« Civil War » de Alex Garland : L'Amérique floutée, le cinéma floué
Alex Garland, dans Civil War, voulait proposer une réflexion sur le pouvoir de l'image – trop grand, comme celui d'un président devenu autocrate dans une Amérique en proie à une guerre civile. Mais il produit finalement une image à l'image de son président assassiné. Une image despotique. Une image spectaculaire qui agit dans le sens d’une manipulation comme d’une saturation du voir. Une image télévisuelle, à caractère publicitaire, qui s'arrête net, qui fait le point, qui met au point, auquel il devient impossible d’échapper comme dans n'importe quel régime autoritaire.
« Civil War », un film de Alex Garland (2024)
Le Washington Post tirait, à propos du dernier film d'Alex Garland, Civil War : « Nous avons rencontré notre ennemi, c'est nous-même ». L'idée insupportable d'une nouvelle guerre civile aux États-Unis, 150 ans après, serait-elle devenue pensable ; imaginée et donc rendue plausible d'abord par le cinéma ? Le cinéma possède cet effet miroir particulier. Il a parfois raison avant le réel. Star Wars, déjà, racontait l'histoire d'une guerre civile nord-américaine entre une partie de la nation chez qui prédominait un sentiment impérialiste face à une Amérique républicaine, dans une période post-nixonienne, fracturée par son Vietnam.
Les sorcières de l'Amérique
Alex Garland fournirait-il à son tour les images d'une guerre civile fantasmée par tous les contempteurs de la démocratie libérale ? Auquel cas, selon certains journalistes, son film serait dangereux, un appel aux révoltés du 6 janvier 2021, qui incarnent un certain mépris pour les institutions démocratiques. Un film qui raviverait l'esprit du Wild West selon lequel la loi s'établit par soi-même comme ses propres moyens d'existence, sans en passer par un système judiciaire ni parlementaire. Un esprit sous-jacent aux États-Unis, symbolisé aujourd'hui par cette milice anti-migrants, campée sur la frontière mexicaine afin d'empêcher les voyageurs de la misère d'entrer sur le sol américain comme elle s'efforce de déloger les agents fédéraux d'un territoire dont elle se pense souveraine. Ou bien au contraire, Civil War offrirait-il le spectacle d'une guerre comme catharsis pour purifier l'Amérique de sa violence constitutive, lui montrer le drame pour l'empêcher, éviter le passage à l'acte, d'autant plus quand les antagonismes seraient devenus difficilement surmontables ?
Dans un pays où le drapeau confédéré n'a jamais disparu, s'unifier autour d'un ennemi commun a toujours été capital pour surmonter les divisions internes, de l'Indien au rouge soviétique, en passant par le viet-minh. Mais si la démonologie extérieure a longtemps fonctionné, les divisions internes seraient aujourd'hui bien plus puissantes que tous les suppôts de Satan, l'ennemi fut-il désormais musulman. Ces divisions internes seraient d'autant plus violentes pour opposer deux camps, fermes sur leurs assises, forces du progressisme vs. celles du conservatisme (pour le dire vite), dont le rapport de force serait à ce point équilibré qu'il exacerberait d'autant plus les antagonismes. Un équilibre tel qu'il en deviendrait destructeur.
En une quinzaine d'années, on serait ainsi passé d'une Amérique triomphante, avec l'image d'un président sur son tapis volant, Aladin d'Amérique dans un avion de chasse sauvant les États-Unis – l'Amérique de Marvel –, à une Amérique dépressive montrée comme un État failli. Civil War en serait l'avertissement sinistre quand, déjà, Rambo II, en 1982, venait sur les écrans après que le congrès n'ait pas voté le budget pour aller libérer des otages au Liban. Par analogie, Rambo s'en chargera, seul, qui finalement ne raconte pas tant une histoire pro-néo-libérale que musclo-rédemptrice d'un certain conservatisme accompagné de son mythe du self-made man, Reagan expliquant que s'il avait vu Rambo II avant l'épisode du Liban, il aurait peut-être réagi différemment, l'US dream le méritant.
Fort de cette histoire états-unienne, Alex Garland semble ainsi prendre prétexte des scissions nord-américaines pour les surmonter dans Civil War. La double procédure de destitution de Donald Trump ayant échoué durant son mandat présidentiel, ses procès au pénal s'éternisant, Alex Garland voudrait les rejouer irrévérencieusement sur grand écran en pleine campagne présidentielle, avant l'irréparable. Et quand bien même l'immonde Trump ne serait pas nommé, la cravate rouge de son président qui ouvre le film l'identifie précisément. Un président qui, dans Civil War, a fait tirer sur des journalistes comme sa population, mais dont l'autoritarisme demeure ambigu. Au début du film, à l'instant où ce président prépare un discours pour annoncer faussement et publiquement la victoire sur les insurgés, Civil War nous apprend que ce chef d’État exerce un mandat hors-mandat, un troisième du nom. Toutefois, ce mandat a priori hors-texte est-il pour autant anticonstitutionnel ? Ce président se serait-il maintenu indûment au pouvoir ? Aurait-il fait un coup de force, commis un coup d’État comme une manière de refaire le match, celui des élections « volées » selon le camp Trump, ayant conduit à l'invasion du Capitole par une partie de ses forces ? Ou bien ce troisième mandat serait-il consécutif à une tentative d'insurrection de deux États, la Californie, le Texas, « force occidentale » dans le film, un troisième mandat sous forme de dictature temporaire à la romaine, une parenthèse suspensive de l'état du droit en vigueur, afin de répondre par l'exception à une situation exceptionnelle ?
L'adieu aux armes ?
Au plan scénaristique Civil War, en contexte de guerre, ne tranche pas. Force onusienne, jamais au front, il se veut tout entier casque bleu, à l'arrière, un planqué, construit sur cette logique du flou. Mais son scénario sera finalement invalidé par la mise au point faite par la mise en scène, symbolisée par une équipe de reporters de guerre, qui révèle l'échec patent du film, lorsqu'il faudra passer à l'assaut en fin de film. Une logique du flou qui, finalement, floue. Une flouterie qui devient, pire, de la filouterie dans la dernière partie de Civil War, à nous revendre sa marchandise militarisée, son imagerie avariée de guerrier en guise de promesse cinématographique.
En termes de récit, le flou est entretenu de multiples manières. Bons comme méchants sont à ce point entremêlés que peu importe le niveau des responsabilités dans Civil War, un véritable écheveau, indémêlable. Un flou augmenté par cette coalition antigouvernementale, « coalition occidentale », une association de deux États antipodes qui n'ont que le soleil en partage dans la réalité, la Californie et le Texas, qui refont le rêve américain, ébauchent une nouvelle confédération pour régler le sort du président tyrannique comme les premiers futurs américains se libéraient du colon britannique. Le message d'Alex Garland sur la nécessité d'entretenir ce flou à l'écran, délivré en entretien, se veut simple, direct, efficace : la polarisation serait la pire ennemie de l'Amérique, qui défait la lettre comme l'esprit du Serment de Philadelphie, sa déclaration des droits, le 5 septembre 1774, ces 51 États réunis. Pour rendre compte d'une Amérique sans nom, indéterminée, brouillée, il fallait donc le flou induit par cette polarisation qui défigure sa géographie. Cette coalition a alors pour effet scénaristique de montrer que seule l'union des contraires pourrait triompher de la désagrégation de l'Amérique. Face à un président à prétention dictatoriale, il faudrait faire cesser les polarisations politiques. Dans Civil War, Texas et Californie auraient ainsi su passer outre leurs divergences politiques pour faire front commun, dépasser les oppositions partisanes de leur majorité afin de s'unifier face à cette menace vitale pesant sur la démocratie américaine.
Outre le niveau de responsabilité, les camps ne sont jamais bien identifiés face à cette « force occidentale ». Si apparaissent à l'écran des chemises hawaïennes, celles d'une milice d'extrême droite bien connue aux États-Unis, les Boogaloo Boys, leur positionnement idéologique est difficilement reconnaissable dans Civil War. En miroir, est porté à la connaissance du spectateur un massacre d'antifascistes ayant eu lieu des années auparavant, mais dont nul ne connaîtra jamais ni les coupables ni le contexte. De même, une scène confine à l'absurde cette indétermination des camps, lors d'un échange de tirs entre snipers, chacun ignorant l'identité précise de l'autre, leur seule loi : tuer avant d'être tué. Une seule chose semble certaine dans Civil War, les racialistes et autres racistes les plus achevés dans leur délire profitent de ce chaos pour faire de l'épuration ethnique, notamment le personnage sans nom incarné par Jesse Plemons, redneck facho, qui extrême-droitise Invasion Los Angeles de Carpenter à voir le monde à travers la vérité de ses lunettes rouge sang. À lui seul, il personnifie le brouillage de tous les repères en territoire élu, lorsqu'un journaliste, pour se le concilier, lui dit, « I'm american », qui lui répond « OK. What kind of american are you ? ».
Ce choix du flou pourrait être diversement interprété. Il pourrait être d'abord analysé comme une façon intelligente de montrer combien, dans une guerre civile, à force de combats acharnés, chacun des camps finit un jour par ignorer quand tout cela a-t-il bien pu commencer comme les raisons de continuer. Et si le film n'est pas finaud, ce serait à bon droit, car comment le pourrait-il pour un pays à ce point hyperbolique, monté aux extrêmes, irréconciliable, de sorte que Civil War convertirait cette polarisation par l'effet du cinéma. Alex Garland aurait alors fait un film éclairé-éclairant, mi-indé, mi-pénétrant, un blockbuster version adulte promis par la production, rutilante, d'A 24, qui continue de vouloir écrire sa légende, ce que nul ne saurait lui reprocher, sauf à continuer de nous faire croire que sa petite musique voudrait nous rendre plus intelligent. Civil War en est la plus grosse production, 50 millions de dollars, après les 25 pour Everything Everywhere All at Once, pour un cinéaste, Alex Garland qui, après la SF, le féminisme avec Men, livre une nouvelle version Lo-Fi du monde comme il va, celui de la guerre, dans un cinéma de type nolanien qui en reprend les fondamentaux, se voudrait anti-spectaculaire mais suffisamment poseur façon Christopher. Un anti Civil War de Marvel mais qui commet définitivement beaucoup de bruit pour rien, dans une version qui se voudrait pourtant tragique.
Le cinéma auteuriste produit par A 24 devait être le bouclier protégeant Alex Garland de toute forme de procès d'intention, nécessairement mauvaises. Mais le flou, c'est finalement le logo d'A 24, sa lumière combinée à son cahier des charges artistique, dont l'image commence de plus en plus par devenir la propre raison d'être de son marketing, rendue lors de cette scène en voiture, du pur visuel, au ralenti, de nuit, le feu de la guerre qui voudrait faire retomber ses flammes comme les lucioles dans un tombeau d'Isao Takahata.
Moins drôle que le cinéma de Joe Dante, moins subversif que L'Aube rouge de John Milius, le film, sous l'effet de l'empilement de scènes qui sont autant de saynètes, est lui-même la conséquence d'un flou artistique, une sorte de prologue qui s'étire. Alex Garland semble s'être trompé de format. Il a voulu faire d'une série un film, qui débute comme elle, ménage un faux suspense – Que s'est-il passé ? Pourquoi ? Pour une histoire sans faim.
Il est alors peut-être permis de voir autre chose dans cette logique du flou auto-entretenue : une manière de le maintenir pour se protéger soi, prendre autant de précautions pour se ménager, avoir l'air de ne pas y toucher : faire un cinéma d'eau plate, qui ne voudrait pas se mouiller, une stratégie de l'évitement permanente, façon Jarhead, qui voulait pourtant être la fin de l'innocence. Ainsi, cette scène lors de l'arrivée des journalistes dans un camp transmué en camping local, une aire de repos dont on ne sait pas pourquoi elle est là, comment chacun s'y protège et contre qui ou quoi, un conflit déterritorialisé et neutralisé, blanc comme neige, un suisse qui ferait la guerre. Dans le même temps, paradoxalement, à demeurer dans l'entre des choses, à maintenir ce flou permanent, Alex Garland alimente le ventre de sa bête immonde : il reconduit le niveau de polarisation auquel il prétendait mettre un terme. Alex Garland voulait faire un film contre la polarisation. Il polarise. La chose aurait pu être intéressante. Mais Alex Garland ne s'en satisfera pas. La fin de Civil War en attestera.
Le bruit et la fureur
En attendant, dans un premier temps, cette logique de l'indétermination fait la matière scénaristique du film. Une équipe de quatre reporters de guerre entend précisément en témoigner. Un mantra nous l'explique, celui de la journaliste Lee, interprétée par Kirsten Dunst : photographier l'événement sans jamais se poser de questions, mais témoigner pour que les autres se posent des questions. Une logique du flou qui sera finalement invalidée par les nombreuses mises au point faites par l'équipe journalistique.
Civil War, calqué sur son modèle coppolien, raconte alors l'odyssée sur route de quatre journalistes qui parcourt les États-Unis pour remonter jusqu'à la source de tous les maux, leur capitaine Kurtz dissimulé sous les atours du président de l'Amérique, qu'ils entendent interroger une dernière fois avant le chant du cygne pressenti : faire un scoop. Une remontée de l'Amérique comme une scène d'hélicoptères à l'appui serviront de panneau d'indication pour l'Apocalypse à venir, chacun allant vers un personnage énigmatique – Kurtz/le président – auquel le film voudrait enlever tout son mystère. Civil War se voulait une réponse au marvelisme. Il marvellise son univers avec ses Quatre Fantastiques journalistes, un prétexte pour le cinéaste afin de parler de lui, qui se rêvait initialement en reporter de guerre comme surtout d'offrir une réflexion non pas tant sur la guerre que sur la puissance comme l'impuissance de l'image à faire récit.
Nos Quatre Fantastiques déguisés en reporters ont tout d'abord la même première mission que ceux des Comics, qui eux aussi ont connu leur Civil War, rapportée dans Captain America : Civil War : aller déloger le président des États-Unis réfugié dans sa basse-fosse, son bureau ovale, quand ceux de la BD devaient débusquer leur Homme taupe, le maître d'une armée de monstres souterrains qui avait entamé une guerre contre le monde de la surface. Tout comme dans le Comics, nos super-héros – car nul ne saurait mieux qu'eux mettre en péril leur vie au nom de la photographie – sont également révolutionnaires par leurs failles comme leur pseudo-complexité.
Lee, vétéran du journalisme de guerre, est le Mr Fantastic de la bande, symbole de l'eau, flottante, en situation post-traumatique, personnage en rupture, morte-vivante, déjà dans l'eau-delà, pour avoir pris conscience que, finalement, tout son travail de journaliste sur les horreurs de la guerre n'aura servi à rien, la guerre à sa porte, dorénavant. Lee est accompagnée de Joel, interprété par Wagner Moura, Capitaine Nascimento de Tropa de Elite, qui en a conservé la logique de tir fascisante. Bienveillant chien fou, il est la Torche humaine de l'équipe, son feu, un franc-tireur, l'homme à l'état sauvage, wilderness incarné pas encore tout à fait civilisé. S'agrège autour d'eux une jeune reporter ambitieuse en quête de mentor, Jessie, incarnée par Cailee Spaeny. Défaite des chaînes de son Elvis, vue dans Priscilla de Sofia Coppola, elle entend à nouveau refaire l'Amérique, rafraîchir son rêve par ses photographies. Elle est la Femme invisible de l'équipée sauvage, la fille de l'air, impétueuse, qui a l'Amérique dans les veines, L'Amour du risque. Une intrépidité contrebalancée par Sami, la sagesse abîmée par la vieillesse, un corps de pierre, la Chose, terrien tellement terre-à-terre qu'il est incapable de marcher, mais qui n'en sauvera pas moins à l'aide de son véhicule ses comparses des griffes du méchant Jesse Plemons.
Nos Quatre Fantastiques vont rencontrer une galerie de personnages et de situations dans Civil War pour témoigner d'une Amérique multi-fracturée et irréconciliable face à laquelle ils font bloc pour témoigner par leur jeu collectif ce que c'est que faire encore États-Unis. À une Amérique désorientée, ils montrent la voie (reprendre la route). À une Amérique morcelée, ils opposent leur figure à quatre côtés, parfaite, une quasi-divinité pour symboliser ce fameux 4e pouvoir. Allégorie de la justice, messagers des dieux, ils circulent entre les cieux et le très-bas (scène sur un charnier prise en plongée vs. scène en contre-plongée lorsque Jessie photographiera au ralenti la mort de Lee), la figure d’Hermès réincarnée pour faire droit à la vérité. Ce n'est donc pas anodin si Alex Garland s'attarde sur ces journalistes. Intercesseurs – entre les cieux de la vérité et le très bas des faits ; entre l'humain et le non-humain pour mettre en jeu leur existence –, ils sont l'intermédiaire nécessaire entre toutes les formes de binarité incarnées par les acteurs du conflit. Quatre personnages qui auraient pu conduire à s'interroger sur la force de leurs images. Si Lee choisit le réalisme de la photo couleur, Jesse développe ses clichés en noir et blanc, autant pour représenter l'austérité de la guerre que son esthétique léchée, de sorte que le film voudrait de nouveau nous rendre à son intelligence en se demandant si faire de la photographie de guerre s'apparente à de l'art ou seulement à du reportage ? Et s'il s'agissait de faire de l'art, n'y aurait-il pas une forme de trivialité à filmer la mort ainsi ? Mais bientôt, cette figure intermédiaire, liquide, se mercurise, devient un soldat de plomb, liquéfie l'Amérique dans son objectif.
Sale temps pour les braves
Au terme de leur remontée des enfers, fin de partie. Les journalistes ne témoignent plus. Pour être au rendez-vous de l'histoire, ils appuient sur la gâchette, en deux temps. D'abord, Jessie, sauvée des balles par Lee au moment de l'assaut final sur le Capitole, plutôt que de lui porter secours à l'instant où elle est frappée à son tour, la mitraille avec son appareil. La (bonne) conscience des Quatre Fantastiques éliminée, la photographie comme arme de guerre débarrasse les lieux de toute forme d’ambiguïté. Au moment où les soldats-insurgés s'apprêtent à tuer le président, Joel prend le commandement. Il leur intime l'ordre d'attendre, chacun de s'exécuter tranquillement devant leur nouvel élu auto-proclamé président de séance. Joel demande au président destitué, au sol pour bien le comprendre : « Faites une offre », qui murmure : « Ne me tuez pas », à quoi l'Homme Torche devenu homme de troupe répond : « Je le ferai », et, quand dire, c'est faire, sa petite armée de s'exécuter tandis que, noir et blanc de circonstance cérémoniel oblige, Jesse photographie la scène, héroïsant Joel, au centre de l'action comme de l'image, une carte postale présidentielle pour la postérité.
Film apparemment anti-trumpiste, pour un ex-président qui nie la réalité en permanence, symbole de la post-vérité, Alex Garland entend finalement faire la vérité : opposer à la dénégation des faits la réalité objective par le travail de journalistes, témoigner pour que les autres se posent des questions, comme disait Lee. Or, si ce travail est effectué par une équipe de journalistes plutôt qu'un seul individu, c'est qu'un témoignage n'acquiert jamais sa force probante autrement que sous l'accumulation d'autres témoignages qui, s'agrégeant, forment un faisceau d'indices pour établir la vérité.
L'effet de témoignage est censé être rendu par l'utilisation d'une caméra particulière dans Civil War, la caméra Sony Venice 2, labellisée Imax, pour offrir au film une ampleur visuelle la plus grande possible. Dans le même temps, Alex Garland s'efforce de ne jamais perdre de vue les corps plongés au milieu du chaos qu'il filme : s'il y a de nombreuses caméras portées pour traduire la panique de certaines scènes, le cinéaste tient aussi à la clarté de plans fixes (par exemple, lors de la scène avec Jesse Plemons), très composés, où l'Imax produit des jeux d'échelle et de profondeur. Ainsi, le climax du film s'autorise d'une recomposition de bataille en quasi temps réel où chaque plan aide à scanner et reproduire une topographie exemplaire. Cette caméra sûre d'elle voudrait nous obliger à voir l'horreur par un prisme similaire à celui de l'objectif imperturbable des photographes. Mais de quoi témoigne, en vérité, Civil War ?
Le témoignage est une possibilité fondamentale de l’existence humaine de donner du sens à la vie. Il est possible de témoigner de faits, d’événements auxquels on assiste comme une naissance, un baptême, une conversion, une renaissance, un pardon, une paix. Une mort aussi, une déchéance, un renoncement, une lâcheté, une misère, une violence individuelle ou collective, mais en tout état de cause la question est de savoir si celui qui témoigne peut comprendre pleinement ce dont il témoigne, s’il peut élucider vraiment le sens de ce qui a lieu, ou si l’acte même de témoigner ne suppose pas que l’objet du témoignage ne peut avoir la transparence des objets purs et simples de la science d'une caméra, fut-elle celle de l'Imax d'Alex Garland.
Le témoignage n’est pas un rapport distancé, plus ou moins interprétatif, à ce qui arrive : le témoin ne témoigne pas de son propre chef, mais il reçoit toujours sa légitimité de ce qui le touche et le requiert, de ce qui le contraint à la parole. Mais, par l'effet de cette qualité technique sans cesse déployée comme le choix d'arrêter le film sur une photographie en noir et blanc, de le mettre aux arrêts par une photographie de la mort du président, Alex Garland se rend finalement témoignage à lui-même. Il s'auto-photographie en train de filmer, s'auto-glorifie de son geste, un assassinat contre son propre film, contre le cinéma finalement.
Civil War, qui voulait éviter toute forme de polarisation, se polarise autour de son seul réalisateur. En terminant sur une photographie de Jesse, Civil War ne prend donc pas congé de ce qu'il dénonçait, ces subjectivités closes sur elles-mêmes, se posant absolument elles-mêmes, et en quelque sorte toutes puissantes dans la création d’elles-mêmes, pour un film qui voulait retrouver l’idée d’une nation sans doute blessée, fragile, mais qui, dans sa faiblesse, recevrait sa force de plus loin que celle des individus qui la composent.
Au contraire, Civil War se trahit. Au discours des extrêmes, à la parole partisane faisandée, Alex Garland oppose la vérité du regard du photographe. Il met en scène – la mort du président – comme il se met en scène. Or, quand l'écoute suscite toujours méfiance et soupçon (c'est l'Amérique irréconciliable, qui ne s'entend plus dans le film), le voir du regard, la preuve par l'image, établirait cette relation de confiance. Alex Garland croit à la logique de la preuve par le visible, consacre une quasi-évidence du voir par le choix de terminer son film par une série de photographies. Civil War devient alors un anti-film. Au cinéma, il existe toujours un rapport dynamique, qu'il soit contradictoire ou non, entre chaque image, quand le cliché photographique constitue chez Alex Garland une entité à part entière, même lorsque Jesse prend une série de photographies de la mort du président.
Mais le cliché photographique, aussi unitaire soit-il, entretient autant que l'image cinématographique un rapport dynamique avec le champ qu'il enregistre. Photographier, c'est ajuster la réalité pour la transformer. C'est la border par de nombreux choix (de près, de loin...) qui la rendent aussitôt infidèle à la réalité qu'elle entendait saisir. La photographie circonscrit et circoncit le réel pour mieux le rendre sous une autre lumière, pour lui rétrocéder l'étrangeté de son naturel. À considérer le contraire comme le fait Alex Garland dans Civil War, c'est proposer une carte postale de la mort d'un président, sans plus de hors-champ, sans plus de cinéma, sans plus rien de naturel qu'une image fabriquée par un pouvoir dont il entendait pourtant contester les effets de puissance, les effets de nuisance, ce qu'il faut encore interroger.
En 1991, à propos de la guerre du Golfe, Serge Daney écrivait un article célèbre dans les Cahiers (n° 442, 1991), « Montage obligé ». Il s'y montrait très critique à l'égard des médias, notamment la télévision. Selon lui, la guerre du Golfe aurait été une guerre sans images. Non pas qu'il n'y aurait eu aucune captation, mais cette captation aurait été déréalisée, entièrement au service de la victoire américaine, qui semblait écrite d'avance, une victoire mathématisée comme Alex Garland par le feu de sa technique, une guerre remplacée par des graphiques, des schémas et autres éléments de représentation plus mathématiques. Le monde dépeint par la télévision serait toujours un monde vu du pouvoir tout comme Alex Garland rejoue dans un autre contexte la scène de la traque de Ben Laden, suivie par le président des États-Unis, Barack Obama, comme son équipe depuis le bureau ovale de la Maison Blanche, en direct, en mai 2011. Kathryn Bigelow, dans son Zéro Dark Thirty, la rejouait déjà problématiquement. Alex Garland la délocalise, pour les mêmes effets. Il en reprend la dynamique. Il télévisualise son film, prend les allures du film-dossier pour verser en plein réalisme. Civil War se termine ainsi en journalisme d'investigation, un Envoyé Spécial en désamérique de type particulier, dépêché par le gouvernement des États-Unis. Ce faisant, ce n'est plus un cinéma d'anticipation, un cinéma de lanceur d'alerte, mais un cinéma de répétition, qui reprend l'imaginaire comme la réalité d'une traque pour produire un cinéma du même, autant dire, un cinéma de l'entre-soi imagier sans aucun imaginer, de la débilité imagière, l'allié objectif des images du pouvoir.
Pour Serge Daney, on aurait ainsi jamais autant parlé du pouvoir de l'image depuis qu'elle n'en a plus. En somme, s'il y a deux camps dans une guerre, il faudrait encore que les images communiquent, dialoguent, se répondent et se contredisent comme se voudrait, dans son intention, Civil War. Il est impératif que l'image ne soit jamais seule, qu'il y ait une béance qui demande à être comblée, sans jamais pouvoir l'être. Selon Serge Daney, cette béance, dans la guerre du Golfe, c'est Bagdad sous les bombes, véritable image manquante du conflit. De ce constat, Serge Daney tire la conclusion de l'impuissance du mot « image », au point de faire une distinction entre « image » et « visuel ». Le visuel, voilà ce que produit la télévision, qui n'a pas besoin de contrechamp. Le visuel dit tout, sans aucune forme de nuance ou d’ambiguïté. À la différence, « L'image a lieu à la frontière de deux champs de force. Elle est vouée à témoigner d'une certaine altérité et il lui manque toujours quelque chose ».
Civil War voulait ramener de l'image face à la prédominance du visuel ? Finalement, toutes les frontières étaient suffisamment floues pour qu'Alex Garland se complaise dans la valeur supposée de son propre regard en terminant son film sur une photographie qui ne fait pas image, qui ne fera jamais cinéma, soit le cinématographe dont parle Robert Bresson. Le cinéaste en donne la définition suivante : « UNE ÉCRITURE AVEC DES IMAGES EN MOUVEMENT ET DU SON »(1). Cette écriture, lieu de l’unité, est alors construite sur des rapports (entre images et images, images et sons). Car les rapports seuls créent. Or, d'une part, des images, il n'en reste plus qu'une seule dans Civil War. Quant au son, dont nombre de critiques louent la qualité exceptionnelle pour en avoir eu les tympans brisés, il n'entre jamais en communication avec les images, fait bande à part croyant faire vrai, quand les musiques du film singent le genre du film de guerre sur le Vietnam. Tout le contraire du cinéma, selon Bresson : « Pas de valeur absolue d'une image. Images et sons ne devront leur valeur et leur pouvoir qu'à l'emploi auquel tu les destines ».
Alex Garland produit finalement une image à l'image de son président assassiné. Une image despotique. Une image spectaculaire qui agit dans le sens d’une manipulation comme d’une saturation du voir. Une image télévisuelle, à caractère publicitaire, qui s'arrête net, qui fait le point, qui met au point, auquel il devient impossible d’échapper. Comme si le sens de ce qui est montré était déjà là, bloqué et normalisé, sans débordement possible, sans faille, sans dehors, sans ombre, sans hors-champ, sans autre, tout prêt à être consommé, une image à caractère totalitaire qui rend totalement impossible ce que le film prétendait pourtant défendre, le jeu de la conflictualité démocratique.
Le film, malgré A 24 et tout son emballage technologique, n'atteindra donc jamais à la filmicité, qui n’est pas à confondre avec la technique, qui ramène la réalisation à une compétence d’expert, dont Alex Garland assure le culte, comme une partie de la critique, quand bien même elle n'aurait pas apprécié le film, lui fait encore crédit. Mais il n’y a pas d’un côté une réalité préexistant au film, de l’autre une opération qui l’adapterait au récit écranique. Ce dualisme que Bresson dénonce comme « reproduction photographique d’un spectacle », celui d'une traque non-digérée par Alex Garland, condamne finalement Civil War au divertissement futile, pire, à la cérébralité du mauvais film d’auteur. L'idée enchantée qu'Alex Garland se faisait de son sujet se désenchante ainsi. Il affermit d'autant plus ce qu'il combattait, au moment même où il se dresse contre lui, la systématicité de l'autoritarisme rendue par son système étant plus puissante que ce qui prétendait l'attaquer.
S'il existe un « art d'aimer » selon Jean Douchet, c'est que doit persister symétriquement un art de détester. Écrire contre Civil War, c'est écrire pour, moduler son goût du cinéma par les affects. « Et même si rien ne devait être comme nous l'avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances », écrit Jean-Luc Godard. Le grand cinéaste devrait inquiéter la vie. Alex Garland la tranquillise, en répétant des images à l'infini, qui ne contestent plus rien, qui adoubent les images du pouvoir, dans un film où plus rien n'ébranle l’œil. Dont l’équivoque réside dans le seul fait de la présence de son visuel. Qu'on ne réfute pas. Dans une présence qui ne cède jamais. Ogre, en quelque sorte, avec ces mots d’horloge que voudraient avoir notre prophète. Civil War, donc, s’il réfléchit, c’est dans l’angle strict de sa possibilité de répéter. Mais une horloge ne pense pas. Elle réduit, comme Civil War, le mystère de sa dernière image à la perpétuelle imitation, dans un film qui, finalement, traître à sa cause, est à lui-même l'objet de sa propre défaite.
Notes