« Cry Macho » de Clint Eastwood : Et la mort n’aura pas d’empire...
Cry Macho, film somme mais non pas testamentaire du cinéma de Clint Eastwood, révèle la vérité de son diamant, en un autoportrait cinématographique, à travers les thèmes de l’enfance et de la question de la mort autant que par la forme qu’il emprunte, qui redéfinissent les contours de son libertarianisme sur le plan existentiel et politique. Cinéma monde, aurait sans doute dit Serge Daney, à partir de la vie d’une cellule, un journal intime qui n’en demeurerait pas à l’entre soi, qui s’ouvrirait au grand soir.
« Cry Macho », un film de Clint Eastwood (2021)
« Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde... »
Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chap. 21.
Cry Macho est au rendez-vous de tout le cinéma de Clint Eastwood. Un film somme, mais non pas encyclopédique ni muséal, plutôt une somme qui déborderait de sa formule arithmétique, affolant son chiffrage, somme qui ne terminerait jamais ses comptes, somme sans solde s’abrutissant dans sa courbe exponentielle. Un film qui ne cite pas simplement les précédentes réalisations de Blondin tout comme il ne réduit pas son cinéma à une œillade, en signe de connivence avec ses nombreux admirateurs mais un film qu’il s’agit de percevoir encore non pas tant comme s’il achevait tout ce qui précédait, mais en perpétuerait davantage le devenir. Le programme ? Faire en sorte que l’image ne s’arrête jamais par l’effet du clap de fin, la vie comme elle va, incarnée par le mouvement du danseur et de la danseuse, par lequel se termine le film, mouvement de la danse qui définit une ligne qui est à soi seule sa loi, décidant souverainement de s’interrompre ou non. Fin du film qui n’est pas une fin, le chant d’un coq vaillant survenant à l’instant où le noir gagne l’écran comme la salle, au moment du générique de fin, chant en forme de sommation comme de rappel solennel, minuit comme midi, le matin qui succédera à la nuit. Un film rendez-vous, non pas, enfin, au sens du duel ni dual, cette arène du cercle du bon, de la brute et du truand, mais où l’horizon se dégage pour accueillir cette vie, ici et maintenant ; un film à la rencontre de ses points cardinaux, permettant le rapprochement entre ses différents protagonistes, une micro société rejouant les conditions de possibilité de la macro société (une femme, Marta [Natalia Traven], un adolescent, Rafa [Eduardo Minett], Mike, le personnage joué par Clint Eastwood).
La somme des précédents films du réalisateur semble, en effet, avoir convergé vers ce point de rencontre entre ces trois individus, dans Cry Macho. Marta, Mike, Rafa, la femme, l’homme, l’adolescent, viennent en effet de très loin, remontent du fond des âges eastwoodiens. Couche après couche, ils sédimentent encore. Cry Macho n’est dès lors pas simplement un film de films : un méta-film, au sens d’une réflexion sur le cinéma (ce qui ne serait pas propre à Clint Eastwood), mais un film qui continuerait sans cesse la route, la reprenant là où elle s’était interrompue ; pas un film sur les films (du cinéaste), qui, les racontant tous, les effacerait chacun, s’auto-auréolant d’une majesté particulière. Cry Macho est plus humble en apparence (dans son traitement comme l’absence de stars au casting, hormis Clint Eastwood). Il est un film souterrain. Un film du dessous, film sous les films, qui opère un déplacement, silencieux mais tectonique de tout son cinéma. À cet égard, si de nombreux thèmes chers au réalisateur se retrouvent dans le film, ceux du rapport à l’enfance comme à la mort semblent atteindre un point d’éclaircissement de toute l’œuvre du cinéaste, grâce au choix formel de la logique de déplacement opéré.
« Ce que tu vois de l’homme n’est pas l'homme, C’est la prison où il est enterré… » Guy du Faur de Pibrac
Dans un trou habitait un être humain. Pas le Hobbit de Tolkien, qui l’habitait joyeusement. Mike, dans un trou, noircemment. Un trou au milieu de nulle part, dans un ranch, au Texas. Un trou comme Django baladait sa sulfateuse dans un cercueil, cercueil pas encore tout à fait immobile pour Mike, la vie qui grouille et germine en permanence, là où elle pourrit doucement dans ce ranch, mousse qui fait lentement le lit de sa tombe, lui l’ancienne gloire du rodéo, dorénavant éleveur de chevaux mais qui, trop vieux, ne monterait pas même Rossinante. Puis, une trouée. Un appel d’air. Son patron, malade, qui se découvre une fibre paternelle sur le tard, l’envoie de l’autre côté de la frontière récupérer son fils comme d’autres partaient en guerre à la mémoire de leurs pères.
Reprendre la route pour Mike Milo, comme dans La mule, s’exciper du néant qui vient, une scène de recherche de drogue par la police dans le véhicule des deux fugitifs, Mike et Rafa, sert de point de rappel, la mule, l’autre nom de cette Rossinante, ce cheval de bas-rang. Avancer, il faut pourtant bien continuer ! Une dernière mission, dès lors, aller chercher ce gamin perdu, mission comme dans tant d’autres films du cinéaste, celle de la dernière chance pour Mike, non pas sous forme de pardon ni quête de rédemption, mais dernière chance qu’offre la vie, cette vie, tout comme Red, ce musicien gravement malade, dans Honkytonk Man (1983) revient chez lui pour découvrir que tout a été dévasté par un ouragan, reçoit une ultime convocation pour aller jouer à Nashville. Last Chance, prendre l’envol du Bird (1988), éviter le crash fatal (Sully, 2016), aller récupérer le fils de cet homme qui attend, aussi, son aurore. Et d’aller au Mexique, se rendre dans une hacienda où la mère, mi-dépravée, mi-alcoolisée, qui ne sait plus où se trouve son fils, situe d’emblée l’enjeu du film, tout comme le comportement étrange de cette femme et le décor des lieux, dans un questionnement de type moral qui se pose à Minuit, dans le jardin du bien et du mal, où l’on y retrouve de nombreux motifs (celui de la décadence au milieu de tant d’opulence) comme autant de rappel sur la question de la filiation : le père ? la mère ? Chacun revendique sans doute biologiquement la propriété de l’enfant, mais à qui appartient-il réellement ? Et pour avoir retrouvé le fils fugitif mais de ne pas le rétrocéder comme un simple territoire conquis à la mère, celle-ci d’envoyer à la trousse de Mike et Rafa ses hommes de main, comme la police sont à leur recherche.
Road movie de l’autre côté de la frontière, côté mexicain, où l’homme et l’enfant s’apprennent mutuellement, ou le si peu disert cow-boy de Pale Rider, autant que L’homme des hautes plaines et Impitoyable, vient rédimer sa dette langagière. Mike se confie comme rarement dans le cinéma de Clint Eastwood. Et dans cette confession, en paroles, en actes, le film, pour l’horticulteur de La mule, offre un composé floral dont les tiges sont tenues par trois fils essentiels, son romantisme, son rapport à l’enfant, la vie (et donc la mort) au travail.
« Le romantisme est mort… » Victor Hugo
Cry Macho refait la route de Madison, pour continuer son voyage, non pour s’aboutir dans une destination quelconque. Quand on arrive chez Clint Eastwood, quelque part, où que ce soit, y compris retourner chez soi après le combat, quand la mission est terminée, l’hostilité rendue (American Sniper, 2015), c’est toujours pour mourir un peu. Alors il faut sans cesse partir, reprendre la route, demeurer l’éternel pionnier des premiers temps. Mais comment et pourquoi reprendre ce qui paraissait intouchable dans le film de 1995 ? Comment et pourquoi, tandis que dans Sur la route de Madison Robert Kincaid (Clint Eastwood) finissait par quitter Francesca (Meryl Streep), retournant sur la route, comment et pourquoi décide-t-il dans Cry Macho, après avoir autant quitté, contraint, la femme qu’il aime (Marta), de retourner vers elle en fin de film, reprendre avec elle une dernière danse ? En effet, durant son périple avec l’adolescent, Mike, tout comme ce photographe du National Geographic est de passage dans la ferme de Francesca (délaissée un temps par son mari), trouve refuge momentanément dans l’église d’un village mexicain, puis dans la demeure de Marta.
Comment et pourquoi y revenir, dès lors, tandis que sa mission semble accomplie ? Pourquoi : était-il encore trop tôt dans Sur la route de Madison ? Clint Eastwood n’était-il pas encore arrivé au terme de son cinéma ? N’avait-il pas encore accompli tout son chemin ? Plutôt, s’agit-il de reprendre la même route, mais de creuser son sillon autrement, empruntant la forme de la ritournelle, en dansant, dans Cry Macho. Être sur la route, être au monde, mais en y posant sur le sol un pied plus léger, dansant, qui expliquerait son romantisme non pas tant vaincu qu’en perpétuel devenir et combat, depuis son premier film, Un frisson dans la nuit (1972), en passant par Breezy (1973), thèmes par lesquels Clint Eastwood initient son cinéma, avant de consacrer ceux du cow-boy de type solitaire, renvoyant à l’idée d’une justice archaïque à l’œuvre, s'exprimant dans et par son corps (L’homme des hautes plaines sort en salle la même année que Breezy). Alors, « Même si les amants se perdent, l’amour ne se perdra pas, Et la mort n’aura pas d’empire » (Dylan Thomas). Elle n’aura pas d’empire tant que les amants continueront leur danse. Comment y revient-il semble dès lors une question autrement plus décisive, car c’est pour terminer le film sur une danse que Mike retourne vers la femme aimée, c’est-à-dire, par un choix de mise en scène.
Avant d’en arriver à ce terme, il faut se demander au préalable pour quelle raison Clint Eastwood, au contraire de dissimuler chacune de ses références cinématographiques dans Cry Macho, les expose dans leur vérité nue ? De ce point de vue, le rapport à l’enfance est sans doute le moment le plus fort du film, en ce qu’il vient éclairer autrement ce thème essentiel dans toute la filmographie de Clint Eastwood, qui permettra de conclure sur cette danse singulière.
« Il reste toujours quelque chose de l'enfance, toujours... » Marguerite Duras
La critique, assez majoritaire sur ce plan, a souvent considéré que la question de la filiation (comme de la transmission) était sans aucun doute possible l’un des thèmes essentiels du cinéaste. Nombreux sont les films dans lesquels l’un des principaux protagonistes est en charge/à la recherche soit d’un enfant, d’un adolescent, d’une jeune femme (pour les exemples les plus évidents, Un monde parfait, Mystic River, Million Dollar Baby, L’échange, Gran Torino...). Versant positif, la critique insiste pour dire combien il est alors essentiellement question de cinéma à travers l’héritage qu’il s’agit de transmettre, comme de le commuer en une mémoire collective qui ferait société. Versant négatif, sous forme de lecture de « gauche », la critique entend montrer combien cette figure paternelle toujours incarnée par Clint Eastwood s’apparenterait à celle du néo-colon blanc de type nord-américain au contact de qui l’enfant encore ensauvagé par sa biologie comme sa sociologie s’émanciperait, gagnant son humanité à se frotter au grand Autre afin de devenir enfin un véritable américain, révélant certains aspects racisants voire racistes de son cinéma (voir les critiques de ce type, notamment, à l’égard de Gran Torino). Cry Macho reconfigure chacun de ces pôles.
Tout d’abord, l’enfant, chez Clint Eastwood, est un compagnon dont les signes de reconnaissance et la toujours neuve lumière n’empêchent ni la part de l’ombre ni le sentiment de la solitude, celle de l’homme qui s’est toujours su sur la fin, que ce soit dans ce film ou tout le reste de la filmographie du cinéaste. Il n’interdit pas, autant, la certitude de la séparation. Elle viendra suffisamment tôt, Mike ne l’ignorant jamais (Rafa sera rendu à son père biologique), qui désigne aussitôt un rapport à l’enfant, hors idée de toute appropriation comme un territoire ne saurait être celui de quiconque, fut-il un État, le film se situant entre les États-Unis et le Mexique, contre la logique qui préside au « mur », précisément, à la frontière physique de deux États comme la question de la filiation est placée à la frontière de la biologie et de l’éducation que l’on se doit/se fait à soi. La présence de cet enfant et à côté de lui est vécue comme une énigme et une initiation. Rien, jamais, ne laisse augurer de la relation. L’enfant, qui n’est plus véritablement un enfant dans le film, mais un adolescent, place le vieux cow-boy devant cet inconnu d’une enfance dont, en premier lieu, comme l’écrit Pierre Péju, « l’opacité est aussi promesse ». Le thème de l’adieu (entre Mike et Rafa), uni à celui du lien aimant (entre Mike et Marta), ouvre alors à une autre dimension de l’enfance, celle de l’enfantin, qui n’est pas l’infantile chez Clint Eastwood(1).
Ce qui revient avec cet enfant, dans Cry Macho, c’est le passé mort de Mike. Mais le rapport à l’enfant n’est pas celui du registre de la rêverie ni ne s’apparente avec ce qui est nommé communément les souvenirs d’enfance. Il ne s’agit pas pour Mike Eastwood/Clint Malo d’ouvrir simplement le livre de ses souvenirs comme de son album personnel (celui, par exemple, des relations difficiles avec sa fille « cachée », Clint Eastwood découvrira qu’il est le père sur le tard lorsque celle-ci sera âgée de 30 ans, fille qui avait été placée à l’adoption juste après sa naissance, comme le patron de Mike se découvre père sur le tard, dans le film), album ouvert en réutilisant des images comme des thèmes de ses autres films pour les tenir tous ensemble, ici, sous la forme du bouquet, qu’il s’agirait de déposer sur ce qui deviendra, un jour, bientôt, trop tôt, la pierre tombale du cinéaste. Il ne s’agit pas de se souvenir, en quoi ce film n’est-il pas le mausolée du cinéma de Clint Eastwood. Il n’est donc pas question de rendre visite à la mémoire d’un père qu’il faudrait honorer. Ce passé qui revient avec l’enfant ne se réduit pas davantage à la quête volontaire, à la rêverie nostalgique d’un vécu ancien mais ce rapport à l’enfance se vit plutôt comme un surgissement de blocs perceptifs où le passé mort et « l’enfantôme » (Pierre Péju) qui l’habite trouvent une autre expérimentation et même un avenir, qui permet d’élucider autrement la fin du film. Ce rapport, enfin, n’est pas davantage un mode de réminiscence proustienne, il s’apparente bien autrement à l’empreinte toujours présente, et active, laissée en son corps et son âme adultes par des situations, des sensations et des sentiments exprimés par la présence de Rafa. Tout est actuel dans le film et, partant, actualisable.
L’enfant, dans le film, devient aussitôt la figuration symbolique de l’enfant qui revient en lui, qui double sa perception, là où se tient l’enfant qui tremble encore en lui, la voix de Mike devenue désormais chevrotante. Une double perception qui ne guérit pourtant pas de l’oubli et de la perte, qui viennent dérouter soudain la présence de Mike au monde. Alors lui faut-il reprendre la route de l’enfance.
Tous, dit finalement Clint Eastwood, enfant avant que d’être homme, et hantés, le passé, murmure-t-il, est ce Grand Pays, ce pays plus loin et plus riche que celui que nous habitons, et même imaginons, dont parle aussi André Dhôtel. Un Ailleurs devenu, dans sa sauvagerie et son génie, éternelle nouveauté, et qui déborde Mike au présent, comme le débordent la vie et la mort dans le film. L’enfant devient ainsi le moment, l’occasion favorable qu’il s’agit de saisir, de la re-naissance. Chez Clint Easwood, en effet, la naissance n’est pas une affaire de biologie. La naissance n’est jamais derrière soi. Elle est toujours devant. Elle est en devenir. Elle est sans cesse en train de se faire, ce que Mike, accompagné de Rafa, dans leur échappée, illustre. Naître, c’est rejouer sans cesse sa naissance. Le programme est établi : s’inventer c’est se fictionner dans et par l’enfance, expliquant sans doute combien Clint met en scène Eastwood dans ses propres films. Mais chez Clint Eastwood, nul ne naît hermaphrodite. Naître à soi ne se fait jamais seul. L’agnelage s’accomplit toujours par la force d’un enfant, comme les pères naissent de leurs fils dans Flags of our Fathers. L’enfant, c’est finalement la frontière le long de laquelle un homme se tient durant sa vie. Son Ouest à lui. Sans cesse à conquérir. Comme les pionniers des premiers temps (évoqués par l’affiche du film, son iconographie), ex-colons venus de loin à la conquête d’une terre « nouvelle », repoussant sans cesse leur marche pour gagner leur Orient, se grandissent au contact de cette frontière, apprennent à devenir des individus au péril de leur existence, se forgeant leur humanité. Mais avec l’enfant, la frontière n’est plus simplement physique, elle devient interne à l’homme chez Clint Eastwood. Elle permet de se vivre soi-même comme un autre, dit Paul Ricoeur. C’est en soi et à travers soi que l’humanité se gagne, hors toute transcendance extérieure à l’individu. L’in-dividu est d’abord un dividu, isolé de lui-même, partagé entre ce qu’il est et son enfance. Une ligne de partage impossible des eaux (l’adulte, l’enfant), frontière qui est autant mentale, dont la géographie est faite de nombreux plis. Un pli de plis, comme l’écrit Deleuze à propos de Leibniz. Un plan de plans, semble dire Clint Eastwood.
Dès lors, contre toute forme de lecture par trop pressée, le rapport à l’enfant ne relève pas simplement du registre de l’éducation dans Cry Macho, comme sans doute dans les autres films du réalisateur, sauf à le considérer comme ascèse. Il y a plutôt une stricte contemporanéité de l’enfant et de l’adulte dans le film, qui fait coïncider l’actuel et le temps perdu mais sans la prétention d’en tirer une plus-value de signification. La réception de l’enfantin est une sorte d’exercice spirituel modifiant le regard sur le monde et l’appréhension de soi. Cette puissance de l’enfantin qui, à la différence de l’infantile intéressant la psychanalyse, n’éclaire pas l’énigme ni ne la réduit au roman familial. Elle permet tout autre chose : être rendu présent au présent. Il faut être animé par le présent, raconte Cry Macho, en tant que le présent est toujours une dimension mélancolique : ça aura été comme ça, ma vie.
Il ne s’agit pas, dès lors, comme chez Michael Mann par exemple, de l’idée selon laquelle plus Clint Eastwood vieillit, davantage le cinéaste en revient au lointain. Le lointain n’est pas un rappel. Le lointain permet d’en arriver au contemporain. Afin d’être ici et maintenant, en s’offrant en permanence la chance d’une ressaisie, en se donnant à la singularité occasionnelle. Ce qui permet de penser le rapport à la mort, que le cinéaste abordait plein cadre dans Au-delà (2011), qui court le long de sa filmographie. Une préoccupation sur la mort qui le placerait du côté de Montaigne.
Le film montre ainsi Mike dos voûté, voix affaiblie (il faut absolument voir Cry Macho en V.O.S.T., notamment pour cette raison), et même si le vieil homme est encore capable de dompter le cheval insoumis, de se remettre en selle quand, au contraire, Pike Bishop, dans La horde sauvage de Sam Peckinpah, éprouvait tant de mal à y demeurer, tout en lui renvoie à une mort prochaine. Or, face à cette mort qui guette en permanence, le retour de l’enfant, ajouté à sa vieillesse, éclaire ce rapport à la mort. Il ne s’agit pas de s’en questionner. Pas non plus de s’en soucier. Mais être, à l’instant où la mort viendra.
Robert Bresson écrit dans ses Notes pour le cinématographe : trouver le plan qui parlera de tous les autres plans. Le plan qui parle de tous les autres plans, pas simplement le plan qui parle de Cry Macho, mais de la quasi totalité du cinéma eastwoodien, est le dernier plan du film, qui se termine par cette danse, Mike venu retrouver sa Carmen, reprendre une danse interrompue, sur laquelle se termine le film, dans un lieu fermé, pancarte sur la porte (Lo siento cerrado), scène dans un clair-obscur pour être à la frontière de la vie comme de la mort sans doute, caméra plein cadre sur eux, l’obscurité qui les gagne peu à peu, noir, fin du film, suivi du chant d’un coq de combat présent au côté de Mike et Rafa tout au long de leur odyssée, chant du coq, chant de l’aurore qui fait irruption plein noir, pleine nuit, Mike encore du côté de la vie, quiètement, vaillamment.
Selon Nietzsche, ceux qui vont bien voient mal. Il ne faut pas être dans un confort intellectuel pour bien penser, dans un repos avachi. Ravel ajoutant qu’il n’y a pas de grandeur sans tristesse. Le cinéma ne peut pas être grand dans la comédie pure : c’est toujours un drame qui nous raconte, des individus qui, à l’instar de Mike ayant perdu un être cher, de leur triste sort vont accomplir quelque chose, s’augmenter écran large. Mais Mike, comme au fond tous les personnages principaux des films de Clint Eastwood, deviendra-t-il le héros de sa propre vie ? Héros, non pas au sens du terme que Nietzsche récuserait(2), le héros dans sa version maximaliste, antique, de celui qui est appelé à combattre par le destin, mais héroïque dans sa version minimaliste : se comporter en héros, c’est faire ce que chacun peut. Ce que chacun peut au sens où Mike ne peut composer qu’à partir de la somme des expériences et du passé comme des rencontres fortuites qui seront les siennes. De sorte qu’il faudrait renverser la table, inverser la phrase de Ravel : de la tristesse naîtrait la grandeur. Ce qui est triste pour Mike? La mort de ses proches comme des enfants de Marta mais aussi la disparition de son mari, la mort qui est pourtant un lieu commun. Cry Macho est un film sur la mort mais avec beaucoup de vie, ce qu’il faut élucider. En effet, Mike va, pendant les quelques jours de sa quête, partant à la recherche de cet enfant qu’il retrouve rapidement dans le film, connaître une accélération de vie, vivre intensément sans pour autant épuiser d’énergie ce qu’il aurait fallu d’années pour la consumer.
Mike, malgré les tourments de son existence, lui qui vit seul désormais, n’est cependant pas un désespéré, car le désespoir est une notion dont il faut se débarrasser, reposant sur la dichotomie espoir/désespoir. En « tragique », il substitue au désespoir comme à l’espoir le non-espoir : c’est-à-dire l’acceptation de ce qui survient, de ce qui arrive, l’« amor fati » dira Nietzsche, ou encore ce qu’il nomme « l’éternel retour ».
C’est son absence d’espoir qui devient immédiatement libérateur. C’est par-delà l’alternative espoir/désespoir que commence la véritable liberté, qui autorise Mike à se redresser enfin, connaître la station debout, lui l’ancienne star de rodéo, devenu éleveur de chevaux, qui remonte sur la bête indomptable dans le film. C’est quand il n’y a plus rien à gagner ni à perdre que la peur est vaine et donc vaincue. Mike/Clint Eastwood sait qu’il va mourir, comme chacun sans doute, mais l’âge aidant, ce qui n’était qu’une ombre planante gagne tout le champ du spectre, pratiquement, lors de la scène finale. Tout son programme consiste non pas à refuser cette mort mais à l’accueillir. Cette tragédie, finalement, n’est pas une consolation. Vivre tragiquement, c’est vivre paradoxalement dans la joie exprimée par ce chant du coq annonçant le générique de fin, qui est une danse de tous les jours selon Nietzsche.
Il y a finalement, comme chez Nietzsche(3), dont il faut dire la proximité intellectuelle, par exemple, avec Emerson, qui définit un certain type de pensée aux États-Unis, un devoir de responsabilité chez les personnages de Clint Eastwood, qui doit être distingué de la responsabilité de la faute. Chacun est tenu à sa promesse de vivre. Il est responsable de ce qui arrive mais il n’est pas coupable du mal qui survient dans le monde. Il n’est pas le complice de parents ayant abandonné leur enfant. Il n’y a pas de pêché dont il s’agirait de se laver. Autant de thèmes qui mettent en place un libertarianisme de type existentiel, qui a immédiatement une portée politique. En effet, se développe plutôt le thème d’un individu souverain, qui a le droit de promettre parce qu’il est en mesure de tenir sa promesse contre vents et marées : la promesse, chez Eastwood, remplace la logique des liens juridiques, comme toute forme de relation contractuelle assurée par un État. C’est à Mike, et non aux institutions, que s’adresse ce père en quête de son fils.
Cette promesse de vivre que chacun se doit à soi, afin de devenir ce qu’il est sans en passer par la médiation d’institutions, tout cela passe par un acte belliqueux symbolisé par la présence du coq, au côté de Rafa, qui est celui du législateur. Il n’est pas possible de dénombrer les personnages, dans la filmographie de Clint Eastwood, qui brisent les anciennes tables pour en proposer de nouvelles, briser les valeurs du troupeau, comme l’annonce le Zarathoustra de Nietzsche, chacun à la recherche de la victoire contre soi. Ce combat, chez Nietzsche, ne peut être alors mené qu’à l’aide d’un instrument, la grande santé, qui n’est pas une fin en soi, qui n’est pas une santé que Mike se contente d’avoir mais qu’il met en jeu pour sans cesse la reconquérir.
Cette santé n’est pas simplement la santé du corps, c’est la santé du corps/esprit, qui est perdue et sans cesse reconquise, qui donne l’occasion d’expérimenter tout le spectre des valeurs qui ont existé jusqu’à présent pour ensuite les hiérarchiser et proposer une nouvelle axiologie, en s’exposant même et surtout à des valeurs morbides. La grande santé est donc instrument de la transvaluation des valeurs existantes. Il faut traverser cette vieillesse, pour Mike. Elle doit permettre une conversion de sorte que ce qui met en péril Mike va finalement le renforcer. Tout ce qui ne tue pas Mike le rend plus fort, au sens spirituel du terme : ses blessures doivent être l’occasion d’une réflexion, d’une spiritualisation de sa douleur, afin de « devenir ce que tu es », écrit Nietzche.
« J’ouvrirai une école de vie intérieure... » Max Jacob
Mike ferait-il alors sien le refrain chanté par Gloria Gaynor, I am what I am ? Offre-t-il un programme de développement personnel, dont le mantra serait de devenir ce que nous sommes, pourvu que nous sachions sortir de notre zone de confort en atteignant une somme de petits objectifs au quotidien, que nous seuls déterminerions, en bref, faire des choses qui nous ressemblent reposant sur l’idée que nous serions déjà là, qu’il suffirait simplement de nous actualiser, faisant advenir ce qui était en puissance en acte, exprimant ce moi déjà là mais simplement dissimulé par diverses scories ou accidents de la vie et dont tout le programme serait : l’action ? Cette idée de se soucier de soi, en partant de soi afin de s’accomplir plus pleinement, cette idée que le soi serait déjà-là et que chacun pourrait le développer, accroître ce qui se trouverait à l’état latent, dans une forme sans doute spectrale mais reconnaissable, enfoui mais donc à exposer, Mike la dévoilerait-il ?
Définitivement, Mike n’est pas un coach de vie. Il ne délivre pas de recette du développement de soi. Deviens ce que tu es ou deviens qui tu es, sans doute le martèle-t-il en une injonction mais, ce que tu es, si tu l’es déjà, comment donc le devenir ?
L’impératif de Mike : « ô ens etiam, esto ! », « ô toi qui est, sois ! », montre au contraire qu’il ne cesse pas de devenir en permanence. Il n’y a pas un moi, de Mike comme de Rafa, prétendument stable, qu’il soit fixé par la biologie ou la société. Il n’y a pas d’essence cachée, l’individu n’est pas une monade, un sujet « Un », unifié. Son moi n’est pas en lui, il est au-dessus de lui, et c’est pourquoi faut-il sans cesse que Clint Eastwood réalisateur se filme en tant qu’acteur, non pas pour montrer ce qu’il y a à atteindre, mais toute la distance qui le sépare en permanence de lui. Soi-même comme un autre, mais un autre inatteignable. Ou comment le corps, l’expérience individuelle a immédiatement et d’emblée chez Clint Eastwood une portée politique : chacun doit s’éduquer soi-même là où en général la plupart ne font que suivre des conseils généraux censés s’imposer à tous.
La tâche de l’éducateur/réalisateur : libérer, apprendre à ses élèves/ses disciples de les affranchir de ce qui les contraint, mais aussi à s’émanciper de l’éducateur lui-même. Nietzsche établit, à ce titre, une distinction entre l’éducateur et ceux qui instruisent. L’éducateur n’est pas celui qui dispense une somme de savoirs. L’éducateur a une autre tâche : mettre au jour des problèmes que les autres n’ont pas vu précisément. Sa tâche : élever les hommes comme Mike de ramener au sol le cheval qui se cabre dans le film, dans le droit chemin Rafa. Toutefois, contre une idée répandue, cette relation de l’éducateur à son élève, chez Clint Eastwood, n’est pas fondée hiérarchiquement. Il ne faudrait surtout pas refonder une relation verticale de type institutionnel entre l’État et les individus, le Grand éducateur reconduisant par-devers lui, dès lors, une logique complice de ce qu’il s’agissait de défaire. Au contraire, le retour de l’enfant, dans tout le cinéma de Clint Eastwood, montre combien cette relation est de type immanente, orientée horizontalement, non pas tant en un rapport égalitaire que bijectif. Mike apprend autant au contact de Rafa et inversement. De sorte que Rafa finira bien par quitter Mike autant que Mike sera quitté par Rafa. Mike, quitté pour mettre en place les enseignement tirés de cette relation : rejoindre Marta avant que la mort le gagne tout à fait définitivement.
« Vivre, c’est apprendre à mourir... » Montaigne
Quand elle vient, la dernière heure, ce moment où chacun voit le fond du pot comme dit Montaigne, il ne faut pas avoir peur. Il ne faut pas avoir peur des morts, répond Mike en écho. Les morts font ce qu’ils peuvent pour ne pas se faire oublier. Les morts font les morts la plupart du temps. Ce sont les vivants qu’il faut craindre. Mike le croit. Considérer le contraire ce serait une manière de voir les choses de gros myope qui, voyant petit, croirait voir fin et vrai. Une chose, une seule et vraie chose : la mort est invincible. Elle aura toujours le dernier mot. Peut-on penser alors un rapport à la mort qui ne soit pas une esquive ? Une fuite soit les yeux bandés ici-bas (solution en forme d’impasse pascalienne du divertissement), soit s’en remettant à l’au-delà ? Montaigne peut sans doute aider à comprendre la danse du dernier plan du film de Clint Eastwood, qui écrit « Vivre, c’est apprendre à mourir ». Montaigne, se posant la question, refuse précisément la voie des préparatifs à la mort. « Nous nous préparons contre les préparations à la mort »(4). Et de citer pour se situer contre, la sentence de Cicéron : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Mais c’est une chose trop momentanée la mort pour pouvoir la penser. Et la penser conduirait à une éternelle cérémonie des adieux qui empêcherait précisément de (la) vivre ? Parler de la mort, pour Clint Eastwood, pour Montaigne, ce n’est jamais parler de la fin de la vie, mais de la vie tout entière (confession illustrée par les scènes où Mike se livre à Rafa sur son passé). La vie est indémêlablement tissée de morts, partout présents dans le film. La mort n’est donc pas à craindre, car chaque minute de celle-ci annonce et la mort et la vie. La mort concentrée en une seule seconde de vie. Chaque minute est le commencement de la fin, Heidegger écrivant que le nouveau-né, sitôt mis au monde, est déjà assez vieux pour mourir. Si vivre, c’est apprendre à mourir, cela signifie deux choses, du moins deux temporalités incarnées à l’écran.
Temporalité courte, vivre, c’est apprendre à mourir car chaque instant est l’occasion d’une naissance : un homme doit vivre « à propos » dit Montaigne, comme Mike (se) le propose. Un homme qui vit à-propos, dans le temps dans lequel il existe, est un homme pour qui chaque instant est une découverte nouvelle, pour devenir ce qu’il est : « Notre grand chef d’œuvre, c’est de vivre à-propos »(5). Pour Mike, chaque évènement, chaque rencontre dans le film, est un nouveau point de départ, et non d’arrivée, point de départ sans cesse accéléré par le suivant, jusqu’au plan final, avec le sentiment de citer Montaigne, Marta/Mike qui vivent désormais « à-propos », dansant, la danse pour la danse, quand Montaigne écrit « Quand je danse, je danse ». La danse : la grâce du mouvement dans le moment, sa loi formulée instamment, en instantané, dont chaque geste est à lui-même et pour lui-même sa propre fin. Le problème des hommes, renchérit Cioran, c’est précisément de ne pas savoir vivre « à-propos ». Les hommes vivent de façon différée, et dans ce trou qu’a quitté Mike en début de film, s’enlisent puis finissent par s’y s’engloutir.
Temporalité longue, ce sont ces derniers instants qui donneront toute sa valeur à une existence : l’individu mourra-t-il serein que cela renseignera sur l’intensité de vie qui aura été la sienne ; mourra-t-il au contraire inquiet que cela signifiera les regrets de ce qui n’a pas pu s’accomplir. Tout dépend du dernier geste, celle des derniers instants. Mike, pour sa part, choisit de danser.
Cry Macho expose ainsi une philosophie du présent. « Le jour de la mort est le maître jour », juge de tous les autres. Pour l’envoyer dans l’au-delà ? Mais il n’y a pas de vie après la mort, Montaigne refuse que la mort, ce « beau risque à courir », qui n’est qu’une hypothèse pour Socrate, se soit transformé en thèse par le christianisme : nous vivrions dans une vallée de larmes qui serait récompensée par le bonheur d’une vie future, tout comme Mike dans cette église où il a trouvé refuge dit tout son scepticisme à l’égard du Transcendant. Le seul bien de la vie, c’est le plaisir pris à vivre celle-ci. Danser. De sorte que Mike retourne la proposition de Cicéron : philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir, mais mourir, c’est apprendre à philosopher. Mais à philosopher non pas en se préparant à la mort à chaque instant, qui donnerait plus de tourments qu’un réconfort. La préparation à la mort est plus nocive que l’acceptation de la mort. Cry Macho ne propose pas une vision sombre de la mort, mais joyeuse, au sens où elle doit permettre de vivre une vie meilleure, sur le plan de la qualité, en devenant ce que chacun est. S’il faut se préparer à la mort, ce que fait Mike notamment en fin de film, c’est en un sens bien différent, dès lors, que d’y penser sans cesse, c’est au contraire de continuer à faire ce qu’il fait : que la mort vienne me trouver, « en plantant des choux » pour Montaigne, en dansant avec Marta pour Mike/Eastwood. Clint, comme Montaigne, récuse finalement toute forme d’essentialisme, filme Eastwood à travers cette danse, le passage de celui qui épouse sans cesse le mouvement de la vie.
Mouvement de la vie, mouvement du renard vers l’enfant, dans le livre de Saint-Exupéry. S’apprivoiser l’un l’autre, dit le renard au Petit Prince. Sans doute. Mais renard et enfant qui ne font qu’un chez Clint Eastwood. Apprivoiser l’Ouest pour le pionnier comme l’adulte ne cessera jamais sa vie durant d’apprivoiser en soi l’enfant.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Clint Eastwood
- Des Nouvelles du Front, « La Mule de Clint Eastwood : La Fleur de son secret », Le Rayon Vert, 31 janvier 2019.
- Des Nouvelles du Front, « Le cas Richard Jewell de Clint Eastwood : L'anomalie héroïque », Le Rayon Vert, 23 février 2020.
- Des Nouvelles du Front, « Juré n°2 de Clint Eastwood : Minuit moins une dans le jardin du bien et du mal », Le Rayon Vert, 2 novembre 2024.
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