« Challengers » de Luca Guadagnino : Match amical, match inachevé
S’il ne tient pas ses promesses de match sulfureux entre tennis et désir, Challengers parvient sur le fil à s’échapper de sa mécanique programmée. En changeant sa manière de servir, le personnage de Patrick ouvre le film à d’autres possibles et fait surgir d’autres manières de jouer et de vivre.
« Challengers », un film de Luca Guadagnino (2023)
Au programme de Challengers (Luca Guadagnino, 2024), un match sulfureux à trois personnages où le tennis reflète le désir et vice-versa, le tout porté par un trio d’interprète aux corps icônisés à la fois comme athlètes et amants. La promesse ne tient pas longtemps : le film se maintient dans une structure très conventionnelle de thriller érotique qui enchaine scènes de séduction, dispute, tromperie. L’actrice et les deux acteurs apparaissent certes sublimes, mais ne parviennent pas à s’incarner, figés dans des archétypes mélodramatiques et des plans très maniérés qui renvoient plutôt à une esthétique publicitaire. Le tennis devient alors, sur le plan de la mise en scène, un laboratoire d’images surchargées d’effets les plus baroques les uns que les autres. Pourtant, alors que le match touche à sa fin, un retournement inattendu parvient à quelque peu briser la mécanique programmée et maitrisée afin de proposer une autre de manière de tenir les raquettes et de toucher les balles.
Revenons sur le court pour assister à la première balle de match dans le set décisif. Le montage fragmenté a permis de faire d’une simple rencontre de tournoi anodin l’apogée des enjeux mélodramatiques entre les deux hommes qui s’affrontent et la femme qui les regarde. Au moment de servir, Patrick (Josh O’Connor) exécute un geste révélateur : juste avant de servir, il place la balle au milieu du trou juste au-dessus du manche de la raquette. À première vue, il est tentant d’y voir un simple procédé artificiel de type fusil de Tchekhov, puisqu’il renvoie à une conversation antérieure où les deux amis se mettent d’accord pour que Patrick ne fasse ce mouvement que s’il a couché avec Tashi (Zendaya), la femme de leur désir. Il s’agirait donc d’un ressort scénaristique pour augmenter la tension de la scène et la rivalité entre les deux anciens camarades. La réaction de Patrick et Art (Mike Faist) fait pourtant surgir autre chose.
Par sa construction scénaristique et son montage, Luca Guadagnino s’intéresse au contraste entre chaud et froid, entre le vernis plutôt glacé du tennis, réputé sport de gentlemen, et la fièvre des pulsions et désirs sulfureux qu’il enfouit. Le geste de Patrick s’inscrit dans ce schéma assez habilement puisqu’il s’agit d’une sorte de langage secret compris seulement par lui et Art, une communion entre eux à laquelle ne peuvent accéder les spectateurs, et a priori pas même Tashi, permettant ainsi aux deux hommes d’échapper un instant à l’emprise de la femme, jusqu’ici à la pointe de leur triangle amoureux. Ce code a été décidé entre eux à l’époque où ils étaient encore amis, partenaires de double et non rivaux en simple. La toute première image de leur match de double, premier flashback de Challengers, s’incarne d’ailleurs dans un autre geste secret : Art au filet indique par ses doigts cachés derrière le dos de quel côté il va aller pour Patrick le serveur.
Surtout, à côté de leur relation humaine, ce geste renvoie également à un autre rapport au tennis lui-même. Équipiers en double, ils prenaient le tennis comme un jeu autant que comme une compétition. Ils pouvaient s’amuser à inventer un langage codé révélant des significations triviales. Patrick trouve l’idée de la balle dans le trou de la raquette en expliquant qu’il s’agit d’un tic d’Art au moment de servir. En d’autres termes, en reprenant un défaut du jeu de son rival, en se moquant de l’aspect mécanique de sa performance de tennisman professionnel, il les libère tous les deux de ces enjeux trop lourds et leur permet de retrouver la légèreté du tennis en tant que jeu. La fin de Challengers peut alors inviter à un autre match : ils jouent avec le sourire et finissent au filet dans les bras l’un de l’autre, abandonnant l’enjeu de la compétition pour s’enivrer du plaisir de jouer un match véritablement amical.
Un peu plus d’un an avant Challengers, un autre film proposait pratiquement le même type de match, cette fois avec le tennis de table : Venez Voir de Jónas Trueba. Avec une forme totalement à l’opposé des expérimentations laborieuses et des effets maitrisés de Luca Guadagnino, le film espagnol propose en une scène de ping-pong improvisé de renoncer au désir de maitriser totalement sa vie et invite à déclarer forfait aux compétitions que le monde souhaite nous imposer pour ne plus jouer que des matchs amicaux. Sur le fil, grâce à ses derniers points, Challengers parvient ainsi à échapper à l’emprise d'un scénario trop maitrisé en refusant de conclure le match qu’il a passé plus de deux heures à construire. Le match véritablement amical est toujours inachevé.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Luca Guadagnino
- Des Nouvelles du Front, « Suspiria de Luca Guadagnino : Sorcellerie féministe », Le Rayon Vert, 19 janvier 2019.
- Thibaut Grégoire, « Call Me by Your Name de Luca Guadagnino : Attachement facile », Le Rayon Vert, 12 février 2018.