« Creatura » de Elena Martín : Y a-t-il un trauma dans l’avion ?
Dans le sillage du mouvement #MeToo, que faire de l’expérience ordinaire de la sexualité, jonchée de heurts et de frustrations, mais sans grand traumatisme duquel tout le récit procède ? S’il est intéressant pour le cinéma d’aller ausculter les violences sexuelles en s’éloignant des cas de figure les plus explicites et révoltants, c’est qu’il existe tout un territoire à défricher entre la célébration du désir et la mise en lumière de son caractère funeste.
« Creatura », un film de Elena Martín (2023)
Ça devrait être facile - ça n’est jamais facile. Ce dialogue entre Mila et son compagnon fait office de programme cinématographique pour Creatura. Sans doute la sexualité serait-elle chose facile dans un monde où l’on saurait jouir sans entrave. Mais puisque ce mot d’ordre n’a pas su tenir ses promesses, autant arrêter de faire comme si tout allait bien.
Tout commence donc par un accroc, à savoir l’interruption des rapports sexuels entre Mila et son partenaire. Lorsque ces difficultés se manifestent par une crise d’eczéma aux entrejambes de cette dernière, les souvenirs remontent, croisant l’enfance et l’adolescence du personnage. La logique de dramatisation potentiellement voyeuriste voudrait alors qu’on assiste aux abus sexuels vécus par Mila, qui expliqueraient son rejet de la sexualité des années plus tard. Mais la cinéaste Elena Martín fait dérailler ce schéma narratif du traumatisme originel, le viol prépubère, pour mieux ausculter les événements en apparence plus anodins qu’une femme peut traverser. Ce choix l’engage d’autant plus qu’elle scénarise le film et incarne son personnage principal, en plus de le réaliser. Le caractère éventuellement autobiographique de Creatura renforce les interrogations sur ce parti-pris d’une indétermination des troubles psychologiques du personnage : qu’aurait-on bien à (se) raconter si l’on reste incapable d’expliciter la cause de nos problèmes ? N’est-ce pas semer davantage de confusion, dans une société patriarcale qui charrie tant de victimes traumatisées ?
Dans le sillage du mouvement #MeToo, le cinéma peut se faire le porte-étendard d’une libération de la parole, révéler le patriarcat à son état brut et les violences sexuelles dont il est la cause, à l’instar du récent Maria de Jessica Palud qui revient sur le tournage du Dernier tango à Paris. Mais que faire de l’expérience ordinaire de la sexualité, jonchée de heurts et de frustrations, mais sans grand traumatisme duquel tout le récit procède ? S’il est intéressant pour le cinéma d’aller ausculter les violences sexuelles en s’éloignant des cas de figure les plus explicites et révoltants, c’est qu’il existe tout un territoire à défricher entre la célébration du désir et la mise en lumière de son caractère funeste. Cette troisième voie a le mérite de sortir du récit monocausal, pour considérer les individus dans la somme de leurs expériences plus ou moins signifiantes, l’articulation subtile de leurs plis affectifs et de leurs pulsions. Il ne s’agit pas de rejeter tout manichéisme au profit d’une hypothétique complexité de l’âme humaine, mais d’élaborer une méthode de fouille archéologique de la sexualité d’un personnage de cinéma. Plutôt que d’opter pour le geste continuiste de révélation de ses traumas, la méthode d’Elena Martín dans Creatura embrasse la discontinuité et le tâtonnement – sa consistance se mesurant à l’opacité qu’elle parvient à maintenir alors même qu’elle explore en profondeur l’histoire intime de Mila.
Elena Martín peut ainsi dégainer l’arme cinématographique propre à une démarche discontinuiste, à savoir l’art du montage. Dans Creatura, les flash-back et les rêves de Mila peuvent faire irruption à n’importe quel moment, épousant avec fluidité le flux de ses associations de pensées et de souvenirs. Les scènes ne suivent pas un ordre chronologique puisqu’on alterne entre ses 5 ans et ses 15 ans. C’est plutôt le corps de Mila qui constitue la matrice de ses souvenirs, sa crise d’eczéma renvoyant par exemple à celle qui survient durant son enfance. Sa mémoire s’active en fonction de traces sensorielles, qui constituent autant de pistes de réflexion pour le personnage. La récurrence des scènes de plage et de baignade par exemple, si elle peut sembler anodine, s’explique peut-être par l’éveil des sens que procure le contact de l’eau, ou par le sentiment de vulnérabilité que Mila adolescente peut ressentir vêtue d’un maillot de bain. Le récit ne suit pas pour autant une logique déductive, puisqu’aucun flash-back ne semble davantage s’approcher de la vérité qu’un autre. Bien au contraire, les souvenirs de Mila perdent en valeur de vérité au cours du film. Le spectre de l’inceste apparaît peu à peu au cours de plusieurs scènes entre Mila enfant et son père, notamment lorsqu’elle lui demande de lui « bercer les fesses » avant de s’endormir. Mais cette clé de lecture est remise en cause lorsqu’au cours d’une conversation avec sa mère, Mila adulte apprend qu’elle adressait cette demande invariablement à son père et sa mère, et qu’il ne s’agit peut-être pas du secret ambigu qu’elle croyait. Ce simple dialogue vient alors troubler l’ensemble des flash-back du film : a-t-on affaire à des scènes du passé, ou à des souvenirs recomposés d’après ce que Mila s’est racontée à elle-même ? Le choix même de faire resurgir tel souvenir plutôt qu’un autre n’apporte-t-il pas un biais qui fait obstruction à la possibilité d’exhumer les traumatismes du passé ?
Nous voilà bien avancés. Certaines scènes de l’adolescence, comme celle d’exhibition par webcams interposées ou de dialogues révélant le slut-shaming ambiant dans le groupe d’amis de Mila, si elles sont plus convenues, ont pour mérite de sortir le film d’un certain œdipo-centrisme. Elles rappellent au passage certains invariants de la condition féminine, ponctuée d’injonctions contradictoires qui forment des structures mentales réprimées et aliénées. Mais à ce stade, Creatura ne semble pas d’un grand secours pour celles et ceux qui espéreraient comprendre facilement le poids de leurs déterminismes dans le domaine sexuel. Rappelons-le : « Ça n’est jamais facile ». Les flash-back n’étant d’ailleurs pas accompagnés de commentaires de Mila en voix-off, on ne peut que deviner les réflexions qu’elle en tire. Si la mise en scène nous invite à se méfier des images et de leur montage, elle accorde finalement une plus grande foi à la parole. Non pas celle, largement éculée au cinéma, entre le patient et son thérapeute, mais celle qui confronte Mila à son compagnon et son père. Au risque de casser la routine installée avec eux, celle-ci les pousse à une réflexion sur certains non-dits qui constituent leurs rôles de conjoint et de parent. Leurs réactions fermées et incompréhensives rebattent les cartes du problème de l’intimité : si Mila semble mal connaître ses limites, ses efforts réels pour améliorer ses rapports avec eux indiquent une possible voie de salut que son père et son compagnon, dans leur manière de normalité, sont incapables d’emprunter.
Avec Creatura, Elena Martín ne cherche pas à se libérer ou à se défaire d’un secret inavouable. Contre le cinéma psychologique qui ignore les notions de corporéité et d’intimité, elle ne propose pas de résolution au spectateur, et renonce à qualifier les ressorts traumatiques vécus par son personnage. Tout juste entrouvre-t-elle la boîte de Pandore de ses déterminismes sexuels, suffisamment en tout cas pour interpeller le spectateur sur la foule de détails laissés dans l’ombre d’une histoire personnelle, dont on ne saura peut-être jamais lesquels nous ont le plus façonné. Tout en restant à bonne distance de la thèse sociologique, Elena Martín illustre assez bien le double sens du concept d’assujettissement développé par Didier Eribon dans Réflexions sur la question gay. Celui-ci désigne les effets paradoxaux d’une structure normative sur un individu, marquant sa dépendance à cette structure en même temps qu’elle le construit en tant que sujet capable de s’en émanciper. En refusant d’asséner des vérités sur son personnage, Elena Martín maintient son intégrité et laisse ouverte la possibilité de cette émancipation.
Poursuivre la lecture
- David Fonseca, « Le cinéma à l'heure des scandales sexuels : Passer d'un cinéma de la création à la décréation », Le Rayon Vert, 29 avril 2024.
- David Fonseca, « Brainwashed de Nina Menkes : Réflexions sur le male gaze », Le Rayon Vert, 12 novembre 2023.
- Guillaume Richard, « She Said de Maria Schrader : Aveu d'impuissance », Le Rayon Vert, 15 janvier 2023.