« Certaines Femmes » de Kelly Reichardt : Kelly’s Cutoff
Kelly Reichardt opère une constante déstabilisation du regard : tout en enracinant ses personnages dans un microcosme prosaïque, elle les abandonne à leurs errements dans une immensité aussi aride qu’accueillante, terrain d’une poétique de la déviation...
« Certaines Femmes », un film de Kelly Reichardt (2016) : Kelly’s Cutoff (1)
L'armature classique des fictions de Kelly Reichardt n'est pas, a priori, la plus propice au déraillement : depuis Old Joy (2005), la mise en scène de la réalisatrice américaine semble conduite par une plénitude qui confine à l'épure, voire à la sécheresse. Des récits simples, une croyance inébranlable en la puissance d'évocation du montage (il n'y a qu'à voir, à ce titre, le début de La Dernière Piste, modèle de découpage spatio-temporel), et, surtout, une caméra à hauteur de personnage, qui ne s'autorise aucune excursion hasardeuse : telles étaient jusque-là les caractéristiques les plus saillantes du cinéma de Kelly Reichardt, cinéma des mythologies - perdues et retrouvées - d'une identité pionnière de l'Amérique, dont l'enjeu serait tantôt d'ouvrir la voie (c'est le cas pour l'héroïne de La Dernière Piste), tantôt de défricher un chemin mythique (en particulier, dans Old Joy et dans Wendy et Lucy), qui pourrait bien ne mener nulle part.
Histoires d'Amérique
Dans l'économie d'une œuvre jusque-là aussi contenue, aussi altière, la structure éclatée de Certaines Femmes a donc de quoi surprendre. Trois portraits de femmes - chacune ancrée, à sa manière, dans les grands espaces du Montana - pour autant de segments narratifs qui ne se recoupent qu’à de rares moments : en s'écartant du sillage plutôt linéaire esquissé par ses films précédents, Kelly Reichardt se prête au jeu du récit choral fragmentaire, qui ne serait plus balisé par le parcours d’un personnage central. Du jeu, c'est précisément ce que donne la réalisatrice aux jointures de Certaines Femmes : comme pourrait le figurer la porte mal encastrée du bureau de Laura Dern, les articulations de l'intrigue, assez lâches, ménagent des interstices entre les différents blocs diégétiques, qui confèrent au film son ampleur et sa maturité. La réalisatrice s'intéresse tout d'abord au quotidien difficile de Laura Wells (Laura Dern) - une avocate au seuil de la cinquantaine - qui fait face, dans la petite ville du Montana où elle exerce, à l'hostilité et à l'indifférence des hommes de son entourage (un amant, un client paranoïaque...). L'on quitte ensuite ce petit théâtre urbain pour un environnement rural, de plaines et de sous-bois, où la trentenaire Gina Lewis (Michelle Williams) projette de bâtir une maison pour sa famille, en utilisant pour les fondations du grès "taillé par les pionniers" (dixit son mari, un brin moqueur), qu'elle espère obtenir d'un voisin retraité. Enfin, Reichardt fait bifurquer son film vers le western minimaliste en dressant le portrait de Jamie (Lily Gladstone), une Indienne qui travaille dans un ranch en tant que palefrenière, dont l'existence sera bouleversée par la rencontre avec une autre jeune femme (Kristen Stewart).
Ainsi, la réalisatrice se concentre sur un moment charnière dans la vie de trois femmes d'âges et de milieux différents, dans une lente progression de la ville vers les grands espaces, progression qu'on peut lire comme un retour aux origines - fussent-elles fantasmées - du cinéma américain (le western étant "le cinéma américain par excellence", pour reprendre le titre d'un ouvrage d'André Bazin et Jean-Louis Rieupeyrout). Ces trois vies solitaires, mises bout à bout, forment en effet une constellation de cinéma qui porte en elle un certain désenchantement. De fait, Laura Dern semble incarner un avatar contemporain de la working woman opiniâtre des screwball comedies de L'Âge d'Or hollywoodien; le personnage de Laura Wells peut être vu comme un double lointain d'Amanda Bonnet, l'avocate au caractère bien trempé que jouait Katharine Hepburn dans Madame porte la culotte, de George Cukor (1949), à cela près - et ce n'est pas rien - que son ambition de changer le cœur des hommes se trouve ici frappée de vanité. Michelle Williams inaugure ensuite une partie aux fondements plus mythologiques, en ce qu'elle rejoue les grands récits - notamment fordiens - sur la naissance des États-Unis, naissance qui s’ancre chez John Ford dans la virtualité d'un foyer conjugal (comme par exemple dans Sur la piste des Mohawks, 1939), ici voué à la ruine. Quant à Jamie, qui se rêve en lonesome cowgirl, elle est en quelque sorte contrainte de rentrer à l'écurie après une chevauchée crépusculaire. À chaque étape du récit, il s'agirait donc pour Kelly Reichardt - à travers une archéologie du cinéma hollywoodien - de constater la perte des illusions afférentes à une certaine idée de l'Amérique. Mais Certaines Femmes ne se réduit pas pour autant à une herméneutique des images : le flegme classique de la réalisation recèle une ligne plus rhapsodique, de laquelle Reichardt fait sourdre un lyrisme mesuré.
Déraillements
On se souvient que Wendy et Lucy s'ouvrait sur des plans rapprochés de wagons et de rails, qui annonçaient la piste que le personnage de Lucy allait finalement emprunter (dans le dernier plan, depuis le wagon d'un train lancé vers le Nord, elle observe le paysage qui défile). Certaines Femmes s'ouvre sur un plan de prime abord similaire : une locomotive traverse un paysage de plaines et de montagnes. Seulement, cette vision inaugurale s'offre ici moins comme le premier jalon d'une trajectoire, que comme un épiphénomène qui vient à peine ébranler la quiétude du plan : le foyer du mouvement (la voie ferrée) n'est plus comme dans Wendy et Lucy, où il était cadré de près, l'impulsion première du récit. Au contraire, filmé à distance, il n'est que l'infime partie d'un frêle diorama : une entrée minimale dans la fiction, en somme, qui induit d'emblée la possibilité d'une sortie de rail. C'est que l'art du portrait auquel Reichardt nous avait habitués dans ses précédents films, se déploie ici dans un maniérisme dissimulé sous une sobriété trompeuse, mû par une tension subtile entre un travail de miniaturiste sur les décors et une topographie d'une ampleur cosmique, qui inscrit les personnages dans la légende du territoire : dès l’ouverture du film, qui enchaîne les citations de Hopper et de Wyeth, s’annonce une architecture de maison de poupée, que viendront compléter les amorces des parties suivantes, respectivement dans l’espace confiné d’une tente puis à l’intérieur d’un box. La minutie de ces compositions permet à la cinéaste de marquer d’autant mieux le contraste avec le vertige des grands espaces, qu’elle saisit avec une virtuosité de paysagiste, sans pour autant perdre de vue sa veine portraitiste : dans le dernier plan de la seconde partie, le visage de Michelle Williams voilé par le paysage qui défile sur la vitre de la voiture, en est la parfaite illustration.
Partant, Kelly Reichardt opère une constante déstabilisation du regard : tout en enracinant ses personnages dans un microcosme prosaïque, elle les abandonne à leurs errements dans une immensité aussi aride qu'accueillante (en ce qu'elle appelle à la liberté), terrain d'une poétique de la déviation (jusqu'à la sortie de route, pour le personnage de Jamie) et de la dérivation. Cette poétique se manifeste à travers les signes du désarroi et de l'égarement des personnages qui, disséminés tout au long du film, finissent par entrer en résonance les uns avec les autres. Ce sont des détails furtifs : un pull froissé qui déborde de la jupe de Laura, stigmate d'une nuit mouvementée, une inflexion vacillante dans la voix de Gina, alors qu'elle entonne un "I'm just fine" en réponse au chant des oiseaux, de légères évolutions dans la tenue vestimentaire de Jamie. Ce sont aussi les indices du tragique déclin de la culture amérindienne, fil rouge secret du film : Laura est le témoin d'une sinistre performance folklorique, dans un centre commercial; la tente de Gina est certes un tipi moderne, mais où la chaleur et l'union du groupe ne semblent plus possibles; enfin, Jamie mène une vie tout à fait sédentaire.
Plus que la crise existentielle qu'elles vivent chacune à des degrés divers, plus que leur détresse, ce sont toutes ces correspondances extrêmement ténues qui tissent un réseau de similarités et d'affinités entre ces trois femmes, dont la psychologie demeure trouble et mystérieuse d'un bout à l'autre du film. Car, comme souvent chez Kelly Reichardt, les personnages sont moins des figures pleinement identifiables que des présences au bord de l'effacement, d'autant plus obsédantes qu'elles laissent finalement peu de traces de leur passage - il suffit de penser à la scène du commissariat dans Wendy et Lucy, qui en forme en quelque sorte l'ars poetica. À quoi Laura, Gina et Jamie pourront-elles mesurer la portée de leur entreprise ? À peu de choses, en fin de compte : un regard indéchiffrable échangé à travers la vitre d'une voiture de police (Laura), le regard oraculaire - perdu dans les nuages - d'un vieil homme (Gina), la silhouette de l'être aimé qu'estompent déjà les reflets d'une porte vitrée et des larmes difficilement retenues (Jamie). Points d'aboutissement et, finalement, points de non-retour de trois destins en ligne brisée, ces regards perdus qui scandent Certaines Femmes forment les soudures instables d'une communauté évanescente : en cela, le film imprime dans sa forme même l'éternelle solitude des héros de Kelly Reichardt. La courbure discrètement kaléidoscopique que prend son cinéma avec Certaines Femmes lui confère une sensibilité inédite : tel un Dos Passos du Far West, la cinéaste arpente plus que jamais une Amérique dont les parties sont désespérément irréductibles au tout; une Amérique qui, ramenée au cadastre d'une mosaïque humaine, n'arrive plus à s'enraciner dans le terreau d'un rêve collectif.
Pour en savoir plus sur le cinéma de Kelly Reichardt
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « River of Grass de Kelly Reichardt : Evergladed » dans Le Rayon Vert, 9 septembre 2019.
- Matthias de Jonghe, « Trouver le lieu de ses promenades : Le cinéma de Kelly Reichardt au prisme des coordonnées de 'l'américanité' », Le Rayon Vert, 3 décembre 2018.
Notes