« Crash » de David Cronenberg : Au volant du monde
Revenir au monde déserté par le désir, c'est vouloir tirer de la rengaine de la production industrielle du crash la ritournelle de l'accident originaire. Retrouver le sens de l'événement dans d’insensés cabossages et d’incessants télescopages. Circulez il n'y a rien à voir ni à désirer parce que plus rien n'arrive, c'est la rengaine postmoderne qui a mis Pornos à la place d'Éros. Avec « Crash » agencer les machines expérimentales du désir et en être les artistes sans œuvre répond au désir qui ne revient que par accident. Plus de statistique : une érotique machinique. Avec le sens naissanciel de l'accident, on peut alors machiner une vie nouvelle au milieu du champ d'épaves accumulées par les autoroutes de la modernité occidentée.
« Crash », un film de David Cronenberg (1996)
« L’homme est malade parce qu’il est mal construit »
(Antonin Artaud, « Pour en finir avec le jugement de dieu » [1948] in Œuvres, éd. Gallimard-coll. « Quarto », 2004, p. 1654).
« C’est pourquoi, en tant qu’être vivant, l’homme est un pur problème, un avortement chronique »
(Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, éd. Christian Bourgois/Points-coll. « Essais », 2000 [1989 pour l’édition originale], p. 163).
Exorde de Kafka
Franz Kafka a écrit Le Verdict d'une seule traite durant la nuit blanche du 22 au 23 septembre 1912. L'écriture d'un seul jet. Hors un premier recueil de 18 miniatures en prose intitulé Regard et publié par un éditeur de Leipzig le 14 août 1912, Le Verdict est la première nouvelle de l'écrivain praguois publiée au printemps 1913 dans la revue Arkadia par son ami Max Brod. La joie mêlée d'une intense fatigue résulte d'une écriture qui s'est imposée sans forcer sa nécessité. L'écriture aura été vécue comme un élan vital rédimant l'histoire terrible d'un jeune homme plein d'avenir, Georg Bendemann, qui découvre quasiment par hasard la haine inimaginable que rumine son père à son égard. Sa découverte est aussi soudaine qu'effroyable. La détestation du patriarche est si grande, elle est si excessive qu'elle pousse le fils à accepter comme un destin l'injonction paternelle à la noyade.
La dernière phrase du Verdict, telle qu'elle apparaît dans la traduction de Claude David, Marthe Robert et Alexandre Vialatte, se donne ainsi : « À ce moment, il y avait sur le pont une circulation littéralement folle »(1).
Le mot allemand pour dire la circulation ou le trafic est Verkehr qui peut signifier aussi le rapport. Entre la circulation automobile sur le pont et les eaux de la noyade, il y a un rapport qui recoupe l’autre rapport du pont jeté entre l'écriture littéraire et l'émission d'autres flux, par exemple organiques. Franz Kafka s'est confié à Max Brod sur l'idée malicieuse qui a fortement imprégné le sens de l'écriture de la dernière phrase du Verdict : « Sais-tu ce que signifie la phrase finale ? J'ai pensé en l'écrivant à une forte éjaculation »(2). L'écriture fictionnelle a tout de l'élan vital quand son flux séminal est irrépressible. Et il est irrésistible pour autant que l'écriture est à ressaisir aussi dans son débord même, sa poussée turgescente comme sa délivrance éjaculatoire. L'écriture est une technique de soi comme le sexe peut l'être ; c'est un dispositif de modelage libidinal comme une voiture peut l'être. En 2014, on découvre que David Cronenberg est l'auteur d'une préface à la nouvelle traduction anglaise par Susan Bernofsky de La Métamorphose publiée W. W. Norton & Company. Il y raconte comment un beau matin il s'est levé en découvrant qu'il avait un nouveau corps, celui d'un homme de 70 ans.
Éjectés hors du monde et y revenir
Après l'accident de voiture dont ont été victimes le réalisateur James Ballard (James Spader) et la doctoresse Helen Remington (Holly Hunter), les deux rescapés s'accordent à reconnaître que la circulation automobile ne leur a jamais paru aussi intense. Le trafic ne l'est probablement pas plus que d'ordinaire mais l'accident leur a ouvert les yeux comme il aura permis leur rencontre. Brutalement, tragiquement. Pour voir que la circulation est aussi intense qu'une éjaculation, quelque chose a bien dû avoir lieu. Dans Crash l'accident de voiture n'est plus neutralisé par la série métronomique des statistiques de la prévention autoroutière. Contre tout effet d'habitude par banalisation arithmétique et projection probabiliste, le crash a enfin renoué avec sa dignité exceptionnelle d'événement. L'accident de voiture d'Helen et Ballard a jailli de la série statistique des accidents de la route. Le crash devient un événement quand la singularité fait exception en rompant avec le règne des probabilités mathématiques et la singularité ne l'est que pour les individus qui en sont les sujets, intempestivement. Le monde n'est alors plus le même, la membrane humaine s'est déchirée. La vitre a éclaté et, au milieu des tôles et des bris, sortis de la carcasse des habitacles ratatinés comme des boîtes de conserve, des vivants qui ne l'ont jamais été autant réapprennent à marcher, vivre, désirer.
Le crash comme degré zéro du désir : son abolition pour les morts ; sa relance pour les vivants qui ne reviennent au désir qu’en étant des survivants.
Désaxé, le monde est sorti de ses gonds pour ceux qui y vivent dorénavant non pas en cadavres sursitaires mais en survivants de la catastrophe dont ils comprennent qu'elle en constitue la coordonnée principale. Alors c'est la grande découverte : la survie n'est pas tant pour les survivants une vie handicapée et amoindrie qu'une vie nouvelle dont la forme expérimentale redonne avec le monde le désir d'en être, d'y être à nouveau, différemment. Une rencontre si elle est réelle devrait être toujours ainsi : accidentelle et imprévisible, effractive et éjective. Une rencontre comme un télescopage, un carambolage auquel il faut survivre dans la relève laborieuse de ses blessures et dans la construction neuve de ses conséquences. La rencontre a lieu quand l'autre s’impose en forçant les petites clôtures de soi et avec le retour brutal de l’autre, la sortie de route permet de dérouter les programmes économiques, de dérégler les appareillages sociaux, de démonter les montages techno-logiques. Dans un monde où le flux des automobiles a la fluidité hyper-industrielle d'une coulée ininterrompue – idéale métonymie de la modernité liquide(3) –, l'accident réintroduit la possibilité disjonctive du réel et cette réinjection du réel dont l’autre est le garant a pour versant une éjection brutale hors des enveloppements habituels de soi.
Une éjection hors de la matrice technique comme une éjaculation libératrice.
L'éjection hors de soi est dans la relève de la déroute et le fatras des épaves fumantes une réinvention de soi, un remontage, une déprise pour une reprise et une reprise parce qu'il y a eu trou, accroc, déchirure. Une nouvelle manière de subjectivation pour ceux qui désirent être des accidentés plutôt que des convalescents perpétuels : des nouveaux nouveaux-nés. Un sursaut vital aussi irrépressible que le sein qu'Helen arrache de ses vêtements en l'offrant avec la nécessité d’une exhibition non négociable au regard plus ahuri encore de Ballard après la collision de leur véhicule. L'exhibition du sein est un don impérieux. Le contre-don par réflexe au don involontaire de l'accident que l'inattention de Ballard, qui croyait encore aux vertus du pilotage automatique, a provoqué en incluant la mort affreuse du mari d'Helen. Elle croit en vouloir à Ballard, elle voudrait lui en vouloir et puis non. Helen claudicante s’éloigne dans le couloir de l’hôpital dont une focale longue comprime la profondeur comme si elle faisait du surplace. Elle est ailleurs désormais, non pas dans l’espace mais dans le temps. Les vieilles lunes psychologiques du ressentiment et de la résilience ont en effet été abandonnées au milieu de la ferraille éparpillée. Ce sont des membres amputés, des peaux mortes, des organes inutiles en legs de la phylogénèse : la nouvelle chair est pour ses expérimentateurs accidentés un événement qui l'exige et son don est naissanciel(4).
Se faire une nouvelle naissance a été jusqu’au bout le désir fou d’Antonin Artaud, celui d’un corps sans organes qui lui permettrait d’en finir avec le jugement de dieu. Ce désir radicalement athée d’anti-production machinique d’un corps atomique sur les vestiges du corps anatomique est partagé par bon nombre de personnages cronenbergiens, ceux de Crash mais déjà et entre autres Antoine Rouge dans Crimes of the Future (1970), Nola Carveth dans The Brood – Chromosome 3 (1979), Max Renn dans Videodrome (1982), Johnny Smith dans Dead Zone (1983), Seth Brundle dans The Fly – La Mouche (1986), les jumeaux schizos Beverly et Elliot Mantle dans Dead Ringers – Faux-semblants (1988), Bill Lee dans Naked Lunch – Le Festin nu (1991), René Gallimard dans M. Butterfly (1993) et, plus tard encore, Tom Stall dans History of Violence (2005) et Nikolai Loujine dans Eastern Promises – Les Promesses de l’ombre (2007).
De l'accident à l'événement s'écrit sur les corps
(les anartistes de la néoténie)
Une sortie hors de soi, intempestive et effractive, éjaculatoire et éjective. L'événement est libératoire, comme un nouvel accouchement à l'image de l'accident de route final provoqué par Ballard pour qu'il s'accouple avec sa compagne Catherine (Deborah Kara Unger) à proximité de la carcasse fumante de son véhicule endommagé comme un ventre ouvert. Précisément une poche des eaux crevée avec la délivrance du fœtus attaché à son jumeau le placenta. D'Helen à Catherine, on se dit alors que le sein ne se donne qu'une fois sortie du sein et ce n’est plus le même, ce n’est plus le même corps. De sphère en sphère : notre vie dans les sphères est un « transphère » comme l'écrit Frédéric Neyrat, lecteur de Gaston Bachelard et Peter Sloterdijk(5). Naissance nouvelle, nouveau nouveau né.
À la fin, alors que le gris béton domine dans une mégalopole indifférenciée (toujours Toronto pour David Cronenberg mais réduite ici à l'essentiel, pour l'essentiel à des bretelles d'autoroutes, un hôpital et un vague studio de cinéma, des parkings souterrains et quelques hangars), l'herbe a des rayons verts que l'on n'avait jamais vu darder ainsi. Depuis la naissance jusqu'à la mort, on ne cesse pas de revenir au monde avec un nouveau corps, de nouveaux paysages, de nouveaux orifices. Tout un reverdissement, une végétation nouvelle après la désertification. Encore faut-il que l'accident arrive vraiment et encore faut-il y survivre en en faisant un destin. L'accident a fracturé la machine de production capitaliste de l'automobile en éjectant ses consommateurs et usagers qui ne deviennent les nouveaux sujets de leur désir qu'en en étant les praticiens et les artistes mais d'un type spécial. Des artistes anarchistes, sans œuvre ni lieu d'exposition, sauvages et intraitables : des « anartistes » dirions-nous alors en pensant à Marcel Duchamp(6).
Anartistes garagistes, anartistes performeurs, anartistes machinistes : ils travaillent en refusant le travail productif et leur refus est une anti-production qui se double du désœuvrement des conventions dont s'oblige le monde de l'art. C'est ainsi que David Cronenberg déçoit autant les attendus du méta-film (expédiés en quelques motifs, un plateau, quelques techniciens moqueurs, un vague projet de film dont on ne saura rien) que le narcissisme du surmoi artiste (le « remodelage du corps par la technologie » s'énonce dans une ligne de dialogue savoureuse critiquant un concept de science-fiction encore trop primitif auquel il faudrait préférer celui, néo-freudien, de « psychopathologie complaisante »). La déception est autant celle des attendus de la vieille science-fiction que des montages rigolards du post et du méta. Crash se joue ailleurs. Les artistes improductifs sont aussi des anartistes paysagers dont l'optimisme a la lucidité de ne pas ignorer que le reverdissement a lieu à l'endroit même où le bas côté de la route s'apparente à un terrain vague et pentu, jonché de déchets. Un dépotoir. Celui qui, dans l'œuvre romanesque de J. G. Ballard, permet à un personnage potentiel de Crash ! (1973) de réinvestir dans L'Île de béton (1974) l'imaginaire insulaire et utopique au milieu des ordures et déchets de la modernité tardive vécue comme une dystopie, tandis que la variante de Metropolis à l'ère de la moyennisation sociale et du tournant néolibéral a donné le roman I.G.H. (1975) dont le film le plus contemporain reste encore Shivers – Frissons (1975) de David Cronenberg.
On ne s’étonne alors pas de ceci : il y en a des accidents chez David Cronenberg. Et quelques-uns ont effectivement lieu sur la route : l'accident de moto de l'héroïne de Rabid – Rage (1977), l'accident de voiture du héros de Dead Zone d'après Stephen King (qui est l’auteur de Christine adapté au cinéma par John Carpenter en 1983, autre exemple de la voiture comme machine libidinale, comme fuck machine). On pense encore à la moto réparée de Eastern Promises – Les Promesses de l'ombre, à la limousine malmenée du jeune milliardaire de Cosmopolis (2012) d'après Don DeLillo. Et puis il y a l'inédit Fast Company (1979) et ses courses de dragsters dans lequel joue Claudia Jennings, playmate chez Playboy décédée dans un accident de la route peu de temps après le tournage du film. Si l'accident, notamment scientifique, est un motif classique de la science-fiction, il est chez le cinéaste canadien un opérateur privilégié de mutation, l'événement d'une nouvelle naissance. D’une transfiguration qui est une transsubstantiation si l'on reconduit à l'époque de la déconstruction du christianisme (ce que Jean-Luc Nancy appelle la « déclosion ») le vocabulaire de la « nouvelle chair » promue par Videodrome et reconduit dans Crash(7).
Il est certain que David Cronenberg a une conscience aiguë de la plasticité inorganique du corps humain et de l'environnement prothétique nécessaire à la vie de ce fœtus de primate arrivé à maturité sexuelle que nous sommes pour parler comme le botaniste néerlandais Louis Bolk et dont la définition scientifique faisait la joie de Jacques Lacan(8). Et la conscience cronenbergienne, si elle est visionnaire en voyant les pointes nerveuses du futur depuis la chair du présent, ne l'est pas moins des catastrophes avérant la métastabilité monumentale et ruineuse de nos compositions et décompositions organiques et inorganiques. Les expérimentations sexuelles, parapsychologiques et cosmétiques des premiers films underground, Stereo (1969) et Crimes of the Future, le montrent déjà. Et pas moins les films d'horreur de série des années 1970. Avec Frissons et Rage le motif partagé de la greffe chirurgicale produit par accident des viralités de nature libidinale ou rabique. Avec Chromosome 3 l’accouplement de la clinique alternative et de l’hystérie produit des monstres somatiques ; avec Videodrome la télévision est un appareil de contrôle qui transforme ses spectateurs en magnétoscopes. La parapsychologie revient dans Dead Zone accouplée à la paranoïa politique quand La Mouche extrait d’une expérience réussie de téléportation l’accidentel croisement des ADN provoquant les mutations génétiques monstrueuses du scientifique.
Le cinéma est une région privilégiée de la nouvelle chair pour David Cronenberg et ses spectateurs en expérimentent intimement les puissances d’anti-production, d’altération et de viralité (à cet égard, la nouvelle chair cronenbergienne est synonyme du corps sans organes d’Antonin Artaud). Le cinéma d’auteur en représente une nouvelle mue qui s'amorce au tournant des années 1980-1990 avec les délires schizophrènes et gynécologiques de Dead Ringers – Faux-semblants pour connaître un summum artistique avec Le Festin nu d'après William S. Burroughs, M. Butterfly d'après David Henry Hwang et Crash d'après J. G. Ballard(9). Après la science, la littérature s'impose alors au cinéaste comme une nouvelle matière à expérimentation qu'autorise la néoténie, avant d'autres mutations et d'autres contaminations opérées à partir des années 2000 à la fois avec une plus grande intériorisation inaugurée avec Spider (2002) d’après Patrick McGrath et une plus grande diversité dans le choix des sujets. Ce sont bien sûr les thrillers faux jumeaux History of Violence et Les Promesses de l’ombre, altérés par le virus cronenbergien afin d’offrir à Viggo Mortensen une irrésistible puissance d’iconicité érotique. Après un retour à la littérature donné par Cosmopolis que va plus concrètement prolonger l’écriture du roman Consumés (2014 ; éd. Gallimard, 2016), Maps to the Stars (2014) délivre enfin le noyau tabou logé au cœur de Hollywood considéré sur le versant anthropologique d’une société de caste incestueuse. On retient en particulier comment, dans A Dangerous Method (2011) d'après Christopher Hampton, les concepts expérimentaux de la nouvelle métapsychologie sont un chair à métamorphose pour ses techniciens de laboratoire, Sigmund Freud, Carl Gustav Jung et Sabina Spielrein, dont les mutations échappent à leur contrôle tout en les contaminant(10).
La nouvelle chair cronenbergienne a la néoténie pour condition ontologique. Autrement dit la prématuration spécifique de l'humain à la naissance constitue le plan d’immanence du cinéma cronenbergien. Ou son échangeur autoroutier pour rester dans l'univers de Crash. La néoténie est son plan de consistance dont les craquelures forment une écriture qui se compose ici des bleus sur les corps, les prothèses de cuir ou métalliques apposées sur les membres défaillants, les fils de suture chirurgicale comme les poils du mutant de La Mouche. Et, bien sûr, les cicatrices sur les peaux comme une bretelle d'autoroutes ou un gribouillis à la Cy Twombly. En attendant les tests de Rorschach lisibles dans la rouille du générique de Spider, les peaux tatouées et codées des mafieux russes des Promesses de l’ombre et la superposition subtile des maquillages SFX, des tatouages et des cartes hollywoodiennes de Maps to the Stars. La néoténie a de nombreuses surfaces d'écriture cronenbergiennes et dans Crash elles sont partagées par Ballard et Catherine, Helen et Gabrielle (Rosanna Arquette), Seagrave (Peter MacNeill) et, last but not least, Vaughan (Elias Koteas). Ils sont la chair de la nouvelle chair et le cinéaste prouve à quel point il est un très grand directeur d'acteurs. C'est d'ailleurs ainsi qu'il peut aisément renvoyer à sa caducité la critique récurrente et fatigante de réalisateur intellectuel et cérébral. L'intellect est partie de la chair quand le cerveau n'en est que la membrane assurant la réversibilité du sensible et de l'intelligible qu'intensifient ses extensions inorganiques et ses montages prothétiques, son machinisme.
Parmi les acteurs de Crash, Elias Koteas est particulièrement incroyable. Maître de cérémonie et ingénieur informatique, théoricien et garagiste, artiste contemporain et cascadeur, photographe médical et prophète en haillons, Vaughan est l'ange et le démon, le passeur génial et le médiateur évanouissant d'un nouveau monde où la voiture n'est plus un moyen de locomotion dans le monde mais son volant. Un volant comme celui qu'il se fait tatouer sur la poitrine quand d'autres continuent à se faire tatouer d'antiques crucifixions (Robert DeNiro chez Martin Scorsese). La néoténie a moins besoin d'œuvres et de musées que d'anartistes dont le désir partagé est d'en prolonger les écritures contre tout pilotage automatique programmé par les industries voiturières et autoroutières.
De l'accident à l'événement est une relève du désir et son écriture dissémine après emboutissage, collision et carambolage ses traces à la surface d'inscription des corps bleuis et cabossés, ouverts par accident à l'expérimentation de nouvelles machinations, disposés à être à la hauteur de l'événement consistant à désirer autre chose que le désert. L’anti-production plutôt que la confusion fatale du productivisme et du catastrophisme.
Le désir retrouvé essentiellement, par accident
Au volant du monde, l'accident, s'il appartient à la substance, ne s'y oppose plus comme le non nécessaire s'oppose logiquement au nécessaire. C'est même le contraire que vérifie l'époque industrielle : l'accident est originel, essentiellement. L’homme est malade parce qu’il est mal construit a dit Antonin Artaud et Peter Sloterdijk surenchérit en parlant d’un avortement chronique. L'invention de la voiture est aussi celle de l'accident de voiture. La modernité produit avec le progrès les catastrophes qui n'en représentent pas l'exception mais la règle. Paul Virilio a bien vu que notre modernité lève toujours plus avec ses développements industriels et hyper-industriels des puissances transformatrices qui outrepassent les oppositions classiques de la métaphysique introduites par Aristote(11). Le progrès technique est aussi celui de la catastrophe et elle ne cesse pas d'être avec nous, devant nous. Avec la dissolution de l'histoire liquidée dans le présent perpétuel et l'instantanéisme frénétique et toxique des innovations technologiques, l'accident s'industrialise. Devenu fait social total l'accident a des conséquences qui sont intégrales, extimes et intimes. Paul Virilio l'a su parce qu'il sait avoir été précédé dans son diagnostic de civilisation par Friedrich Nietzsche suivi aussi par Hannah Arendt quand elle affirmait déjà que « le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille ».
Cela, l'écrivain J. G. Ballard l'a expérimenté dans sa chair et il l'a raconté dans L'Empire du soleil (1984) quand, enfant, il a vécu entre 1942 et 1945 dans un camp de prisonniers civils à l'heure de l'invasion de la Chine par le Japon.
L'accidentalité est le propre de l'humain en tant qu'elle nomme avec sa plasticité inorganique et prothétique sa fondamentale impropriété. La néoténie fait de l'accident un destin humain qu'amplifie la modernité tout en en obscurcissant contradictoirement le sens. Stanley Kubrick en a poussé au cinéma la pensée en un haut point d'intensité et David Cronenberg le suit de près.
Puisque l'accident est destinal et intégral, il est temps alors d'en faire une œuvre d'art dit Paul Virilio mais ce dernier croyait encore à la valeur culturelle d'exposition(12). Avec Crash on dira que les œuvres d'art de l'accident originel – et l'époque industrielle en livre catastrophiquement l’explicitation intégrale – sont des performances temporaires machinées par ses opérateurs évanouissants que sont les anartistes de l'accident. Avant Crash s'y sont déjà appliqués des artistes aussi différents que Jackson Pollock (la méthode reprise de Janet Sobel du dripping pour ses « action paintings » à partir de 1945), Arman (ses fameuses Colères en 1961), Andy Warhol (la série Death and Disaster en 1963), Jean-Luc Godard (Pierrot le fou en 1965 et Week-end en 1967). Le roman de J. G. Ballard et le film de David Cronenberg qui en propose l'adaptation s'inscrivent radicalement (le livre davantage cependant que le film qui, s'il avait été littéral, aurait été impossible à financer) dans les développements tardifs d'un modernisme qui partage la préoccupation de l'accident et son caractère originel n'aura jamais été aussi manifeste qu'à l'époque de son explicitation sous la forme de sa production en série industrielle.
Qu'est-ce donc qui a pu alors faire scandale, dans le film et d'abord dans le roman ? Quand ils ne meurent pas les accidentés reviennent à la vie, y reprennent goût, en goûtent à nouveau la saveur, en ont le désir. Mais en tant qu'il est désormais branché sur un machinisme nouveau, rénové après la débandade des vieux dispositifs comme la consommation hédoniste et son consentement pratiquée par les couples de la bourgeoisie culturelle. Un machinisme hétérogène au principe des plaisirs consommés par la bourgeoisie des sociétés capitalistes avancées. La vie, les blasés insensibles que sont les sujets anesthésiés de la postmodernité n'y reviennent que par effraction, par accident, par éjection des circuits du confort routinier. L'accident est originel parce qu'il est le défaut qu'il faut, le défaut d'origine qui est la condition originaire de nos processus d'extériorisation techno-logique(13). L'accident est l'événement d'une relève, d'un soin du soi qui dépasse la seule sphère limitée des réponses médicales, cliniques et consuméristes pour se vivre comme vie nouvelle, comme nouvelle chair existentielle indistinctement éthique et esthétique. Les bourgeois désœuvrés qui renaissent comme anartistes sont des nouveaux stoïciens qui produisent les machines expérimentales à la hauteur de leur désir retrouvé par accident. Froids et répétitifs, d'une certaine manière sadiens, les anartistes de Crash défient sans hystérie l'ordre de la sécurité routière qui normalise et banalise la production sérielle et industrielle de l'accident. Et le défi consiste dans la conception de mises en scène sexuelles qui élargissent la sphère de la génitalité. Ce sont des performances volatiles, des techniques alambiquées, des montages acrobatiques, des exercices de gymnastique qui sont les rituels machiniques de la vie nouvelle au volant du monde plutôt qu'à la traîne de sa locomotion qui se confond avec la mobilisation de tous par le capital. Vaughan en est le théoricien dépenaillé, le prophète au jean graisseux et au cuir élimé, le guide d'une secte qui pourrait être la religion de l'avenir mais il semble immunisé contre tout désir prosélyte, contre tout gouroutisme. Pour lui, quelques-uns ont su montrer héroïquement la voie et elle est diagonale en reliant le classicisme hollywoodien finissant à la philosophie continentale de l'absurde, plus par accident que par les œuvres que le crash aura achevées et rédimées : James Dean, Albert Camus, Nathanael West et Jayne Mansfield, tous égaux dans l'accident, tous des avant-gardistes sacrifiés pour avoir traversé l'écran de nos accouplements machiniques.
Même sans le point d'exclamation du roman d'origine – d'autant mieux avec sa soustraction significative – Crash est une histoire du désir retrouvé, mais seulement par accident. De la ré-affection après le grand âge glaciaire de la désaffection. Le désir n'est donc retrouvé qu'à être machiné dans la déroute hasardeuse des fonctions utilitaires de la locomotion industrielle, depuis la centralité originaire de l'accident et sa relève comme événement.
Les accidentés sont de nouveaux nouveaux-nés et Vaughan est leur sage-femme, leur socratique accoucheur. Depuis Michelangelo Antonioni le vieil Éros du couple romantique s'était enfui dans le désert rouge de la modernité. Éros retrouvé l'est dans le désert bleu pétrole des bagnoles et des tôles froissées. Le guide qui initie à la valence érotique des froissements de tôles, de l'épanchement des humeurs mélangées et du réchauffement des liquides de refroidissement est Vaughan. Un animal machine moins cartésien que post-rock comme l’est l’album expérimental et bruitiste Metal Machine Music (1975) de Lou Reed. Dans la zone où le fauve et le reptile se confondent, l'animal machine a des souffles, des ruminations et des miasmes qui électrisent une image que l'on croyait soumise au vernis de l'esthétique publicitaire. Meilleur que le Robert DeNiro de Cape Fear – Les Nerfs à vif (1991) de Martin Scorsese à qui il ressemble cependant, Elias Koteas a le poil sombre et la peau verdissante, son regard est malicieusement torve et son corps est marqué des traces et bleus du travailleur manuel. C'est l'improbable gardien d'un prolétariat que les bourgeois n'arrivent même plus apercevoir et c'est comme tel qu'il redonne sens aux vies bousillées qui sont produites en série sur les autoroutes du capitalisme. Le désir retrouvé consiste bel et bien à machiner depuis nos carcasses accidentées, à soulever le capot et effectuer des branchements inédits, à démonter le moteur et mettre les mains dans le cambouis dont l'huile épaisse se mélange aux humeurs blanches et noires des corps.
Érotique machinique
(le bleu redevient une couleur chaude)
Désirer consiste donc à répéter le rituel, à faire varier le dispositif sexuel comme une musique sérielle extraite du vrombissement de la méga-machine industrielle. Un mot pour le score génial de Howard Shore, peut-être son plus beau, comme une réponse au Metal Machine Music de Lou Reed, avec ses nappes de six guitares électriques et ses boucles qui sont des accrocs à toute monotonie, avec ses éclats comme des yeux révulsés et des tétons dressés, des filets de bave et des éjaculations. Des cris pour l'éternité. Crash : série des baises en dehors des voitures, série des baises dans les voitures, en marche ou à l'arrêt. Dans les intervalles de la narration, peu de description des vies quotidiennes, évidement des contextes, évacuation des psychologies. Des ellipses sans enchaînement. Des juxtapositions, bloc après bloc. Les emboîtements sont la seule affaire des corps qui machinent les circuits du désir retrouvé par accident.
Crash est un film sériel qui tire de la série non pas un théorème mais un problème parce qu’à la différence du théorème dont les développements ne sont que les conséquences intrinsèques à un principe déjà donné, le problème fait intervenir du dehors un événement qui est la condition constitutive du cas qu’il examine(14).
Avec l’accident originel qui a pour ses sujets la force événementielle de valoir comme originaire, Crash privilégie effectivement la perspective problématique plutôt que théorématique. Dans le film, les baises se suivent ainsi en marquant dans leurs variations des inventions, parfois au plan près (les quatre plans avec Vaughan et la prostituée à l'arrière tandis que Ballard à l'avant conduit la voiture et s'accroche au volant comme à son vit), qui détraquent en particulier le système immunitaire des régimes dominants de représentation. D'un côté la norme fragmentaire de l'esthétique publicitaire se charge d’intensités érotiques quand elles sont polarisées par les blasons composés par une fragmentation à la manière bressonienne ; de l'autre les accidents spectaculaires du cinéma d'action sont neutralisés par le découpage filmique le plus sec, neutre, factuel. Impavidement. Dans les deux cas, la neutralisation se retourne contre la neutralisation : l'insensibilisation à force d'immunisation s'ouvre alors à des phénomènes de fusion (les épanchements liquides mêlés des corps et des voitures) et de vaporisation (l'haleine lourde de Vaughan, les pétards de Gabrielle et les bouffées de cigarette d'Helen).
À chaque fois la neutralisation retournée contre elle-même montre que le neutre a des puissances non seulement de soustraction éthique mais aussi de sublimation physique. Le bleu peut alors redevenir une couleur chaude.
Gabrielle tente d'entrer dans une voiture de luxe et l'essayage a des montages de cuir, d'acier et de peau, des tiges et des accrocs, des cuisses sous résille et des mains baladeuses, des yeux bleus vaporeux et un sourire à la Mona Lisa, une jupe noire si courte qu'un écart des jambes en fait craquer la couture, et puis une cicatrice sur la cuisse comme un second vagin. Une volatilisation dispersive et moléculaire des signes qui affole la libido du vendeur avant que Ballard ne s'y aventure avec plus d'appétence gymnique. Plus tard, une séance de lavage automatique devient la zone d'un machinisme partouzard où deviennent indiscernables giclées mousseuses et sécrétions vaginales, bruit des balais mécaniques et râle des corps qui copulent, peaux, cuirs et caoutchoucs chauffés jusqu'à la fusion du dedans et du dehors. Le tatouage du logo devient écriture barbare, blason qui pousse la fétichisation érotique de la marque publicitaire en en faisant l’étoile de la mort d’une anti-production (on essaie les nouveaux modèles sans en faire l’acquisition, on récupère les voitures accidentées plutôt qu’on en achète de nouvelles, les œuvres qui s’exposent ont la durée de vie des performances et ne laissent aucune trace, elles ne constituent aucun capital). Gag : le film morne de crash test dummies se regarde collectivement comme un porno. Même une séance de baise a priori classique incluant le fantasme du tiers absent (Vaughan raconté par Catherine pendant que Ballard la prend par derrière) expose l'importance du nouage sadien entre bouche et anus, récit, fantasme et sodomie.
Renouer avec son désir c'est lui donner chair, une nouvelle chair, voilà le problème. Y aide l'animalité polymorphe de Vaughan, si troublante, si érotique qu'elle invite sans forcer à le reconnaître comme la réincarnation hyper-moderne du dieu Pan. Sa mort est un sacrifice mais seulement accidentellement. Reste après sa mort la panique pour les gardiens de la norme croyant bon de départager encore promotion du sexe et prévention autoroutière. On a sottement parlé de pornographie alors que Crash montre comment Éros reprend sa place longtemps occupée par Pornos si et seulement s'il se fait machine et machine de machine, séries de montages plutôt que probabilités et statistiques. Le crime consiste à disqualifier le retour de l’érotique au nom de la pornographie qui est devenue l’horizon pharmacologique de notre temps(15). Le désir est constructiviste ont souvent répété Gilles Deleuze et Félix Guattari au moment où, en 1973, la publication de L'Anti-Œdipe est absolument contemporaine de celle du roman de Ballard.
Érotique machinique, c'est quasiment une redondance quand on longe la ligne de crête schizophrénique du capitalisme. Éros a toujours été une machine et l'accident est son fondement.
Dans les friches du monde hyper-industriel où la distribution inégalitaire des immunités se comprend comme une insensibilisation des plus riches et une surexposition des plus pauvres aux risques(16), l'accident est le défaut qu'il faut pour crever l'abcès, fendre la membrane de métal et de verre, ouvrir la sphère qui asphyxie comme on ouvrirait une boîte de conserve. Et désirer à nouveau comme on sort la tête de l'eau. Ou bien comme on essaie de reprendre son souffle à l’ère infectieuse du SRAS.
Il faut alors comme le fait Catherine s'asseoir spontanément aux côtés de la survivante d'un accident de la route. Entre le flou sur le visage abîmé de la seconde et le net sur le visage trop parfait de la première, il y a l'espace suffisant pour qu'une accidentée se reconnaisse une sœur dans la rescapée. Car toutes les deux sont des naufragées dans un monde qui produit l'accident en série, massivement. C'est par banalisation industrielle et statistique que l'on neutralise le caractère originaire de l'accident dont la relève est une éthique doublée d'une érotique. On avère ainsi que la seule relève possible d’un accident est d’en faire l’événement d’une nouvelle naissance.
« Maybe the next one », deux fois
Désirer à nouveau, c'est vouloir tirer de la rengaine de la production en série du crash l'événement de l'accident originaire. Circulez il n'y a rien à voir ni à désirer parce que plus rien n'arrive. Rouler pour s'anesthésier. C'est la rengaine postmoderne et se soustraire à sa pornographie consiste à agencer les petites machines expérimentales de son désir retrouvé par accident, et ainsi renaître au milieu des épaves, des carcasses, des ferrailles. Des ruines récentes comme le montrent les photographies de Lewis Baltz. Ruines récentes parmi lesquelles « on voudrait revivre » comme le dit aussi une grande chanson de Gérard Manset. Renaître, revivre – par accident.
« Maybe the next one » n'est plus alors comme au début la vaine rengaine des orgasmes qui ne viendront jamais en raison de la frigidité des corps qui est fonction de la glaciation du monde. « Maybe the next one » dit avec sa reprise finale la ritournelle, celle de l'éternel retour qui n'est pas du même mais de la différence. De l'événement. La promesse qui ouvre un avenir est l'accident originaire assumé par les rescapés du désastre. Eux qui ont le désir de ne pas seulement y survivre parce qu'ils ont compris désormais que le désastre était arrivé à tout le monde.
Les accidentés du monde occidental et sa globalisation intégrale savent au moins cela : que l'occident ne se vit qu'occidenté(17).
Nevers 9 août 1996 – Pantin 11 juillet 2020
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- Thibaut Grégoire, « Crimes of the Future de David Cronenberg : Hybride évolution », Le Rayon Vert, 24 mai 2022.
- Fabien Demangeot, « Faux-Semblants de David Cronenberg : Fusion incestueuse », Le Rayon Vert, 29 juin 2020.
- Fabien Demangeot, « La Transgression selon David Cronenberg : Interview de Fabien Demangeot », Le Rayon Vert, 5 février 2021.
Notes