« Copie conforme » d’Abbas Kiarostami : La prose politique du monde
Il est toujours bien difficile d’écrire sur une œuvre quand d’autres l’ont consacré/désacralisé au préalable par toute une végétation de glose, du dithyrambe à la condamnation, interdisant sans doute d’y voir autre chose, tout comme le décor de la société iranienne, du moins ses représentations occidentales, a imprimé l’image d’un cinéaste, jusque dans certaines rubriques nécrologiques, prétendument suppôt/collabo du régime islamiste pour ne pas avoir condamné ni quitté plus tôt l’Iran, patine critique qui a longtemps obéré son cinéma, empêchant trop souvent de venir à l’œil. Autant de malentendus que Copie conforme (2010), l’un des derniers films réalisés par Abbas Kiarostami, déjoue, jamais frontalement, toujours par la recherche d’une forme cinématographique particulière pour signifier le fond. Si Copie conforme a, dès lors, pour pré-texte une réflexion sur la copie et l’original en art, celui à qui certains ont reproché de n’avoir pas de positions franches sur la politique de l’État iranien, laisse, sans doute, à cet égard, une réflexion sur l’art en général autant qu’il opère comme métonymie sur la question politique. Un film passe-miroir, invitant le spectateur à prendre part au débat comme à cette mise en abyme, dont les lignes qui viennent s’efforceront de suivre les détours, ces écarts qu’Abbas Kiarostami aura laissé afin que chacun puisse y laisser sa propre trace.
« Copie conforme », un film d’Abbas Kiarostami (2010)
Copie conforme, d’Abbas Kiarostami, est la copie d’un projet initial, reprenant la construction très élaborée d’un moyen métrage de 54 minutes, réalisé en 1979, Cas n°1, cas n°2, tourné après le renversement du régime iranien du Shah. Abbas Kiarostami y tourne d’abord une fiction dans une salle de classe, mais en deux parties. La scène : un professeur au tableau, dos à sa classe, est gêné par un bruit périphérique. Entravé dans son autorité, le professeur, dans un geste de ressaisie, décide de renverser la barre, renvoie les deux derniers rangs de la classe jusqu’à ce que le fauteur de trouble soit dénoncé. Dans le premier cas, les élèves collaborent. La dénonciation a lieu. Dans le second, les adolescents désobéissent civilement et collectivement. Mutiques, ils seront mis au ban, passeront une semaine dans le couloir avant de réintégrer la classe. S’ensuivent des entretiens où Abbas Kiarostami interroge parents d’élèves, personnes de la société civile, membre de l’appareil d’État, sur la signification de ces deux cas après leur avoir présenté le(s) film(s). Deux lectures s’offrent, l’une éthique sur le milieu scolaire, l’autre politique, en prise avec les événements récents en Iran. Une quête de la forme pour dire le fond, ou comment tout le cinéma d’Abbas Kiarostami raconte finalement l’histoire d’un film réalisé à partir d’un autre film, indéfiniment, cette manière qu’a le regard (des acteurs, du public) sur le film de participer à son élaboration. Un processus filmique qui renonce, d’emblée, à une certaine conception de la création comme de l’auteur, élargissant la réalisation du film, de cercle en cercle, aux acteurs comme au public, qui participe ce faisant d’une conception politique, hautement démocratique, au sens radical du terme, où le champ circule, où la vie s’invite constamment, œuvre ouverte qui laisse sa place au spectateur, à son intelligence, peut-être, à sa sensibilité, surtout. Copie conforme s’inscrit dans cette lignée d’un cinéma radical, jamais consensuel, tandis que sa palme d’or aurait pu augurer du contraire : radical, où il s’agit d’en revenir aux conditions mêmes de la possibilité d’une vie en société. Film dans le film, un procédé que Shirin (2008) reprenait déjà, composé autant de deux films, dont l’un n’avait pas d’images, simplement une bande son tandis qu’à l’écran chacun pouvait apercevoir des visages de femmes supposées regarder le film que nul ne voyait pourtant, Abbas Kiarostami, chercheur de formes exprimant le fond, rénovant notre regard, et sur l’art, et sur la politique.
Copie conforme, copie d’un geste initial, est encore redoublé dans son imitation de faussaire. Il est un film de film élevé au carré, une copie de copie d’un projet original. Il ne reprend pas simplement Cas n°1, cas n°2 ou encore Shirin, mais s’inscrit aussi dans la lignée d’un projet ancien, pour lequel le réalisateur souhaitait filmer Isabelle Adjani à Beyrouth, là où trois langues auraient été parlées, Abbas Kiarostami qui s’inquiétait alors de savoir si Isabelle Adjani parlait l’arabe. Copie conforme est donc une seconde mouture, version plus mature, c’est-à-dire, une copie qui serait plus originale que le projet initial, ou comment l’origine est toujours contaminée chez le cinéaste. Par où la mise en abyme des conditions de production de Copie conforme renseigne déjà sur les enjeux du cinéma chez Abbas Kiarostami. Un tour de passe-passe permanent sur la question de l’original et de la copie qui va permettre au réalisateur rien moins que de penser son art comme la manière d’être au monde civilement et politiquement. Original/copie, qui signifie le mouvement partout dans le cinéma d’Abbas Kiarostami, la circularité. Question de l’original, de la copie, qui se trouvait également dans son autre court métrage de 1978, Solution, cette histoire de pneu qui s’échappe des mains de celui qui voulait en changer l’original, un pneu crevé, l’original fatigué, sa copie qui veut demeurer plus neuve que l’original, pneu qui s’échappe des mains de l’homme, de ses commandements, vie autonome dévalant la montagne, pneu qui va son chemin désormais, l’homme en panne à sa suite, chorégraphie des deux, où Abbas Kiarostami filme la vitalité du monde humain, comme il réfléchit sur le cinéma (« ça tourne ! »).
Copie conforme reprend le générique de ce film, qui pourrait être celui de tout son cinéma, fixé dans une autre réalisation, Et la vie continue, en 1992. Car ce pneu qui s’échappe, dans Copie conforme, c’est d’abord, eu égard, encore, aux conditions de production du film, Abbas Kiarostami qui tourne autant que ce pneu pour aller en dehors des frontières de l’Iran réaliser son film, en signe de protestation sur les conditions de diffusion de son cinéma comme celui de ses comparses, Abbas Kiarostami quittant ses terres, l’origine, pour y être au plus près, en n’ignorant pas ce qu’il en perd.
Ce pneu continue sa route, ainsi, en Italie, décor principal de Copie conforme, où un homme (William Shimell) et une femme (Juliette Binoche), incarnation mobile de cette liquidité, vont en voiture se découvrir, l’occasion d’un voyage pour refaire le cinéma comme le monde, durant quelques heures de leur vie.
L’histoire, avant tout, est riche de significations. Un homme, conférencier, vient présenter un ouvrage sur l’art, offrant une réflexion sur la copie et l’original. Une femme, galeriste, présente lors de cette conférence, l’invite à venir visiter ce qui lui tient de lieu, sa galerie, afin de dédicacer les livres du conférencier qu’elle a acquis, les distribuer ensuite comme ce cahier d’écolier circulait dans Où est la maison de mon ami ? (1987), au cours d’un voyage accompagné de cet homme.
Un couple, donc ? Non pas d’abord. Un homme et une femme, dès lors ? Sans doute pas tout à fait, car après tout n’ont-ils pas de nom dans le film. Plutôt deux personnages possédant chacun leur spécificité, c’est-à-dire, leur originalité. Lui, le conférencier, sûr de son fait, toujours dans l’abus de sa propre parole, incarne l’absolue puissance souveraine du verbe, qui est sans doute celle de l’artiste comme celle de l’Homme ; un personnage narcissique, calculateur, opportuniste, absolument certain que l’amour d’une femme est toujours chose conquise du fait de sa position de dominant. Le conférencier parle (ainsi débute le film), de l’art, de son art. Le voici en position d’autorité comme de surplomb, distribuant les bons points comme l’autre les pains. Un parterre acquis à sa cause. Qui l’écoute religieusement. Le conférencier, par fonction, se trouve dans un rapport monologique au monde. Fiat lux en bouche, il parle tant, comme s’il fallait vider le monde de son mystère. Petit dieu diseur, faiseur, jugeur (car après tout est-il critique d’art), il est à la fois, comme le dieu monothéiste, législateur (celui qui édicte les règles de l’art), exécutif (celui qui fait, produisant un livre), judiciaire (celui qui juge : « cela est bon » ou non).
Toutefois, cette parole est curieuse. Cette toute-puissance du conférencier le rend, dans le même temps, parfaitement impuissant. Tout comme le dieu des religions monothéistes, il est parfaitement seul. Il monopolise les deux situations de locuteur et d’adressataire. Il ne s’adresse pas tant aux autres qu’à lui-même. Il est dans un rapport d’asocialité et de pure solitude que traduit sa position de conférencier. Son verbe, comme celui du dieu créateur, est au fond paradoxalement silencieux, atonal, car avocal. Il ne produit rien : aucune société possible. Une situation découlant nécessairement de la situation solitaire et asociale de son acteur (ainsi, dans le film, est-il d’abord présenté seul à son pupitre, parlant). Son mode de rapport aux autres est unilatéral, au sens où il se comporte, à l’instar du verbe génésiaque, en moteur des mouvements d’autrui comme il décide sans doute du bon goût.
Configuration monologique et solitaire, un tel processus de création, s’il chemine certes par le verbe, donne alors lieu essentiellement au règne du silence (tout le monde l’écoute comme un prêche dans la salle). Il parle. Sans cesse, mais ce qu’il dit est intransitif. Son verbe fait l’aller comme le retour dans sa bouche. Il monologue. Or, le monologue est une parole tout intérieure, qui est incompatible avec le discours, le fait de discutare, de secouer l’autre afin d’être en interaction avec lui, le monologue étant étranger à ce fracas des proclamations, et dont l’efficacité performative est au rebours exact de la vanité de la voix haute qui s’efforce, par sa déclamation, d’être en prise sur le réel (au sens de l’original, dans le film).
Mais voici que, bientôt, durant sa prise de parole, lors de la conférence, son téléphone portable sonne. Un bruit qui, s’ajoutant bientôt à la parole de tous les autres protagonistes du film, ne va plus cesser de parasiter sa position de dominant, permettant enfin que roule la pellicule du film (d’une position stationnaire en début de film, le conférencier passe à la mobilité la plus absolue). Sa position de surplomb est défaite : il redevient homme parmi les hommes (chacun sourit ainsi, dans le film, à le voir répondre à son téléphone tandis que l’ennui guettait bientôt, notamment le personnage de Juliette Binoche, qui ne portera de véritable attention à ce qu’il dit qu’au moment de cet échange téléphonique).
Le conférencier quitte, ce faisant, le rapport monologique qui était le sien pour entrer dans un rapport dialogique, qui va se continuer concrètement par le voyage qu’il fera avec cette galeriste. Un voyage en voiture, road movie en Toscane, à Lucignano, où se célèbrent des mariages, reflets vertigineux, sans doute, de ce qui se passe entre cet homme et cette femme. Car, très tôt, le conférencier et la galeriste semblent avoir toutes les apparences d’un couple. Ils se déplacent en voiture comme le ferait une volée de dragées. Bientôt, la galeriste, femme délaissée au quotidien par son véritable mari (l’original) s’adresse ainsi à la copie, au conférencier, comme s’il était son époux indigne, en une scène de rupture ou sous forme de dernier combat, une ultime scène de séduction, elle qui mène une vie de copiste, une existence frelatée comme un parfum contrefait. Tel est, apparemment, l’un des enjeux de ce jeu de dupes. Quelques jours dans la vie d’une femme française, habitant en terre étrangère, et dont le désir contrarié, l’insatisfaction existentielle, se traduisent par son déracinement. Cette circularité brouille les cartes. Plus tard, le conférencier évoque un souvenir dans lequel la galeriste se projette. Puis, bientôt, une serveuse de café et un touriste les prennent pour mari et femme. « Un beau couple », dit l’un des spectateurs de leur mise en scène. En forment-ils un ? L’essentiel est ailleurs. Comme dans Close-up (1991), où un homme au chômage se faisait passer pour un célèbre cinéaste, Abbas Kiarostami use de la confusion entre le vrai et le faux pour faire accéder à un au-delà de l’image.
Au-delà de l’image car le « couple » devient paradigmatique comme l’occasion favorable pour Abbas Kiarostami de jouer en modèle réduit le fonctionnement d’une société véritablement démocratique. La vérité de ce couple n’est jamais, en effet, une qualité auto-attribuée par le conférencier comme la galeriste qui, en quelque sorte, s’attribuerait alors la compétence de leur compétence de mari et femme, dans un geste tout autoritaire. Au contraire, dans Copie conforme, cette qualité de « couple » est sans cesse conférée par les autres, déterminée par leur regard, qui induit, dès lors, également un rapport dialogique entre le « couple » et le public : ce sont les autres, lorsqu’ils se rendent, par exemple à une fête de mariage, tout comme les spectateurs, ou bien encore le fils de la galeriste en début de film, qui, les identifiant comme couple, les lie.
A travers leurs discussions lors de ce périple, comme dans le film, ce dialogisme est encore renforcé par le fait que trois langues soient utilisées, le français, l’italien, et principalement l’anglais pour les scènes de « couple ». Discussions serrées autour de ce qui fait la valeur d’une œuvre d’art, son prix (l’intention de l’auteur ou bien le regard porté sur cette dernière) qui, au fond, sont aussi, subrepticement comme toujours chez Abbas Kiarostami, l’occasion d’une réflexion politique sur le mode de fonctionnement d’une société à travers celle de ce couple fictif.
Toutefois, cette fiction de couple, ce « comme si », n’est absolument pas une distorsion de la réalité (de ce qui fait le caractère authentique de ce couple, son originalité), car sans cette médiation (opérée par les « autres » du film), ni cet homme, ni cette femme, n’auraient d’existence. Quelle portée induit ce choix de réalisation, c’est-à-dire de confier le soin aux autres (les spectateurs du film comme les autres personnages de Copie conforme), de décider si le conférencier et la galeriste forment un couple ou non, plutôt qu’Abbas Kiarostami évacue cette problématique en le décrétant seul par un choix scénaristique, comme dans n’importe quelle comédie romantique ? Que produit le fait que, sans cette médiation, cette femme et cet homme se trouveraient sans aucun principe de réalisation, réduits à l’état pur d’une partition sans ce regard porté sur eux ?
À cet égard, il faut sans doute continuer de filer la métaphore musicale – et non pas simplement parce que le conférencier serait joué par un baryton professionnel –, car que serait une musique jamais jouée, exécutée, se contentant d’une existence purement abstraite, immatérielle, sur les portées d’une partition ? Il s’agirait, pour qui sait déchiffrer, d’une indication sur ce qui a certes été conçu, mais non sur ce qui a été voulu par le compositeur. Or, cette volonté n’est appréhendable qu’au concert, c’est-à-dire dans l’évènement de la musique en train de se jouer, s’il est vrai que la musique est un agencement de sons, et est donc faite pour être entendue. Dès lors, pour reprendre une controverse relativement célèbre à propos de la question de la copie et de l’original en art, que le concerto pour piano soit interprété par Rubinstein ou Gould(1), la musique de Brahms n’accède à l’existence, dans la plénitude de sa signification, que par la médiation de l’instrumentiste. Ainsi doit être considéré que Rubinstein comme Gould soient co-auteurs du concerto.
Certes, si Rubinstein, du point de vue du texte, de sons sens, jouait un mi au lieu d’un fa, Gould pourrait, à juste titre semble-t-il, qualifier l’interprétation de Rubinstein de fausse(2). Mais il reste en tout état de cause que, du point de vue de la parole, de sa force, Rubinstein est parfaitement libre de se livrer à des rubato « romantiques », de s’abandonner à la spontanéité du jeu, sans que Gould soit en droit d’émettre la moindre critique fondée sur un critère de vérité (d’originalité), même s’il choisit quant à lui un style plus sobre et dénudé, choix dont Rubinstein à son tour ne saurait être un pertinent détracteur au nom d’une quelconque vérité. Quant au public, qui se demande quelle version, de Rubinstein ou de Gould, il doit préférer, force lui est de se résigner à se soumettre à l’autorité de l’un ou de l’autre, résultant d’une confiance façonnée par l’admiration, mais aussi la mode, le conformisme, etc., à l’interprétation duquel il accordera une présomption de vérité/d’originalité.
C’est pourquoi le philosophe Gadamer, par exemple, soutiendra que la signification véritable d’un concerto de Brahms gît dans l’ensemble, la réunion des diverses actualisations qu’en donnent toutes les interprétations qui ont été, sont, et seront jouées. Ce qui fait que si la vérité/l’originalité pure reste inaccessible, existe au moins la possibilité offerte par chaque concert, par chaque occasion, de l’approcher, même si l’approche est infinie.
De ce point de vue, et pour relier cette question à son aspect politique, Ernst Kantorowicz a montré dans un article fameux et éloquemment intitulé « La souveraineté de l’artiste »(3), comment, sous la Renaissance, l’émergence et la formulation progressive, par l’élaboration doctrinale des Légistes, de la notion moderne de souveraineté étatique, rompant dans son absolutisme constructiviste et volontariste avec le naturalisme classique hérité de la tradition aristotélicienne, ont permis corrélativement à l’art en général de s’affranchir de sa fonction platement imitatrice de la nature, pour goûter l’émancipation grisante de la toute-puissance créatrice d’un art ne renvoyant proprement à rien, si ce n’est à lui-même. Mais en retour, des travaux relativement récents dans le domaine de la théorie de l’art, qui se penchent sur la question de l’étendue du pouvoir créateur de l’artiste, font tout aussi apparaître le caractère principalement rhétorique et stratégique de la métaphore artistique employée par les Légistes pour l’exaltation de la souveraineté politique des Princes. Une fondamentale différence entre deux genres d’activités artistiques a été en effet rappelée avec fermeté par le philosophe du théâtre Henri Gouhier.
À cet égard, si dans le film, la galeriste comme le conférencier interprètent un scénario original, cette question de l’interprétation ne cesse pas, précisément, de courir le long de Copie conforme, où les acteurs sont encore contraints de traduire dans une langue étrangère ce qu’ils sont censés jouer, le spectateur lui-même reconduisant cet effort pour traduire dans sa langue maternelle ce qu’il est en train d’écouter, de même que les autres personnages du film interprètent en permanence la situation de « couple » de cet homme comme de cette femme. Copie conforme n’est donc pas tant fait, au sens de réalisé, terminé, abouti, à l’instant où chacun le regarde : il reste à faire, le film étant sans cesse actualisé et actualisable par ce procès interprétatif, comme si délogeant le conférencier de sa place, c’est la sienne propre, celle du réalisateur tout-puissant comme le prince le serait, qui serait, non pas détruite, mais déconstruite, c’est-à-dire déplacée autrement, située dans un rapport non plus vertical mais horizontal, horizon renvoyé par ces paysages iraniens que filmait tant Abbas Kiarostami.
Pour mieux saisir la portée de ce qui se joue à l’écran, le philosophe Henri Gouhier établit, à ce propos, une distinction générale entre « art à un temps » et « art à deux temps », qui paraît receler une portée heuristique très grande, voire déterminante, dans le cadre de l’analyse de Copie conforme. Elle permet d’apercevoir l’incommensurabilité de la parole dialogique humaine, « à deux temps », à la parole monologique « à un temps », de façon étonnamment comparable au verbe divin créateur et législateur, pour ne pas dire au politique, dans une conception autoritaire. Une distinction qui autoriserait finalement à sortir de l’alternative ruineuse : ou l’inflexibilité du texte du réalisateur (son scénario, sa direction d’acteur, etc.), ou la désinvolte liberté de l’interprète (qu’il s’agisse de l’acteur, de la critique, comme du spectateur).
L’« art à un temps » est caractérisé par l’immédiateté. Du geste créateur – le mouvement d’un pinceau, du ciseau ou bien de la caméra – une fois achevé, il en résulte l’objet créé, qui entame dès cet instant sa carrière d’œuvre d’art. L’objet atteste lui-même de sa propre qualité d’œuvre d’art : il lui suffit d’exister, d’être là, pour témoigner de l’intention singulière de son auteur. Sa seule présence brute est suffisamment éloquente : ce qu’il est, tel qu’il s’offre aux sens, correspond exactement à ce qu’il devait être ; car s’il avait dû être autrement qu’il ne se présente, il aurait été alors présenté autrement. Cette pure adéquation de son être à son devoir-être fixé souverainement par le libre génie inventif de l’artiste lui suffit : il est une œuvre d’art, parce qu’il réunit simplement et d’un seul coup toutes les conditions requises pour remplir son office : témoigner concrètement de l’invention d’un ordre nouveau. Ce dernier, à l’abri de toute tierce critique, jouit alors d’une souveraineté artistique illimitée. Lui seul, l’auteur, est juge du caractère d’œuvre d’art qu’il convient de reconnaître au produit auto-manufacturé de sa fantaisie créatrice. Mais Henri Gouhier rappelle à contre-courant des « évidences » promues par la « postmodernité » – celle d’une capacité artistique autonome – à quel point l’art est aux antipodes d’une telle logique de l’« art à un temps ».
En effet, l’« être » de l’œuvre dramatique peut-il se réduire à celui du texte original de l’auteur, précisément de sa volonté souveraine ? La réponse d’Henri Gouhier est très nettement négative. Pour le philosophe du théâtre, c’est exclusivement sur scène, dans l’actualité singulière de chaque représentation, où le jeu des acteurs fait « vivre » le texte dans l’occurrence événementielle d’un spectacle, que l’œuvre dramatique parvient à l’existence effective et sensible, parce que c’est sur scène, exclusivement, que l’œuvre existe « dramatiquement ». En effet, si l’on se réfère à l’auteur dramatique, il est clair que son intention créatrice déborde largement ce que le texte de son manuscrit peut contenir. Le texte d’une pièce de théâtre est écrit « pour être joué », comme il peut le dire également du texte d’une partition musicale : ce que vise, dans ce dernier cas, l’intention créatrice du compositeur, n’est pas seulement la consignation des éléments mélodiques, harmoniques et rythmiques qui concourent à la fixation d’un ordre musical purement abstrait et idéal, mais bien plutôt le jeu de cette partition, indispensable à l’introduction d’un univers artificiel nouveau, doté d’une présence effectivement musicale. Les exemples abondent, au théâtre, d’entreprises théoriques destinées à légitimer la réduction de l’œuvre dramatique à un seul temps : soit au premier, celui du texte de la pièce de théâtre, soit au second, celui de la seule représentation scénique. Le théâtre de Pierre Brisson est à cet égard un théâtre sans acteurs, ou à la rigueur d’acteurs automates, dont la bouche, à l’instar de celle du Magistrat de Montesquieu prononçant le texte de la « vive loi », demeure paradoxalement muette. D’un autre côté, Antonin Artaud ou Jerzy Grotowski, se sont faits les chantres d’un théâtre purement « spectaculaire », prenant acte de l’idée de la « mort de l’auteur » qu’annonçait Barthes en 1968(4). C’est dans la seule représentation sur scène que se réaliserait pleinement l’œuvre dramatique. La vérité d’une œuvre se manifesterait exclusivement dans son esprit, ce qui supposerait un travail constant d’adaptation et d’actualisation, voire de toilettage du texte, dont la lettre devrait se plier à une permanente traduction. Suivant cette conception, le texte est alors relégué au rang de simple prétexte. Mais, au fond, si la souveraineté de l’artiste du « premier temps » est d’être pure et illimitée, celle de l’artiste de « second temps » présente en revanche le fâcheux/avantageux inconvénient d’être irréductiblement limitée, ce qui comporte immédiatement une portée politique.
En effet, l’auteur ne s’exécute plus lui-même, mais abandonne le procès de matérialisation de l’objet à l’art fabricateur d’autrui(5). Le jugement de l’auteur n’étant pas disponible, le verdict d’adéquation ne peut être alors rendu que par le public spectateur/récepteur, ce « on » décisif, qui, par ses applaudissements ou ses huées, consentira ou se refusera à ratifier le préjugé favorable dont il gratifiait a priori, avant de le voir « à l’œuvre », tout interprète prétendant à ses suffrages. Ce sera l’heureuse rencontre intersubjective, l’intelligence, le concert, l’accord, l’entente, de la prétention représentative de l’interprète, avec la reconnaissance du public, qui produira dès lors l’existence fictive d’une œuvre d’art de convention, mais aussi de manière plus large, dans le cas de Copie conforme, participera à l’émergence d’un ordre nouveau, conventionnellement attribué à un auteur. Dès lors, c’est seulement pourvu que le public (des acteurs dans le film/celui des spectateurs du film), dont la conviction est emportée par l’art persuasif de l’interprète, daignera faire comme si une telle adéquation était objectivement constatable, que l’œuvre d’art à deux temps apparaîtra.
La marge de « manœuvre » de l’artiste exécutant serait alors singulièrement plus étroite que dans l’art à un temps, où étant lui-même l’auteur, le réalisateur n’a pas à justifier de l’exactitude de sa figuration. Car une chose est certaine : il n’a de chance de plaire que si son interprétation s’accorde avec l’idée que se fait le public, a priori, de l’intention de l’auteur. La compréhension que le public dégage du jeu que lui propose, par exemple, le texte filmique, doit, par nécessité herméneutique – et circulaire – rencontrer la pré-conception qu’il peut avoir de la « façon » dont l’œuvre doit être fabriquée. Ne voit-on pas alors ce que la « souveraine » liberté de l’artiste doit endurer comme restrictions, comme frustration, en raison de la liaison que fait connaître à son pouvoir de réalisation la relation qu’il doit « réussir » avec le public ? Que dit, ce faisant, Abbas Kiarostami, dans Copie conforme, comme du reste dans son cinéma : le réalisateur est donc astreint, pour produire l’effective relation, à produire de la communicabilité, partant, de l’intersubjectivité, sans laquelle il n’est pas possible, en vérité, de composer.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de ce que l’artiste à deux temps qu’est Abbas Kiarostami ne propose jamais un cinéma facile comme consensuel. Car ce cinéma fait sienne l’idée d’une faiblesse constitutive, choisit le renoncement comme le retrait de la caméra pour que la vie puisse s’inviter. Une conception d’une souveraineté constituante si limitée, que d’aucuns ne rumineraient déjà quelque nostalgie de la pure souveraineté illimitée dont peut bien jouir (faussement) l’artiste à un temps, savourant quant à lui la plénitude de puissance (plenitudo potestatis) du monologue où s’accomplirait, sans entraves, la fabrication immédiate des objets de son invention capricieuse et fantasque, auquel renvoie le caractère du conférencier dans le film.
Ainsi, il faut comprendre que pour Abbas Kiarostami existe une autre catégorie d’œuvre d’art, où la fabrication de ces dernières s’effectue en deux temps. Ce à quoi procède l’auteur d’une œuvre « à deux temps » comme Abbas Kiarostami, c’est une prise de parole : il s’agit de l’acte même d’un discours présent, c’est-à-dire un discours en train d’avoir lieu, dans le cadre d’une énonciation. Une pareille distance traduit le caractère aporétique de l’œuvre d’art à deux temps : étant un acte de discours, son mode d’être, à l’instar de celui de la personne même de son auteur, revêt l’aspect fugace et passager de toute parole en acte ; lui fait par conséquent intrinsèquement défaut le caractère durable et permanent, a priori, de l’œuvre d’art, pour remplir sa fonction de suppléance et de représentation de l’auteur, toujours appelé à disparaître. C’est pourquoi le premier temps de la rédaction d’une œuvre filmique, qui consigne les répliques des personnages et la structure de l’intrigue, est indispensable : il assure la fixation, l’immobilisation, et donc l’identité du discours tenu par l’auteur qui est l’objet personnalisé de son invention(6). Mais puisque l’œuvre dramatique proprement dite n’émerge que dans la prise de parole de l’auteur, racontant le drame dans l’actualité du jeu, elle ne parvient pourtant jamais à demeurer parfaitement identique à elle-même. En raison de la nature événementielle de l’œuvre dramatique, la fabrication de cette dernière est toujours à recommencer. Un acte qui renonce à l’ivresse de la toute-puissance que procure l’acte de génération d’une nature purement inaugurale – ivresse dont on doit dire définitivement qu’elle ne guérit pas des illusions sur lesquels elle repose. La portée politique est renversante : ce qui lie la galeriste au conférencier est semblable au contrat social qui fait société. Or, contre une idée faussement répandue, ce contrat n’est jamais donné ab initio, une fois pour toutes, pour Abbas Kiarostami, comme sans doute chez Hobbes. Il est joué et rejoué en permanence par ses acteurs. Ce contrat social n’est pas un point de départ ni d’arrivée (où peuvent bien aller ce conférencier comme cette galeriste, au fond ?), il est un acte quotidien (Abbas Kiarostami filmant si souvent des événement in vivo, comme s’il se déroulait sous nos yeux), un acte sans cesse répété et réitérable par le procès de lecture. Une manière de ne plus dire, à la façon d’une formule célèbre prêtée indûment à un roi tout aussi célèbre « L’État, c’est moi » : avec Abbas Kiarostami, depuis Abbas Kiarostami, « L’État, c’est nous », comme « le cinéma, c’est vous ».
Poursuivre la lecture autour du cinéma d'Abbas Kiarostami
Notes