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Saul Tenser (Mortensen) entre sa compagne Caprice (Seydoux) et son admiratrice Timlin (Stewart) dans « Crimes of the Future »
Rayon vert

« Crimes of the Future » de David Cronenberg : Hybride évolution

Thibaut Grégoire
Dans son nouveau film attendu comme le Messie, David Cronenberg parvient à la fois à combler des attentes et à se montrer déceptif. C'est en faisant se rencontrer deux pans de son cinéma qu'il le fait évoluer, en faisant d'un film hybride une nouvelle étape, un « troisième type » . Tout comme l'humanité accède à un stade supérieur d'évolution à la fin de Crimes of the Future, c'est par une démarche d'hybridation, par le composite, que le cinéma de Cronenberg continue d'évoluer.

« Crimes of the Future », un film de David Cronenberg (2022)

Très attendu comme étant le « grand retour » de David Cronenberg à un cinéma prétendument plus proche de celui qui l’a fait connaître, à savoir un vrai film de genre travaillant le rapport entre l’organique et le synthétique, le caractère évolutif du corps humain et son lien avec la machine, Crimes of the Future s’avère à la fois « satisfaisant » et déceptif, tant les thèmes et l’univers « cronenbergiens » semblent être là tout en apparaissant synthétisés et « sédatés », comme s’ils avaient été théorisés et assimilés. À la joie de retrouver cet univers s’ajoute l’étonnement de ne justement plus être surpris. C’est un peu comme si le monde d’eXistenZ – avec lequel Crimes of the Future partage beaucoup de choses, jusqu’à des éléments visuels semblables voire identiques, un peu comme s’ils se situaient l’un et l’autre dans un univers partagé – avait été contaminé par l’apathie désabusée d’un Maps to the Stars, comme si Cronenberg avait voulu raccorder deux pans de son cinéma afin de l’hybrider encore un peu plus.

Crimes of the Future s’ouvre sur la présentation de Brecken, un enfant mangeur de plastique que sa mère, effrayée par sa progéniture, tue avant d’en livrer le cadavre à son ex-mari, Lang (Scott Speedman). Après cette introduction, on assiste au réveil du protagoniste principal, Saul Tenser, dans ce qui apparaît comme un lit « bio-réagissant » connecté à son hôte et en forme de coquille de noix ou de carapace de cafard. Saul Tenser (Viggo Mortensen) et sa compagne Caprice (Léa Seydoux) sont très vite décrits comme des artistes dont l’un développe en son corps de nouveaux organes et dont l’autre procède à des interventions chirurgicales publiques et « spectacularisées » afin d’en procéder à l’ablation. Tandis que le couple se voit surveillé de près par des bureaucrates membre du Bureau du Registre National des Organes, ils sont également approchés par Lang, lequel leur propose de procéder en public à l’autopsie de son fils décédé, avec les outils chirurgicaux qu’ils ont à disposition, afin de révéler au monde l’existence d’un organisme modifié accédant à un stade supérieur d’évolution de l’humanité.

Il y a véritablement un rapport, un parallèle à établir entre l’évolution du cinéma de Cronenberg et l’évolution – de l’humanité – telle qu’il la présente et l’aborde dans ses films et dans Crimes of the Future en particulier. Lors des fameuses séances de chirurgie artistique performées par Caprice et Saul, la pénétration des scalpels dans la peau de Saul et l’extirpation de ses organes superflus sont ressenties – ou pour tout le moins jouées, interprétées – comme un orgasme. Timlin (Kristen Stewart), l’une des bureaucrates du Registre National des Organes, sera d’ailleurs excitée par l’une de ces performances, et viendra susurrer à l’oreille de Saul : « Surgery is the new sex. ». Plus tard, Caprice et Saul se coucheront dénudés sur la table d’autopsie autonome et se laisseront « pénétrer » par les scalpels, ces pénétrations remplaçant les ébats sexuels traditionnels. Ainsi, par l’apparition d’éléments aussi inattendus que de nouveaux organes développés arbitrairement par le corps humain, une pratique, en l’occurrence la chirurgie, se transforme en une autre, le coït. De la même manière, Brecken, l’enfant mangeur de plastique est la résultante d’une intervention chirurgicale faite sur son père pour que son appareil digestif intègre le plastique comme matière nutritive acceptable voire indispensable. Un changement établi par la chirurgie est donc devenu héréditaire. Dans les deux cas, l’arbitraire a induit une évolution prégnante, d’un côté le glissement d’une pratique à une autre, de l’autre celui d’un caractère acquis à un caractère inné. Mais ce qu’il y a surtout de commun entre les deux, c’est que de l’hybridation est née une évolution(1).

Timlin (Stewart) est excitée par le "new sex" de Saul (Mortensen) dans « Crimes of the Future »
© Day One

La manière dont Cronenberg semble faire évoluer son cinéma se situe plus ou moins dans le même ordre d’idée : en faisant un film s’inscrivant dans la lignée de ses œuvres plus anciennes, voire fondatrices – par exemple Videodrome ou eXistenZ – mais en la développant au sein d’une démarche de mise en scène, de rythme et de direction d’acteurs plus proche de ce vers quoi il tendait dans des films plus récents – par exemple Cosmopolis ou Maps to the Stars –, Cronenberg entérine une hybridation au sein même de son cinéma entre deux types de démarches qui lui sont propres, pour donner naissance à un « troisième type », qui découle finalement de l’un et de l’autre. De l’hybridation aura découlé une évolution.

Ce type de démarche montre à quel point David Cronenberg s’interroge quant à son propre cinéma, au sein même de celui-ci, ce qui fait de lui au final le meilleur théoricien, le meilleur « commentateur » de son œuvre. Il n’est donc pas étonnant de trouver, à l’intérieur de Crimes of the Future, un véritable commentaire sur la notion d’artiste et sur ce qui la définit. Dans une scène du film, Timlin et son collègue Wippet tentent d’expliquer à un inspecteur que Saul Tenser, en développant de nouveaux organes au sein de son organisme et en se les faisant retirer en public, est un artiste. L'inspecteur fait mine de ne pas comprendre et exhibe une tumeur externe visible au niveau de ses reins en demandant si cela fait de lui le nouveau Picasso ou le nouveau Duchamp. Plus tard, en voyant des esquisses du travail effectué par Caprice sur les organes de Saul – elle les tatoue avant de les extraire –, il dira que c’est probablement elle la véritable artiste.

Ce discours ramenant à l’éternel débat sur l’art contemporain et sur l’art performatif interroge sans avoir l’air d’y toucher le statut d’artiste dans tous les domaines, y compris dans celui du cinéma. Schématiquement, la question est la suivante : l’artiste est-il celui qui accouche d’une idée, d’une fulgurance, ou celui qui la transforme pour en faire un produit fini, dévoilé ainsi à une audience ? En d’autres termes, et pour appliquer cette réflexion au médium cinéma, l’artiste est-il le scénariste ou le metteur en scène ?

En ce qui concerne Crimes of the Future, le scénariste et le metteur en scène se trouvent être la même personne. L’interrogation que semble induire le film par cette scène et par d’autres mue donc de question pratique, hiérarchique, en une interrogation profondément intime, voire psychanalytique, comme si David Cronenberg se demandait à quel moment de la fabrication de son œuvre il endossait le statut d’artiste, au moment de l’élaboration ou au moment de l’exécution ? Développement ou performance ?

Il se trouve que Crimes of the Future, particulièrement dans sa dernière partie, se livre à un exercice de complexification extrême de son intrigue, un peu à la manière d’un film d’espionnage, comme pour dérouter, voire perdre son spectateur. Dans cet exercice-là, le film continue de poser des questions sur l’art et sur l’artiste, ou, en tout cas, apporte une dimension supplémentaire à cette interrogation. Est-ce que l’artiste est celui qui complexifie, qui diversifie, qui emberlificote, ou bien est-ce celui qui livre les choses brutes, telles qu’elles sont ? Art maniéré ou art brut ?

Dans sa dernière partie, Crimes of the Future s’affaire à « dénouer » les choses et l’intrigue, comme Saul s’apprête à dénouer sa gorge qui l’empêche de se nourrir convenablement – ce que la chaise organique qui est censée lui apporter du confort dans sa digestion ne parvient apparemment plus à favoriser. Pour cela, Saul se résigne à faire ce que font déjà Lang et ses disciples, ce que faisait Brecken : ingérer du plastique. Le devenir de Saul embrasse donc celui de l’humanité – dans le film –, le « devenir plastique » symbolisant, au choix, la fin pur et simple de cette humanité ou justement l’acceptation qu’elle évolue vers un autre régime. Accepter cela, accepter de dénouer les choses, c’est en quelque sorte accepter l’évolution, y compris l’évolution de l’artiste, l’évolution du cinéma, et du cinéma de David Cronenberg en particulier.

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