musée est encore une institution purement occidentale. « C'est la même nuit qui recommence », dit une statue, finalement, à son arrivée. Une opération de « restitution » pour faire passer ces œuvres colonisées dans une institution néo-coloniale. Ces œuvres qui reviennent au Bénin ne reviennent dès lors pas dans le même pays, quand le français est toujours la langue officielle du Bénin. Quand les structure politiques, sociétales ont été à ce point anéanties par le colon, ces œuvres ne peuvent pas vraiment revenir au même endroit. Ces œuvres, une fois sorties de leur contexte politique, culturel, cultuel et social ont été finalement rendues étrangères à leur propre pays, qui explique la relative indifférence de leur accueil, car comment parler de ce qui n'a plus de consistance ?

Néanmoins, ce serait se méprendre sur cette résistance faite à un possible retour des statues. Si la présence n'est jamais entière, si elle n'est jamais tout à fait totale, s'il faut en passer par l'hybridation pour rendre présent, ce défaut possède alors autant un versant chance. Dahomey est une manière d'affirmer qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait y avoir de présence parfaite, absolue, ce qui reposerait sur une illusion métaphysique, occidentale. Mais s'il n'y a pas de présence totale – la surprésence, et du fait colonial comme de l'européocentrisme contemporain, ce néocolonialisme –, alors peut-être qu'il n'y a pas non plus d'absence totale. Il y a aussi peut-être, a contrario, un mythe de la disparition absolue. Finalement, il n'y a jamais rien qui ne disparaisse totalement. Tout laisse une trace infime, ces statues dressées, qui cherchent encore leur Sud. Une manière de dire que la disparition et la destruction totale sont heureusement impossibles : il y aura toujours des spectres qui pourront nous porter, des fantômes avec lesquels nous serons familiers, des présences qu'il faudra continuer, des vies qu'il faudra poursuivre.

La plupart des hommes pourraient ne voir, finalement, dans une statue qui meurt, qu'une douleur sans réponse, où la mort triomphe. Mati Diop a vu les mêmes statues, et a été touchée par leur grâce. Les statues ont souri à travers elle en retrouvant leur langage, pour dire que non, décidément, la mort n'aura pas d'empire.