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Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne au musée dans Chronique d’une liaison passagère
Rayon vert

« Chronique d’une liaison passagère » d'Emmanuel Mouret : "La passion, c’est beaucoup d’air brassé pour du vide"

Antoine Schiano di Lombo
Au fil de son œuvre, Emmanuel Mouret a semé les bases d’une nouvelle manière de représenter l’amour au cinéma. S’opposant aux cadres narratifs de la passion, c’est au contraire une vision refroidie des sentiments qu’il propose. Chronique d’une liaison passagère, en adoptant un dispositif narratif extrêmement restreint, radicalise cette perspective comme pour mieux démontrer l’intérêt de ne pas céder à ce que sont devenus des automatismes dans la représentation des corps amoureux, en revalorisant la pensée des sentiments contre les actes passionnés.

« Chronique d’une liaison passagère », un film d'Emmanuel Mouret (2022)

Étymologiquement, la chronique est ce qui a trait au temps, ce qui s’inscrit dans la durée (on retrouve dans le mot la racine grecque chronos). L’époque médiévale a donné un sens plus précis à ce terme : les chroniqueurs du Moyen Âge sont ceux qui dressent les récits d’événements politiques et historiques par une narration chronologiquement organisée. Or l’objet de Chronique d’une liaison passagère, le onzième film d’Emmanuel Mouret, s’oppose à ce que furent les sujets des chroniqueurs du Moyen Âge. Loin de cet héritage, le cinéaste, au regard de son œuvre, se trouverait plutôt affilié aux auteurs de fabliaux ou de romans courtois, davantage sensibles à l’évocation des sentiments des personnages. C’est pourtant le terme de « chronique » qu’il choisit pour son titre. Cette variation n’est pas anodine en ce qu’elle met en évidence la particularité du film : Chronique d’une liaison passagère parle d’amour sans en faire ce sujet suranné par des millénaires d’histoire de l’art. Emmanuel Mouret fait donc le choix de la chronique pour raconter la « liaison passagère » qu’il souhaite mettre à l’écran, comme pour renoncer à l’expression intense du sentiment amoureux, du désir charnel, de la passion, au profit des faits, des événements, du temps passé par les amants.

La sobriété de la passion amoureuse

La Chronique d’Emmanuel Mouret porte sur l’évocation du sentiment amoureux et de ses variations. Pour cela, il choisit de recentrer son cadre sur seulement deux amants, Charlotte (Sandrine Kiberlain) et Simon (Vincent Macaigne). La caméra les suit dans une aventure de quelques mois au cours desquels Simon, marié, va vivre une relation passionnée avec Charlotte, séparée. L’originalité du film est d’explorer cette relation adultère centrée sur les personnages et se consacrant à l’interdit le plus fondamental de ce type de relation : l’attachement.

Pour un film qui s’occupe de ce qu’est et de comment se développe la passion amoureuse de deux amants, le choix d’Emmanuel Mouret est de prendre son temps pour déployer subtilement les moments qui contribuent à lier affectivement les personnages. Si, lors de la première scène, on fait irruption dans une conversation déjà rétrospective sur la rencontre de Simon et de Charlotte (Mouret faisant le choix de ne pas filmer ce moment), la narration n’aura de cesse de ralentir ses personnages pour laisser à la passion le temps de s’exprimer. Dès la deuxième scène, lorsqu'ils marchent vers l’appartement de Charlotte, la caméra semble les attendre, et au son de leurs voix s’ajoute leur silhouette au loin, progressant sans se dépêcher. Aucun empressement, aucune précipitation, rendant particulièrement puissante l’exclamation fétiche de Simon qu’il répétera à plusieurs reprises, « Ça va vite là ! »

Emmanuel Mouret apaise et épure la mise en scène de la passion amoureuse. C’est sans doute la grande qualité de Chronique d’une liaison passagère : ne jamais céder à l’idée qu’une passion doit être passionnelle, ou du moins mise en scène passionnellement. La première fois que les personnages se retrouvent seuls dans l’appartement de Charlotte, ils ne se sautent pas dessus, et ne s’entreprennent pas avec la brutalité que le cinéma a (trop) souvent accolé aux représentations du désir charnel. C’est Charlotte qui mettra des mots sur cette idée lorsqu’ils visitent une exposition, faisant part de ce qu’elle trouve d’archaïque dans les représentations artistiques de la passion amoureuse : « La passion, c’est beaucoup d’air brassé pour du vide ! ». Et lorsque ils céderont à un élan passionné, filmés en train de courir vers l’appartement de Charlotte, ils seront interrompus d’abord par une laisse de chien qu’ils parviendront à franchir, puis par un amas de cartons de déménagement obstruant l’accès à l’entrée de l’immeuble. Emmanuel Mouret s’amuse alors à ralentir l’emballement de ses personnages et le plan qui suit montre Simon et Charlotte se passant des cartons pour aider les déménageurs à les transporter jusqu’au camion.

Chronique d’une liaison passagère ne fait jamais droit à la frénésie de la relation. Les dates qui entrecoupent chaque rendez-vous rendent d’ailleurs compte du fait que Charlotte et Simon ne se voient qu’occasionnellement, à des jours très espacés. Mais on oublie rapidement ces écarts. En effet, le film parvient à nous faire complètement oublier le dehors. On comprend toujours subtilement, par quelques mots que l’on entend par-ci par-là, que l’un comme l’autre ont une vie lorsqu’ils ne sont pas ensemble. On aperçoit le lieu de travail de Simon quand Charlotte entreprend de lui rendre visite (ce qui ne manquera pas de le mettre en colère), on rencontre également l’un de ses amis qui accepte de prêter son appartement aux deux amants.

L’amour pudique

Dès la première scène du film, les deux amants conviennent de la nature de la relation qu’ils s’apprêtent à tisser : « Du sexe sans faire d’histoire ». Cette promesse qu’ils se font n’est pas pour autant une garantie. Le film développe au contraire de nombreux récits, sous la forme de petites séquences qui ont chacune un objet propre, celui de chaque rendez-vous qu’ils se fixent. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est alors bien plus le temps passé ensemble de Simon et Charlotte qui apparaît comme le ciment d’une relation d’attachement sincère. Les deux personnages sont de tous les plans, souvent dans le même cadre comme représentation visuelle de leur affinité, en train de faire des choses ensemble ou même simplement immobiles en train de converser.

Le trio du plan à 3 (Sandrine Kiberlain, Vincent Macaigne, Georgia Scalliet) dans Chronique d'une liaison passagère d'Emmanuel Mouret
© Pyramide Films

Aussi, du « sexe sans faire d’histoire » on passe à « des histoires qui occultent le sexe ». Au fond, on dirait que la sexualité de ses personnages n’intéresse pas vraiment Emmanuel Mouret. Si c’est ce qu’il place à la base de la relation de Charlotte et Simon, la quête d’une aventure charnelle, ce n’est pas ce qu’il choisit de montrer à l’écran et, par extension, ce n’est finalement pas ce qui semble le plus intéresser les personnages. De fait, jamais Chronique d’une liaison passagère ne cède à ce qui est devenu l’automatisme des « scènes de sexe ». Il ne s’agit pas ici de valoriser un puritanisme moralisateur contre des productions audiovisuelles qui seraient devenues décadentes, mais de refaire droit à la diversité des manières de faire éprouver ce que peut être l’intensité du désir. Dans Chronique d’une liaison passagère, la mise en scène est pudique du début à la fin et pourtant l’ardeur est de tous les plans, tant on éprouve l’attirance des personnages l’un pour l’autre : « Pour moi, te voir c’est déjà sexuel » confiera Simon à Charlotte. Lorsqu’on retrouve les personnages allongés après avoir fait l’amour, c’est toujours par des cadres renonçant à montrer l’activité sexuelle, mais centrés sur les visages, les corps étant le plus souvent intégralement cachés.

S’il est possible que la relation des deux personnages trouve son origine dans une attirance charnelle, il apparaît que celle-ci ne domine pas les interactions que Simon et Charlotte ont à l’écran. On les trouve le plus souvent à parler, dans des postures corporelles relevant d’une certaine pudeur. Ce comportement est théorisé par les mots de Simon comme transcrivant sa profonde timidité (« Je suis comme ça moi ») dont il retrace au fur et à mesure du film la genèse, revenant sur ses premières aventures auprès de l’oreille toujours attentive de Charlotte. Elle revendique cependant une attitude plus décomplexée, comme lorsqu’elle raconte avoir embrassé un adolescent à la sortie d’un bus simplement pour le plaisir. Elle est également à l’origine de la dernière séquence du film, celle du plan à trois. Mais une nouvelle fois, alors que les deux personnages se lancent dans l’exploration d’une nouvelle pratique de la sexualité, avec le personnage de Louise (Georgia Scalliet), dont l’expression de la pudeur entre en résonnance avec le reste du film, ce n’est pas tant le sexe qui intéresse Mouret que les instants où ces trois personnages se rencontrent, conversent, sympathisent, apprennent à s’apprécier. Et c’est à la même attention que les trois portent au langage et au souci des autres qu’est attribuée l’affection qu’ils se portent mutuellement, confirmant que cette histoire n’a de sexuelle que l’impulsion originelle, qui se trouve ainsi dissoute dans un océan de tendresse.

Des amants de mots

Chronique d’une liaison passagère se refuse à représenter les amants comme des amants cinématographiques. On accompagne Charlotte et Simon au musée, puis se promenant dans un parc, puis faire du badminton, etc. On les voit faire des choses qui ne s’inscrivent pas a priori dans un cadre de séduction (le badminton n’est pas, a priori, le sport le plus romantique qu’il est possible de pratiquer). La pudeur des actes qui apparaissent à l’écran est complètement contrebalancée par la puissance accordée au langage. Le discours amoureux est omniprésent, et les personnages n’ont de cesse, dans un film qui ne laisse finalement que peu de place au silence, de mettre des mots sur ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils ressentent. L’amour ne vient pas d’une représentation frontale de la passion amoureuse, mais se dépose peu à peu, comme une fine pellicule formée par la décantation du temps que les personnages passent ensemble à l’écran.

Contrairement à son précédent film, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait (2020) qui consistait en des récits parallèles de scènes charnières des relations qu’entretiennent les personnages, Chronique d’une liaison passagère refait droit à la force des instants non-décisifs dans la construction de la relation et des sentiments éprouvés par les personnages. Ce sont des amants qui se voient, parfois simplement pour le plaisir de se voir et non pas pour coucher ensemble (ce qui était pourtant le fondement convenu de leur relation). Le film défend alors l’idée qu’il ne peut y avoir « du sexe sans faire d’histoire », Emmanuel Mouret occultant totalement ce qu’il peut y avoir de charnel dans la relation qu'il filme. Quoiqu’il en soit, le pari de Chronique d’une liaison passagère, qui en un sens synthétise les qualités du cinéma de Mouret, est de proposer un contre-discours amoureux à celui des clichés éculés de la fiction : faire droit à ce que la pudeur peut faire aux émotions, ce que la réserve permet de déployer comme gestes et comme paroles d’affection. En renonçant à la grandiloquence de l’amour avec un grand A, on en devient plus sensible aux petits riens qu’a aussi exploré Sophie Letourneur dans Voyages en Italie (2023). Ce ne sont pas tant les preuves grandioses de sentiments intenses qui font l’amour mais bien les petits gestes qui font naître et renouvellent la tendresse qu’éprouvent les personnages l’un pour l’autre et qu’on lit avec clarté sur les visages de Sandrine Kiberlain et de Vincent Macaigne.

C’est avec une grande subtilité dans le jeu des acteurs (qui se plient parfaitement à l’exigence de Mouret de ne pas en faire de trop) et dans la mise en scène que Chronique d’une liaison passagère distille peu à peu les indices des sentiments développés par les personnages, qui font pressentir au spectateur les difficultés à venir. Au fil du récit, les mots penchent du vrai au faux, ce que démasque la caméra de Mouret : lorsque Charlotte prétend ne pas se sentir être l’amante flouée par son statut de maîtresse, le zoom sur son visage apparaît comme une signification formelle de son mensonge et peut-être surtout de son déni. Finalement, c’est elle qui reprend l’ascendant sur la relation, prenant l’initiative d’y mettre un terme après sa rencontre avec Louise. Les paroles de Simon lors de la rencontre des deux personnages quelques années après leur rupture, attestant du génial talent d’auteur d’Emmanuel Mouret, souligne à la fois la tristesse du manque et la force de l’affection éprouvée par les personnages : « Ne pense pas que je sois triste, ça me rendrait vraiment malheureux », conclura-t-il face au visage de Charlotte, déchiré entre tristesse et joie. Au final, en dépit du chagrin lié à la rupture, rendant indéniable les sentiments vifs éprouvés par les personnages l’un pour l’autre, c’est bien sûr le bonheur de se retrouver que s’achève le film, renouant avec le plaisir de courir main dans la main, démontrant s’il était encore besoin de le dire, que c’était bien plus l’histoire que le sexe qui importait dans cette liaison passagère.