Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Chien (2018) de Samuel Benchetrit
FIFF

« Chien » de Samuel Benchetrit : Interview avec Vincent Macaigne

Thibaut Grégoire
Les scènes d’humiliation physique présentes dans « Chien » auraient pu n'être que l'expression d'une violence aussi bête que gratuite. Mais l'art de Benchetrit les fait basculer dans la fable cruelle : critique d'un film punk suivie d'une interview avec Vincent Macaigne.
Thibaut Grégoire

« Chien », un film de Samuel Benchetrit (2018)

En adaptant son propre roman Chien (Grasset, 2015), Samuel Benchetrit s’exposait au risque de traduire à l’écran une impression de voyeurisme et de monstration de l’humiliation et du martyr qui transparaissait déjà à l’écrit. Ce qui est acceptable en littérature ne passant pas toujours au cinéma, le lecteur du livre appréhendait fortement la découverte de cette adaptation.

Il faut dire que le récit surréaliste de l’aventure de Jacques Blanchot, banni de chez lui pour des raisons absurdes et condamné à errer et à se faire humilier de toutes parts, jusqu’à se transformer progressivement en chien et à se faire maltraiter par son dresseur/propriétaire, fonctionnait plutôt bien à la lecture. Mais il laissait déjà furieusement entrevoir le désir de martyrologie de son auteur, et la possibilité de basculer dans le film d’humiliation avec une potentielle adaptation cinématographique.

L’adaptation existe donc désormais et les craintes que l’on pouvait avoir s’avèrent à moitié fondées. Effectivement, il y a un aspect film coup-de-poing dans Chien, une tentation d’aller vers le film d’humiliation « de festival » (le film a d’ailleurs obtenu trois prix au FIFF). Ce travers transparaît dans quelques scènes domestiques d’une froideur de façade, dans lesquelles Vanessa Paradis surjoue le sous-jeu, mais aussi et surtout dans une dernière partie en forme de calvaire physique pour le personnage principal – et pour son interprète, Vincent Macaigne –, essoufflé, lessivé, battu, dénudé, tazé, enfermé.

Pourtant, ces scènes d’humiliation physique, qui pourraient n'être que l'expression d'une violence aussi bête que gratuite, apparaissent dans un contexte tellement déréalisant qu’elles dépassent en quelque sorte cet aspect de prime abord rebutant, ainsi que la réaction de rejet, voire de dégoût, qu’elles pourraient susciter. Ce sont elles, véritablement, qui font basculer le film dans la fable cruelle – ce que les deux premiers tiers du film avaient échoué à faire, trop occupés à se vouloir drôles et décalés.

Le film n’est pas drôle, et c’est la principale erreur de Benchetrit d’avoir cru qu’il eut pu l’être. Cela l’a mené à en rater les deux tiers. C’est seulement lorsqu’il assume pleinement sa noirceur que le film gagne une singularité qu’il n’aurait jamais eue en se limitant à l'ironie et au décalage. La violence réelle et physique du film lui donne son ampleur et le fait, paradoxalement, sortir du réel transformé qu’il arborait dès ses premières images. Les dernières minutes, faisant suite à ce déferlement de violence, font accéder le film et le personnage à un degré supplémentaire d’émotion et – peut-être – de poésie.


Thibaut Grégoire : Qu’est-ce qui vous a plu dans le projet du film et dans votre rôle en particulier ? Était-ce lié au défi physique qu’il représentait ?

Vincent Macaigne : Ce qui m’a d’abord attiré, ce sont les films de Samuel Benchetrit, notamment le précédent, Asphalte (2015), qui est très beau. Puis c’était ce que proposait le scénario, et particulièrement ce qu’il me proposait de faire en tant qu’acteur. Je ne me suis pas vraiment posé la question de l’aspect physique. Sur le plan pratique, c’est vrai que ce n’est pas facile de marcher à quatre pattes. Mais, au-delà de ça, ce qui importe c’est que le film ne raconte pas seulement l’histoire de quelqu’un qui se transforme en chien. C’est quelqu’un qui a une forme de logique bien à lui et qui admet le fait d’avoir une vie de chien. Ce n’est pas Didier, avec Alain Chabat. On n’est pas dans l’idée d’imiter ou de mimer un chien. Ce n’est pas tant que je ne voulais pas le faire, personnellement, mais c’est surtout que ce n’était pas à la base du projet. C’est l’histoire d’un homme qui perd tellement de choses dans sa vie qu’il en vient à avoir une vie de chien. Puis il acquiert une certaine sagesse en trouvant, à travers ce dénuement, une forme de poésie dans le monde. Mais il ne perd pas pour autant son identité d’homme.

Par votre image et votre carrière, on a tendance à vous catégoriser comme acteur de la parole. Est-ce que le rapport plus direct au corps, dans Chien, était quelque chose qui vous a intéressé et motivé ? Était-ce éprouvant ?

Quand on joue, qu’on parle ou qu’on ne parle pas, j’ai l’impression qu’on se raccroche aux situations et qu’on y pense. Donc, c’est plus un travail sur la pensée, sinon on joue mal. On est obligé d’être dans l’instinct et dans l’instant. Maintenant, concernant par exemple la scène où mon personnage court plusieurs fois pour aller chercher une balle, jusqu’à l’essoufflement et l’épuisement, c’est sûr que c’est éprouvant physiquement. Mais là, il s’agit de quelque chose de très terre-à-terre : selon qu’on soit plus ou moins musclé, on endure plus ou moins bien la chose. Et puis, il faut aussi s’imaginer que ce sont des journées de travail durant lesquelles on refait plusieurs fois la même prise. Quand on pense à cela, ça prend une dimension encore plus extrême. Mais pour moi, en tant qu’acteur, ce n’est éprouvant que physiquement, pas psychologiquement, car j’ai pris en compte, en acceptant le film, les conditions et l’univers qu’il met en place.

Que pensez-vous du dernier tiers du film, notamment dans sa manière de montrer la transformation progressive d’un homme en chien, à travers des scènes d’humiliation et la violence qu’elles impliquent ?

Je trouve que c’est un film très « punk », dans le sens où il démarre un peu comme une comédie, dans l’absurde. Il me fait penser aux films de Buñuel, qui avaient également un côté punk, d’une certaine manière. Quand j’ai découvert le film, j’ai commencé par rire puis, à un certain moment, je ne riais plus du tout. Ça pose des questions sur ce que l’on est intimement. D’une certaine manière, le personnage de Jacques Blanchot meurt et renaît en tant que chien, comme s’il accédait au paradis sous cette forme. Il a accepté toutes les violences qu’il a endurées et finit par trouver le bonheur en regardant des gouttes d’eau ruisseler sur une fenêtre ou en épiant les insectes. Il trouve en quelque sorte la plénitude là-dedans. Je pense que c’est très proche d’un état d’esprit « punk », car le film ne dit pas « battez-vous » mais « acceptez, et peut être que votre bonheur se trouvera dans l’acceptation ». Maintenant, il faut aussi prendre en compte que c’est une dystopie, le film ne propose pas quelque chose qui s’ancre dans une réalité concrète ou dans un contexte social bien défini. La violence qu’endure le personnage de Jacques Blanchot, notamment dans les scènes de dressage, est réelle mais est transcendée par cette irréalité et par le fait que le film soit une sorte de conte. On est vraiment dans l’imaginaire d’un artiste et il y a beaucoup de drôlerie et d’humour. Dans ces scènes de dressage, ça commence par quelque chose qui peut être drôle, parce que le personnage de Bouli Lanners est habillé chaudement, et que le mien est en slip. On peut donc commencer à voir la scène en rigolant, puis, au fur et à mesure qu’elle avance, on rigole nettement moins. Et le film joue avec ça, en manipulant le curseur entre ce qui fait rire et ce qui ne fait pas rire du tout. Je pense aussi qu’il y a une grande rigueur et un grand travail sur le cadre, qui emmènent le film vers un objet de cinéma total, et qui amènent également beaucoup de poésie, même si elle naît parfois de la violence.

À l’occasion de la présentation de votre premier long métrage en tant que réalisateur (Pour le réconfort, 2017), vous avez beaucoup parlé de la politique du jeu des acteurs et de l’intelligence au monde des acteurs. C’est un discours qu’on n’a pas tellement l’habitude d’entendre, puisqu’on est souvent ramené à la phrase attribuée à Hitchcock sur le fait que les acteurs seraient du bétail, ou encore à ce que Michel Hazanavicius fait dire à Godard dans Le Redoutable : que les acteurs sont tous des cons…

Oui, et d’ailleurs je trouve que dans le travail de Samuel Benchetrit, il y a une grande place accordée au respect des acteurs et à leur intelligence. Il m’a demandé de travailler sur le film comme un partenaire, d’y collaborer. Et sur Pour le réconfort, j’ai également travaillé de cette manière. Je pense d’ailleurs que l’intelligence au monde des acteurs est quelque chose que l’on peut vraiment capter. C’est une sensation qui peut vraiment se traduire dans l’image, par la caméra. Dans mon travail avec les acteurs dans Pour le réconfort, c’est encore différent, parce qu’il s’agit de comédiens avec lesquels je travaille depuis des années au théâtre et qui sont de vrais collaborateurs. Mais je crois que leur intelligence est bel et bien captée dans mon petit film. Et le travail sur le film de Samuel appelait également cette forme d’intelligence, de finesse et de compréhension, car il développe un monde et un système de narration qui est complexe et qui demande donc d’être « interprété », dans tous les sens du terme, par les acteurs qui y participent.


Propos recueillis le 5 octobre 2017 au FIFF, à Namur