« Contes du hasard et autres fantaisies » de Ryūsuke Hamaguchi : Quiproquos et épiphanies
Avec ces Contes du hasard et autres fantaisies, Ryūsuke Hamaguchi convoque des influences comme celles de Hong Sang-soo ou d’Éric Rohmer et fait dialoguer entre elles ses trois histoires, ses trois « nouvelles », autour des figures du quiproquo, du triangle amoureux et de l’épiphanie, faisant ainsi de la plus belle des manières du boulevardier quiproquo un vecteur d’épiphanie et de clarté de vue pour les personnages et pour le spectateur.
« Contes du hasard et autres fantaisies », un film de Ryūsuke Hamaguchi (2021)
Au fil de sa filmographie en devenir et des visions successives de ses films, lesquels apparaissent avec une certaine prolixité et un rythme métronomique, l’on découvre dans le cinéma de Ryūsuke Hamaguchi de nouvelles facettes, de nouvelles accointances et d’autres influences. A la vision de Contes du hasard et autres fantaisies, par la construction de celui-ci, ainsi que par son – ses – scénario(s), et même jusque dans le style visuel et de mise en scène, on pense presque naturellement à deux cinéastes, références potentielles qui semblent planer au-dessus le film. Hong Sang-soo d’abord, pour la construction en trois parties, les quiproquos amoureux, les retours en arrière, et même jusque dans le recours au zoom, Éric Rohmer ensuite, et presque inévitablement, sans savoir d’ailleurs auquel on a pensé en premier, lequel prime sur l’autre, etc. Contes du hasard et autres fantaisies rappelle d’ailleurs, dans sa construction, dans son appel aux quiproquos et aux triangles amoureux, comme dans les résolutions de ses trois histoires, de ses trois « nouvelles », un film de Rohmer en particulier, parmi les moins cités, les moins vénérés, à savoir Les Rendez-vous de Paris. La première des histoires de Contes du hasard et autres fantaisies est d’ailleurs thématiquement et narrativement très proche de la première des Rendez-vous de Paris, les deux segments dialoguant entre eux par l’entremise d’un triangle amoureux semblable, de non-dits comparables, et d’une résolution presque identique à la table d’un café et lors de laquelle la confrontation tant attendue est évitée, ou pour le moins détournée.
Mais au-delà des dialogues qu’il peut établir avec des films de Rohmer ou de HSS, Contes du hasard et autres fantaisies en établit surtout un voire plusieurs entre ses différentes parties intrinsèques. Ce qui lie indéfectiblement les trois histoires du film, ce sont également des formes semblables et des mêmes figures de styles, à savoir des quiproquos et/ou des trios amoureux. Dans la première « nouvelle » – puisque le générique d’ouverture du film désigne ainsi les différentes parties, les différentes histoires du film –, c’est bel et bien d’un trio amoureux qu’il est question. Tsugumi se confie à Meiko sur l’ébauche d’une relation avec un homme qui lui plaît, Kazuaki. Mais Kazuaki est en réalité l’ex petit ami de Meiko et celle-ci s’empresse d’adresser à celui-ci un ultimatum : qu’il choisisse entre les deux femmes celle avec laquelle il veut être. La « nouvelle » se résoudra – ou pas – dans une scène de confrontation rêvée dans un café, menant à l’humiliation de Tsugumi et à l’esseulement de Meiko, avant qu’un retour en arrière ne ramène à la réalité et Meiko à la raison, celle-ci faisant le choix de s’évincer elle-même du problématique triangle.
Dans la seconde nouvelle, une jeune femme tente de séduire un professeur d’université en lui lisant un passage érotique issu d’un roman qu’il a récemment publié, manipulée par un étudiant déçu du professeur cherchant à se venger. Décidant de ne pas compromettre le professeur suite à l’entrevue, une faute de frappe la fait néanmoins envoyer l’enregistrement compromettant de leur conversation à toute l’université, provoquant la perte du professeur. Enfin, la troisième nouvelle voit deux femmes se rencontrer par hasard dans la rue et reconnaître chacune en l’autre une ancienne compagne de classe pour laquelle elles avaient dans le passé un sentiment d’amitié très fort, voire un sentiment amoureux. Au fil de la discussion, l’une et l’autre se rendent compte qu’elles ne se connaissent en fait pas et qu’elles ont projeté dans l’autre l’image d’une tierce personne. Elles décident néanmoins de rejouer la scène des retrouvailles, comme si elles étaient effectivement ces deux anciennes amies, dans une sorte de séance cathartique concluant le film.
Les trois parties, les trois histoires, sont bel et bien chacune sous-tendues par un quiproquo fondateur ou – dans le cas de la deuxième – conclusif. Dans la première, Tsugumi ne sait pas qu’elle se confie à l’ex de son prétendant ; dans la seconde, une minute d’inattention et une faute de frappe font basculer un voire plusieurs destins ; dans la troisième, la confusion des identités fait se côtoyer deux femmes qui ont des histoires passées semblables. Mais d’autres éléments lient bien sûr les trois histoires entre elles, les fait résonner les unes avec les autres. Parmi ces éléments, celui de la répétition n’est pas la moindre, et mène, dans les trois cas à des révélations, voire des épiphanies, que ce soit pour les personnages ou pour le spectateur.
La première scène répétée, rejouée, celle du triangle amoureux Meiko-Kazuaki-Tsugumi, l’est donc par l’entremise d’un fantasme, celui que se projette Meiko d’une scène qui ne s’est pas encore déroulée, cet affrontement à trois autour de la question cachée, celle-là même du triangle et du choix qu’a à faire Kazuaki quant à la résolution de cette problématique. La version que Meiko s’en fait, celle que voit le spectateur, est peut-être la pire version de ce qu’elle pourrait être, de ce que pourrait être une telle situation cachée, un tel secret ainsi révélé. Lorsque le film, après le fracas de la confrontation et de sa résolution désastreuse, revient en arrière, avant qu’elles aient eu lieu, Meiko, comme si elle avait été prise d’une vision – celle qui nous a été également exposée –, décide de contourner cette confrontation, de l’éviter, en se retirant tout bonnement de l’équation, en laissant le couple en devenir Kazuaki-Tsugumi seuls l’un avec l’autre au café. La scène se répète donc sans se répéter. Il y a bel et bien un retour en arrière, la possibilité de refaire, de rejouer la scène, mais le personnage de Meiko fait justement le choix de ne pas la refaire, de ne pas la rejouer. Quoi qu’il en soit, la première – et seule, finalement – version de la scène, aura été pour Meiko l’occasion d’un éveil, d’une révélation, d’une épiphanie, et la décision qu’elle prendra juste après, et qui en découle, lui permettra de clôturer la nouvelle, de manière apaisée, dans un état à la fois déambulatoire et quasi-euphorique.
Dans la seconde histoire – peut-être à ranger à part des deux autres en regard de son utilisation de la répétition et de celle de l’épiphanie, qui ne peuvent pas aussi facilement être mises en rapport que dans les deux autres –, la figure de la répétition intervient dans la récitation du passage érotique à son auteur, lequel écoute donc un texte qu’il a lui-même écrit, et est troublé par cet extrait ou plutôt par l’interprétation, la lecture qui lui en est faite par la jeune femme qu’il a en face de lui. C’est donc la répétition d’un texte connu d’un personnage qui procure à celui-ci une émotion, ici également physique, puisqu’elle provoque chez lui une érection. L’érection comme épiphanie, pourquoi pas, elle lui tombe en tout cas dessus sans crier gare, comme un éveil, une prise de conscience imparable, qu’il ne peut – physiquement – nier. La lecture et l’érection qui s’en suit créent en tout cas un lien et un trouble entre la lectrice et sa cible – victime –, trouble qui jouera probablement dans l’imbroglio qui suivra, cette confusion dans les lettres menant à un cafouillage fatal pour le professeur. Dans ce cas-ci, l’épiphanie aura mené au quiproquo et pas l’inverse.
Enfin, dans la troisième nouvelle, les deux femmes, Natsuko et Aya, une fois qu’elles auront mis à jour la « mystification », le quiproquo, à savoir qu’elles ne se connaissent pas et qu’elles se prenaient chacune pour une autre, décident de néanmoins continuer à parler et à se révéler leurs récits respectifs, jusqu’à décider in fine de rejouer la scène de leur rencontre intervenue en début d’histoire, mais cette fois-ci avec Natsuko incarnant véritablement l’amie d’enfance d’Aya, pour tenter d’éveiller en elle des souvenirs. La catharsis a bien lieu et Aya, après s’être séparée de Natsuko lors de cette scène rejouée, se précipite à nouveau vers celle-ci pour lui dire qu’elle se souvient enfin du nom de son amie. Encore une fois l’épiphanie aura eu lieu par l’entremise de la répétition et aussi, indirectement, par celle du quiproquo. Ce n’est pas la moindre des splendeurs de Contes du hasard et autres fantaisies que celle d’avoir associé la figure de style la plus boulevardière qui soit, à savoir le quiproquo, à l'éveil et à l’épiphanie, à ce moment où tout ce qui était obscur se délie et s’éclaircit. Ce qu’il y a de plus beau dans le quiproquo – au moins dans ce film – c’est le moment où il disparaît, laissant la place à la clarté de vue, autant pour les personnages que pour le spectateur.
« La dissipation des miracles provisoires » par Des Nouvelles du Front cinématographique
On confond le hasard avec la contingence. La contingence a pour régime ontologique l'accidentalité, qui est celui de la non-nécessité quand le hasard est la relève éthique de la contingence, l'assomption subjective devant ce qui arrive. Faire de nécessité vertu est une morale existentielle, l'éthique hasardée des vies qui tirent d'un réel toujours impromptu les obligations d'un destin.
La coïncidence est un mode de la contingence : par exemple quand une femme raconte à une autre son attraction pour un homme se révélant l'ex-compagnon de la seconde ; quand, autre exemple, une femme acceptant le plan de son amant voulant se venger du professeur de littérature qui l'a humilié s'éprend de ce dernier avant de lui causer le souci programmé ; quand, dernier exemple, deux femmes se rencontrent en croyant reconnaître en l'autre une ancienne amie du lycée. La contingence devient hasard quand un choix s'impose sous la forme d'une fuite décidée (dans le premier cas), d'un semblant partagé (dans le dernier cas) quand il est empêché par le jeu des réflexes automatiques primant sur la grâce des instants suspendus (c'est le cas intermédiaire).
Si la contingence est le réel en tant qu'il est non nécessaire, le hasard est sa nécessitation décidée par après. Cela n'a rien à voir avec la fatalité acceptée des mauvais coups du sort, mais tout avec des blessures dont les sujets tirent stoïquement un destin. C'est ainsi que l'on passe de l'accident à l'événement, de la contingence à une essence construite après coup comme fiction constituante.
Ces histoires constituent les trois panneaux du triptyque composé par Ryûsuke Hamaguchi dans Contes du hasard et autres fantaisies. Tourné avant Drive My Car, il en articule déjà les principaux motifs : longue conversation en voiture, lecture étendue d'un texte, salut réciproque des inconnus s'accordant à échanger le secret de leur solitude. Pourtant, l'abstraction lyrique attendue, qui selon Gilles Deleuze qualifie l'esthétique des cinéastes rejouant la question du choix (et celle du choix du choix) dans la poursuite philosophique de Pascal, Kierkegaard et Sartre, est un filet de vinaigre tiède coulant de ce mitigeur qu'est le dispositif adopté.
Il faut d'emblée faire un sort au rapport à Eric Rohmer, dont la fermeté du découpage filmique et la précision dialogique, la légèreté technique et le goût des aléas caractérisent une fantaisie proverbiale dont fait si peu montre Ryûsuke Hamaguchi, perdu dans des atermoiements qui lui font dans une même séquence alterner les prises longues et la répétition mécanique des champs-contrechamps. Tantôt l'impression est celle d'une absence momentanée de regard, tantôt celle d'une sur-présence marquée. Sinon, le film baigne dans une atmosphère blanc cassé tirant du nacre des peaux un tain cireux du pire effet quand on est japonais. En fait, le réalisateur ne choisit pas et c'est ainsi qu'il se contredit, étant incapable d'ériger pour lui-même une morale du choix.
Les badineries rohmériennes cachent bien leur jeu, à l'épreuve de ce qui reste de littéraire et de précieux à l'époque de l'individualisme moderne et du libéralisme. Chez Ryûsuke Hamaguchi, la théorie n'avance pas masquée. Au contraire, elle s'expose en étant déliée de tout contexte, osant ici user d'effets éculés (le twist final et l'évacuation de la mauvaise alternative... comme à la fin de la saga Twilight), recourant ailleurs à des redites explicites (la dernière histoire est juste la copie conforme de Copie conforme d'Abbas Kiarostami). La théorie impose d'autant plus ses planches anatomiques que ses figures sont d'épouvantables machines de ressentiment (l'héroïne du premier segment, le garçon du deuxième). Et si l'on arrive par force à s'en arracher, c'est avec une pirouette surlignée par un zoom stabilo à la Hong Sang-soo qui charge l'image de faire le boulot à la place de celle qui voudrait en finir avec les atermoiements, après en avoir bien profité quand même. Quand on échoue sinon à s'en extirper, on vérifie alors qu'un acte manqué (l'envoi désastreux d'un mail) aura parachevé les automatismes réflexes d'une vengeance programmée.
La parole relie des interlocuteurs à partir de pans aveugles (Magie ?), elle libère des puissances de désœuvrement temporaires (La porte ouverte), elle suture des fantasmes en performant leurs indicibles promesses (Encore une fois). La parole est du désir qui se dit et dont la cause trouve toujours à se brancher sur le désir de l'autre parce que la cause du désir est inconsciente - l'inconscient. Cela est toujours appréciable et on garde encore un grand souvenir de Pour un oui ou pour un non de Jacques Doillon d'après une pièce de Nathalie Sarraute, petit chef-d'œuvre tourné pour la télévision. Ryûsuke Hamaguchi avait mieux investi ces questions auparavant, en se donnant vraiment le temps de montrer ce qui découle d'un acte de parole (Senses), ou bien en évaluant l'écart abyssal qu'il y a entre le désir, qui toujours fuit dans ses images et ses objets, et l'amour qui en construit le site apaisé (Asako I & II). Contes du hasard et autres fantaisies est si peu ouvert au hasard, et si peu fantaisiste qu'il témoigne, avec le non-coïncidence de ce que l'auteur raconte et comment le film le montre, d'une intellectualité amorphe faisant triompher sur le sentiment le ressentiment, visiblement une affection plus consistante que les fuites in extremis ou les retrouvailles hasardées pour de vrai.
On ne s'étonnera finalement pas que l'épisode le plus intéressant de Contes du hasard et autres fantaisies soit celui qui se trouve au milieu du film, la nouvelle intermédiaire qui raconte justement une parenthèse enchantée (parce qu'elle était inattendue) avant sa destruction programmée (y veille l'inconscient qui balaie d'un clic les bons sentiments d'une fausse conscience). La lecture d'un passage érotique suspend en effet une machine d'humiliation programmée en réponse mimétique à une précédente offense, parce qu'elle est le moment, il est vrai exquis, où l'auteur du texte exhibe l'immense réserve cachée derrière une apparente faiblesse (l'acteur est désarmant de timidité), quand sa lectrice renoue à cette occasion avec le plaisir du texte relégué au second plan par ceux des jeux vicieux et de la chair (l'actrice, elle, est rayonnante). La porte ouverte du titre indique le moyen d'un professeur pour s'éviter tout soupçon de harcèlement ; c'est aussi celle qui relient deux solitudes modernes dans le partage non des possibles mais d'un imprévisible réalisé. Avant qu'un acte manqué ne soit celui qui réussisse à rouvrir le robinet du vinaigre tiède du ressentiment.
La littérature peut des visitations hasardeuses qui sont des miracles provisoires, beaux comme des rayons verts, malheureusement dissipés par la routine d'un machinisme de ressentiment réflexe, qui recoupe aussi celui de Contes du hasard et autres fantaisies.