« Chien de la casse » de Jean-Baptiste Durand : Rédemption du naturalisme
Si son titre et son inscription dans un cadre naturaliste peuvent faire peur, le premier long métrage de Jean-Baptiste Durand casse les clichés en donnant à ses deux personnages principaux - dont le haut en verbe Mirales - une caractérisation inédite, ainsi qu'en apportant une signification inattendue et émouvante à son titre dans une belle pirouette finale. À partir d'un récit de rédemption a priori banal, Chien de la casse s'achemine vers la grâce tout en restant à l'intérieur de son cadre naturaliste, dont il se sert pour mieux le transcender.
« Chien de la casse », un film de Jean-Baptiste Durand (2023)
Dans notre récente entrevue avec Patricia Mazuy, nous évoquions avec elle le « problème » du naturalisme, notamment dans la manière de l’aborder, de se l’approprier ou de le détourner dans l’approche esthétique des films. C’est une question qui nous travaille et à laquelle il n’y a sans doute pas de bonne réponse. Ainsi, on peut tout aussi bien se retrouver à déprécier ou à encenser un film pour les mêmes raisons, liées à ce fameux naturalisme, qui s’avère finalement multiple, protéiforme, selon la manière dont il est compris ou transcendé par un cinéaste. Il nous arrive ainsi d’adorer le naturalisme chez Renoir, Pialat ou encore Kechiche, et aussi de le détester (parfois) chez les frères Dardenne, Ken Loach ou tous leurs imitateurs. L’attrait du naturalisme au cinéma viendrait dès lors de l’auteur, de son regard, de son travail sur celui-ci. Or, il arrive de temps à autre qu’il faille aussi remettre en question cette vision peut-être étriquée, peut-être biaisée. On est ainsi parfois surpris de la manière qu’ont certains films dont on n’attend a priori rien de développer une singularité au sein de ce carcan pourtant bien défini du naturalisme. C’était par exemple le cas récemment avec Le Paradis de Zéno Graton, et c’est encore vrai avec ce Chien de la casse, premier long métrage de Jean-Baptiste Durand, découvert sous l’impulsion de quelques prescripteurs bien avisés.
En effet, Chien de la casse, tout en ayant l’allure et la démarche d’un film social réaliste, suivant ses personnages de « paumés » dans un paysage social désolé, s’inscrit dans ce programme peu stimulant tout en y développant un ton propre. Le film entretient surtout un rapport privilégié à ses personnages qui permet à ceux-ci de s’émanciper des clichés et des idées préconçues qui pourraient leur être adossées. Avec Chien de la casse, on en vient presque à se dire que Jean-Baptiste Durand s’est lui-même mis des bâtons dans les roues en inscrivant son film dans un tel carcan, et en lui donnant un tel titre — qui fait peur mais qui finit par prendre son sens également —, alors que sa démarche de cinéaste s’avère en réalité graviter bien loin des velléités didactiques ou « coup-de-poing » de la plupart des films du naturalisme « pauvre ».
Chien de la casse suit deux amis d’enfance, Mirales et Dog, qui zonent dans une petite ville désertique au sud de la France, semblant tous deux être dans un moment creux de leur vie. Tandis que Mirales survit de petits deals de shit à gauche et à droite, Dog glande et joue à la console, tout en caressant vaguement l’idée d’intégrer un jour l’armée. Alors que les deux personnages sont d’abord présentés comme deux clichés ambulants – Mirales étant le petit caïd à la grande gueule, et Dog le copain suiveur, moins malin et beaucoup plus renfrogné –, le film finit par leur donner une autre ampleur que ces images d’Epinal, que ce soit par leur caractérisation ou par la place qu’ils vont prendre dans le récit et dans le cadre.
Le premier des deux à s'arracher, de manière éclatante, du cliché est Mirales. Dès les premières répliques de ce charismatique bonhomme haut en couleur et en verbe, un trouble se crée quant au décalage certain qui opère entre l’idée préconçue que l’on se sera faite du petit caïd de province en survêtement et l’éloquence ainsi que le vocabulaire incroyablement riche de ce drôle de gars apparemment très cultivé. Plus tard, lorsqu’il parlera de littérature de manière disserte et assurée, il ne fera plus aucun doute que ce personnage n’était pas celui dont il avait l’air. Dog, de son côté, est laissé plus longtemps par le film dans son rôle attendu, celui d’un personnage mutique, renfrogné, d’un pauvre garçon qui n’a pas l’intellect ou les mots nécessaires pour s’exprimer. Son surnom — on ne connaît pas son vrai nom — et sa manière de suivre son ami Mirales à la trace, comme un petit chien, font d’ailleurs très longtemps penser que c’est lui le « chien de la casse » du titre, d’autant plus que Mirales le traite parfois tout bonnement comme tel, le grondant, le délaissant, le punissant. C’est un troisième personnage, Elsa, petite amie éphémère de Dog, qui le fera remarquer dans une scène de règlement de comptes à table, quand bien même elle éprouverait également – tout comme Dog – de la fascination pour ce drôle d’animal de Mirales.
Mais le personnage de Dog, s’il aura droit in fine à sa « rédemption », sera surtout sauvé par l’intermédiaire d’un événement inattendu et d’un autre personnage plus discret mais au rôle finalement primordial. Car Dog n’est pas l’unique chien de Chien de la casse, il y en a un véritable, Malabar, le cabot de Mirales, que celui-ci aime comme son fils, comme son frère, comme Dog. C’est le personnage de Malabar qui viendra malgré lui débloquer les choses, et la situation des deux amis à la fin du film, apportant également au titre une toute autre dimension, beaucoup plus émouvante. Alors que Dog s’est empêtré dans une querelle stérile avec un petit voyou local, il appelle à la rescousse son ami Mirales – avec lequel il s’était préalablement brouillé – et les deux se retrouvent aux prises avec quelques gorilles dans une bagarre générale, à laquelle vient également participer le brave Malabar. Dans la mêlée, Malabar se prend un coup de couteau, et meurt sur le coup, mettant immédiatement fin à la bagarre. Par cet événement tragique, le film met paradoxalement un terme définitif à l’élan « coup-de-poing » que l’on pouvait craindre, et évite une fin malheureuse pour les deux compères Dog et Mirales.
Mais cette « fin » est aussi un véritable drame pour Mirales qui pleure la perte d’un ami. Ce sont d’ailleurs ses larmes qui calment les hommes de main préalablement déchaînés, cette perte mettant un terme à toute querelle, qui apparaît désormais comme dérisoire. Dans cette scène et dans les suivantes — les deux amis iront enterrer Malabar et se recueillir devant sa « tombe » — tout s’éclaire : Dog n’était pas le chien de Mirales, Malabar non plus. Ils étaient tous des chiens, tout simplement. Ils étaient trois frères, égaux dans la galère, trois « chiens de la casse ». Finalement — et c’est peut-être problématique — le personnage d’Elsa, la fille de passage, n’aura pas eu beaucoup d’impact sur les deux hommes et finira par apparaître comme une fausse piste scénaristique. Car c’est bel et bien du lien entre Mirales, Dog et Malabar que viendra la grâce de Chien de la casse, et le salut des deux personnages principaux, l’un et l’autre sortant de l’état comateux dans lequel ils étaient plongés suite à l’électrochoc qu’aura été la mort de leur « frère » Malabar. Si, en conclusion, Chien de la casse emprunte une voie convenue de film de rédemption, en permettant à ses protagonistes de se ranger, d’intégrer la société chacun à leur manière – Dog entre à l’armée comme il le souhaitait, et Mirales devient cuistot, ce pourquoi il était formé à la base –, le processus par lequel il se sera acheminé vers cette issue aura donné lieu à un moment de grâce inattendu, détourné, dans lequel une appellation aussi crue et aussi méprisante que « chien de la casse » se sera empreint d’une douceur et d’une émotion inédite.