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Harry Caul (Gene Hackman) écoute une conversation dans Conversation secrète
Rayon vert

« Conversation secrète » de Francis Ford Coppola : À la recherche du temps perdu

David Fonseca
Peut-on filmer sa propre histoire, celle d'un enfant reclus longuement dans sa chambre dès l'âge de cinq ans ? À partir d'un grand film sur la paranoïa, Conversation secrète est la tentative de Coppola de forer son passé, reconstituer un centre où se loger durablement. Mais a-t-on jamais vu quiconque habiter un trou noir, celui de l'enfance ?
David Fonseca

 
« Comme je me sens vieux, comme je me sens peu fait pour l'être », L'abbé Menou-Segrais (Maurice Pialat), Sous le soleil de Satan, de Maurice Pialat
 
« Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes
 »
Charles Baudelaire, Le guignon
 
« Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
 

« Conversation secrète », un film de Francis Ford Coppola (1974)

Au lieu de rentrer dans l'enfance, il vaudrait mieux ne pas la quitter. Mais Francis Ford Coppola n'a jamais eu ce souci. Il a toujours eu cinq ans. Il n'y retombera pas. Il y est toujours resté, ce qu'il a voulu rendre tangible à l'écran, impossiblement : « Pour comprendre ce que je suis, il faudrait comprendre le petit garçon que j'étais. (…) J'adorais jouer des pièces de théâtre, j'adorais faire plein de choses avec les autres enfants, j'adorais les faire jouer ensemble, et je crois que...je suis toujours comme ça ! (…) Ce Francis de cinq ans est certainement le meilleur Francis qu'il y ait jamais eu et il est toujours là. En fait je suis un survivant, je suis un enfant qui a survécu. »(1)

Conversation secrète est le murmure fossile, vert-gris, bleu glacial, la lumière qui reste de ce convalescent, de celui qui a toujours été dans l'attente prompte d'un rétablissement, cette blessure d'où il vient, qui a fait œuvre : « La convalescence est comme un retour vers l'enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l'enfant, de la faculté de s'intéresser vivement aux choses (…). Le génie n'est que l'enfance retrouvée (...) »(2). Alors il faudra beaucoup filmer, des dizaines d’œuvres, pour apprendre à filmer comme cet enfant, ce que disait Picasso de la peinture. Revenir à l'enfance, l'innocence de l'enfant qui, éternellement et irrationnellement, accueille l'inconnu ; un inconnu toujours nouveauté, parce que l'enfance sera toujours le contraire de la vieillesse : ne rien savoir et pouvoir tout faire. Poursuivre cette obsession, même si nul ne sait ce que c'est, comme le capitaine Achab poursuit Moby Dick, pour en revenir à l'enfant.

Filmer, pour Coppola, dans Conversation secrète, ce sera écouter l'enfance attardée en lui. Ce jour où il a contracté la maladie de la polio, perdu l'usage de son bras gauche, la main docile de l'imagination, cette folle du logis. Reclus dans sa chambre. Longuement. Avec pour seule distraction un réduit dans le réduit : un poste de télévision, quelques marionnettes, un projecteur de seize millimètres, un magnétophone. Coppola y cultivera une « sorte de vie artificielle (…) décuplée par la technologie »(3). Cet asile, retraite contrainte, deviendra le lieu de tous ses secrets, dont il aurait fait le film, notamment dans Conversation secrète. Question, donc, s'il fallait en remonter aux origines qui n'existent pas afin d'approcher au possible le cinéma de Coppola : comment ouvrir la tombe des souvenirs ?

Cette question, pourtant, semble a priori inepte. Conversation secrète pourrait d'abord être perçu uniquement comme ce moment de repli total du Nouvel Hollywood, l'aboutissement du cinéma paranoïaque, une sentinelle de la nuit accompagnée de Parallax View de Pakula puis des Trois jours du Condor de Sidney Pollack, en 1974-1975, ce point de non-retour du Nouvel Hollywood, dont Cimino filmera l'enfer comme La Porte du paradis. Tout, dans Conversation secrète, semble déployer ce qui semble pris dans ce pli, depuis sa scène d'ouverture jusqu'à sa conclusion. Conversation secrète pourrait autant paraître à contre-emploi dans la filmographie de Coppola, un film non-épique, qui ouvre déjà sur le cinéma intimiste des années 80, celui de Peggy Sue s'est mariée et Jardins de Pierre, ce qui serait une manière d'oublier que Les Gens de la pluie l'augurait déjà, dès 1969.

S'il fallait seulement faire droit à cette lecture d'un cinéma paranoïde, il faudrait ajouter dans le même temps que Conversation secrète, film du repli, paradoxalement, opère à découvert. Il fait place nette. Il éventre la bête, sa boîte à souvenirs, plein jour. Il s'ouvre sur un terre-plein où vont et viennent flâneurs, promeneurs, comme pris dans un vent, et où une conversation, pour l'heure anodine, est saisie sur le vif entre un homme et une femme, lorsqu'un long zoom pris sur les hauteurs d’immeubles s'approche du couple, graduellement, traîtreusement, pour aller au plus près. Faire vérité.

Ce long cheminement qui donne à voir (et à entendre) une apparente banale discussion est alors brouillé par les réverbérations digitales qui résultent de la lointaine distance où la mise en écoute se réalise. Comme si Coppola, d'emblée, filmait l'écho d'un souvenir, l'impossibilité de faire retour à l'enfance des choses. Et tout l'appareillage technologique déployé n'y pourra rien quand des plans focalisés sur le toit des immeubles qui entourent la place dévoilent alors une troupe d'hommes-taupes munis de micro multi-directionnel. Se révèle tout un dispositif de traque organisé, centré sur ce couple qui pourrait tout aussi bien être amants. Mais tandis qu’ils s’échangent des propos confus et abstraits, que l’écoute se resserre grâce à des agents positionnés à terre, le décodage de leurs propos reste parasité par l’impossibilité de déchiffrer en direct, et par les multiples sources d’enregistrement, cette conversation dérobée, centre névralgique du film. Depuis cette conversation criblée d’interférences (répercutée ultérieurement en ondes sur d’autres images), le spectateur découvrira qu'une silhouette planquée sous un pardessus gris et assise anonymement sur un banc en est le maître d’œuvre, Harry Caul, interprété par Gene Hackman. Conversation secrète déconstruira par la suite le moteur de cette intrigue comme ce personnage énigmatique : quand chacun pensait Harry Caul l’instigateur éclairé de ce dispositif, il en sera la victime. La source serait toujours revêche. Y revenir irréalisable.

Pourtant, Harry Caul est un maître ès technologie, privé de l’écoute livrant ses services à des clients fortunés, un homme de l’ombre, entrepreneur anonyme qui a consacré toute son existence au mouchardage et à l’écoute de l’autre. Distant, glacial, les traits de son visage et les contours flous de son corps sont dessinés par les notes bleues d’un jazz aux accents brumeux et solitaires. Un personnage voilé, portant un masque total, fossilisé, l’archétype du visage humain soustrait aux vicissitudes des passions et des pulsions, visage désincarné et comme sculpté dans une épaisseur crayeuse, une matière pétrifiée qui donne à voir une déperdition de sa substance. Il n'existe pas mais coexiste dans une sorte de voisinage avec les autres sans jamais les rencontrer ni véritablement communiquer, malgré les nombreuses conversations qui parsèmeront le film. Engoncé dans sa fonction, il est fermé au monde, incapable d’être un soi authentique. C'est l'homme dans un étui de Tchekhov, une figure anonyme, désolidarisée du monde extérieur, repliée sur elle-même, exécutant une tâche en toute froideur. En Amérique, agir ne sert plus désormais à rien, le monde a défait le cinéma hawksien de son intrigue. Harry Caul en devient un être spectral, qui refuse l’exhibition (son travail), l’engagement (les femmes), rouage d’un système qui ne laisse aucune trace.

De cette conversation enregistrée qu’il se repasse et épuise jusqu’à ce qu’un sens veuille bien y échapper, Harry Caul finira par se condamner en refusant de livrer la bande à ses commanditaires et en s’immisçant peu à peu dans leurs affaires privées. Pris dans un imbroglio dont les tenants et les aboutissants restent aussi flous et abstraits que l’enregistrement de la conversation, l’écouteur va alors s’abîmer et se faire broyer par sa folle investigation pour s'être mépris sur une phrase énigmatique prononcée par l'homme mis sur écoute lors de la scène inaugurale. Quand Harry croit entendre : « Il nous tuerait s’il en avait l'occasion », l'homme dit plutôt : « C'est nous qu'il tuerait s'il en avait l'opportunité », une méprise qui sera fatale au mari de la femme, commanditaire de l'écoute.

Harry Caul (Gene Hackman) dans son bureau dans Conversation secrète
© The Coppola Company - American Zoetrope - Paramount Pictures

L'intelligence de Coppola tient à ce qu’il tire son film vers le thriller en usant de bribes de conversation qui glissent, échappent et se retournent contre celui qui cherche à les déchiffrer. C’est en nimbant d’un total mystère ce qui peut être le système caché derrière l’émission des messages codés que la trajectoire d’Harry Caul prendra le pas sur l’intrigue et donnera au film toute sa dimension intime et paranoïaque. Comment comprendre le fait qu’un homme qui traque le réel et se donne la mission de le déchiffrer, finit par ne récolter qu’un matériau composite et délié ? Alors que le couple qu’il pensait victime se révèle assassin, la traque de Caul prend des allures de cauchemar psychique et l’homme chute dans le désarroi le plus complet. L’impossible fusion des choses (grand motif du cinéma de Coppola) débouchera alors sur cette conclusion où un homme ayant voulu jeter la lumière sur un monde éclaté se retrouve exilé dans un appartement défait et prisonnier d’un système qui, s’il l’a fabriqué, l’a finalement ravagé et mis à nu.

Il est cependant possible de voir autre chose dans ce dénuement. Quand l'enquête portait sur le couple, elle se défausse sur Harry, personnage éponyme de Coppola, version vieillie de l'enfant enclosé. Or, cette investigation se solde par un échec. Il ne sera jamais possible de remonter le film : faire retour à l'enfance ; l'enfance de l'enfant Coppola cloîtré dans sa chambre qui s'efforce de recomposer pour le comprendre le monde alentour qui lui échappe. Harry Caul est une sorte de Stalker dans le film de Tarkovski, son personnage principal, un homme-escargot qui, tel Atlas lorsqu’il porte sa fille handicapée sur les épaules, est un passeur, un intermédiaire, soit un médium. Mais chez Coppola, ce médium n'a pas pour tâche de montrer ce qui s'est produit/ce qui s'est dit, mais revoir l'enfance, faire réapparaître tout ce qui serait demeuré de brouillée en elle comme le monde échappait à ses mains. Or, ce brouillage n'est pas seulement un effet induit par la technologie, mais par les innombrables conversations des protagonistes du film. Plus ils s'efforcent d'approcher Harry en sa vérité par les mots, plus il s'évapore. Ils ne peuvent pas le saisir, il ne vit qu'à l'état de traces. Au fur et à mesure du film, sa personne disparaît au profit de la reproduction de ses mouvements psychologiques et préconscients, que chacun s'efforce de rendre, comme s'il s'agissait de faire remonter un monologue intérieur en un procédé de « sous-conversation » (N. Sarraute), soit des mouvements montés des profondeurs, nombreux, emmêlés, qui viennent entraver la conversation principale enregistrée. Une manière pour Coppola de faire imploser le récit comme son personnage principal.

Traditionnellement, un film répond à des techniques spécifiques ancrées dans un système de conventions et de croyances bien construit et clos. Il possède ses propres lois et structures en se construisant autour de personnages réalistes et vivants, d’une succession d’actions et d’intrigues, de sentiments connus et courants. Les spectateurs évoluent alors à travers des sphères dans lesquelles ils se sentent à l’aise, qui répondent à leur besoin d’identification, rassurés comme l'enfant par le mol oreiller de la répétition. Par ces procédés, il s'agit d'identifier un personnage par le « dehors ». Le véritable cinéaste serait celui qui parviendrait le mieux à montrer du dehors des personnages, à révéler des intrigues qui composent leur histoire, à relater des événements qui racontent une histoire. Le spectateur pourrait ainsi éprouver la satisfaction de revivre une expérience et d’accomplir lui-même des actions.

Conversation secrète, par ses divers bruits périphériques, parasite chacune de ces conventions filmiques. Il met en place un cinéma psychologique, celui de l’homme intérieur comme de tous les mouvements internes de sa personne. Harry Caul ne peut pas être, dès lors, identifié par « dehors » mais par « dedans », à travers des procédés d’introspection médiatisés par les outils d'écoute et d'enregistrement qui s'efforcent de reconstituer la trame invisible de son être. Conversation secrète n'est donc pas construit à rebours d'Apocalypse Now. Il n'a en rien abandonné sa dimension épique. Il l'a retournée comme un gant, pour devenir la tragédie psychique d'un homme.

Cette mutation du « dehors » vers le « dedans » déplace le centre de gravité d'Harry Caul. Elle s'opère essentiellement au niveau des conversations, qui occupent une place prépondérante dans le film, qui n'est pas sans effets. Elles se substituent à l’action. Lorsque les actes viennent en effet à manquer aux personnages – tous ces actes empêchés du petit Coppola, reclus dans sa chambre d'enfant – restent les paroles. Mais ces paroles qui voudraient capter et porter au-dehors les mouvements souterrains d'Harry, pour avoir la souplesse, la liberté, la richesse des nuances, sont, dans leur prétendue transparence, autant d'obstacles à sa vérité.

Au lieu, en effet, que les connaissances accumulées par chacun sur Harry soient confirmées dans leur transitivité fonctionnelle à travers les conversations, tout se passe comme si elles étaient suspendues et d’une certaine manière confrontées à elles-mêmes dans leur organisation, leurs points d’appui et leurs connexions. Ces conversations qui, curieusement se cristallisent au singulier dans le titre du film pour n'en produire qu'une seule, celle de l'enfance empêchée, ne forment aucune unité. Elles dédialoguent Harry. Fragmentaires, déchiquetées, elles mettent en place une « précision du chaos » (R. Char) qui, au lieu de produire du sens et de la continuité, installent de la discontinuité. Tout est parcellaire dans Conversation secrète (des bouts de conversations enregistrés, des discussions dont le sens échappe au spectateur). Ces fragments sont autant de disparités haillonneuses, grains denses, autarciques comme un souvenir remonterait de l'enfance, impossible à attraper, que Coppola s'épuise pourtant à filmer depuis si longtemps.

La soi-disant plénitude des choses (la bande d’enregistrement) ne ramène finalement qu’au creux, à l’opacité. L’horreur qui transpire de l’étau dans lequel se perd Harry Caul dévoile donc que la réalité échappe partout et ne se tient plus même lorsque micros et caméras l’enregistrent. Aucun souvenir ne pourrait survivre au naufrage du temps, thème coppolien essentiel. Le dispositif de Conversation secrète participe dès lors à ramener le monde à son abstraction et contredire les fausses perspectives d’une quête qui voudrait s’en libérer. La mise en scène de Conversation secrète n’affiche rien d’autre que ces fragments sonores disjoints, ces conversations trouées, ces cadrages statiques et claustrophobiques (la chambre d’hôtel), en somme, un matériau composite qu’une tentative de reconstitution ne pourra jamais recoller.

Au-delà du système formel, c’est le sens même de la vie d'Harry Caul qui est alors mis en cause. L'expansion en est paralysée. Les conversations oblitèrent la transparence du signifiant. Comme un souvenir de l'enfance bloqué dans sa respiration, Conversation secrète est replié, condensé, enserré dans de multiples tores. Voir ce film, c’est aussitôt arpenter. Il dresse devant le spectateur une agrammaticalité cognitive. Conversation secrète se transmue en une toile singulière, un anti-Turner, qui peint des paysages mangés par le soleil comme des éblouissements, quand Coppola filme un être en voie de consomption, absorbé par sa lumière, incapable de faire retour sur son histoire, comme il sera toujours impossible de remonter en soi la mécanique de l'enfance. En effet, Harry, après être retourné dans son laboratoire, un grand entrepôt vide, pour livrer initialement l'enregistrement à son commanditaire, après avoir été confronté à divers personnages qui veulent le faire parler, se réfugie dans une cache, une cache dans la cache, pour s'engrillager.

Ce laboratoire est celui de l'homme souterrain dont parle Dostoïevski, qui s'apparente davantage au sous-sol d'un parking plutôt qu'à un atelier de travail. D'emblée, dans cet entrepôt de la mémoire, Harry veut établir une distance avec le groupe qui s'y trouve, jusqu'à s'évanouir dans cette cache, ce lieu où nul n'a le droit de pénétrer, y compris la caméra. Mais Harry ne peut plus reculer lorsque son ultime secret est révélé. À l'âge de cinq ans, son père lui a présenté un de ses amis et, sans raison apparente, Harry lui assène un coup de poing à l'estomac, qui le fera mourir l'année suivante. Cinq ans, soit l'âge auquel Coppola contracte la polio, une préfiguration de la mort, qu'il faudrait pouvoir traverser comme ce corps du poing, aller parmi les ombres sauver son âme. Harry Caul ne fait rien d'autre en fin de film, lorsqu'il éventre son appartement à la recherche d'un microphone caché pour ouvrir le flanc de la bête, la boîte à souvenirs, une statuette de la Vierge Marie, lui pourtant si croyant, qui voudrait ainsi voir remonter l'âme des choses du tréfonds, vainement.

La cache dans la cache, Coppola n'en est jamais revenu. Il y a toujours vécu, depuis ses films, à côté de ses films. La cache dans la cache, devenu grand, devenu homme, c'est son Silver Fish, oblong, cette version remaniée de la caravane de Conversation secrète, qu'il rejoint lorsqu'il n'est pas sur le plateau, un véhicule en forme d'attention au monde. Une manière de regarder l'alentour sous-marinement, sonder les profondeurs comme les siennes, un lieu pour faire le montage vidéo à l'instant où il tourne, contrôler le son, ajouter de la musique en play-back, jusqu'à diffuser sa voix sur le lieu de tournage. Une façon métaphorique de retourner dans la cache de l'enfance, quand, lors de sa période de réclusion, Coppola commence à expérimenter l'image et le son, monte les films de famille, crée sa propre bande-son, mais en étant incapable de synchroniser parfaitement le film et les bandes magnétiques comme Conversation secrète en est la transcription. Dès cet instant, Coppola fait l'expérience in vivo de l'impuissance à recréer un monde dont les voies lui sont barrées par la puissance de la technologie. Une expérience qu'il reconduit in utero, depuis son Silver Fish. Pour retourner dans l'antre de ses souvenirs. Quatre-vingts ans qu'il attend l'image sage-femme. Quatre-vingts ans qu'il espère des mains de mages pour le faire (re-)naître de ses souvenirs, qu'un monde soit, un centre pour y habiter enfin durablement.

Harry Caul, Francis Ford Coppola dans sa chambre à cinq ans, l'homme toujours dans son Silver Fish à quatre-vint-cinq ans, est un homme en retard d'un souvenir, un homme souvenir. Un immense trou dans le trou. Le silence, ce Silver Fish en possède tous les rythmes, comme les images de Coppola, dans Conversation secrète, sont des morts enpelliculés dans les souvenirs de l'enfance. Des images dont Coppola s'est bourré la gueule jusqu’à en étouffer dans son dernier film, son grand délire, Megalopolis. Des images, tant d'images, qui demeureront pour toujours interdites, dont l'accumulation déformulent les souvenirs. Toute cette quantité d'images comme de sons, de paroles, déversés dans Conversation secrète, qui ne provoquent finalement aucun sens ni direction. Un bruit permanent qui, dans sa durée, finit par devenir du silence encombré, le gargouillis des bronches de l’humanité, l'enfance à jamais empêchée de remonter.

Il faudrait pourtant un jour sortir de la cache. Être en dérive. Comme dans les nuages peints de John Constable, demeurer informulé. Changer sans cesse de forme. Être la promesse d’un départ. Sachant modifier instamment le paysage. Espérer n'avoir plus de mémoire, et, chaque matin, s'éveiller sans souvenirs, jeune comme une feuille verte, pour rejoindre l’atmosphère heureuse d’une pure enfance ignorante de tout lien. Au contraire, dans Conversation secrète, tout est embrumé par des survivances, des ressouvenances, des souvenirs de souvenirs, boules de ressassements pareils au vent, qui inventent les nuages, mais un nuage permanent, constamment humide, là où la vie des souvenirs fermente, là où Harry Caul moisit, là où tout pourrit tranquillement dans les couleurs passées du film. Vieillir, ce ne sera donc pas se souvenir. Vieillir, ce sera toujours l'enfance moins l'espérance, l'impossibilité de faire apparaître à nouveau l'enfant qui n'a jamais disparu, une manière paradoxale, non pas d'ouvrir le tombeau de l'enfance pour en montrer le souvenir, mais de le refermer dans un film, comme la mort sera toujours le regret de la vie (Joë Bousquet).

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