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Victoire Song dans Cent mille milliards de Virgil Vernier
Rayon vert

« Cent mille milliards » de Virgil Vernier : À l'Avent

Des Nouvelles du Front cinématographique
Cent mille milliards est un conte diaphane sur les solitudes à qui ne revient plus que le soin de légender, un autre essai en filigrane sur la postmodernité qui est le temps de la fin des temps, indéfiniment. Le film de Virgil Vernier serait à sa façon ambivalente, de ne pas y toucher ou bien d’appuyer trop fort, un calendrier de l’Avent pour faire patienter les enfants avant la parousie qui sera leur vraie fête – le temps d’après qui sera le temps qui reste, et dont l’unique opération consistera, après tous les abattements existentiels, en un désœuvrement généralisé.

L’asthénie en attendant la parousie

La quadrature du cercle : que la saisie atone du crépuscule s’irise de l’aurore en ses atomes épars. Son or poudroie et s’élève en poussières scintillantes entre le numéraire et l'innumérable. S’y frotter en cinéma, ce serait alors désirer s’en faire le tamisier. Cribler dans un présent qui s’éternise les pulvérulences de l’après attesterait qu’il serait toujours déjà dépassé. La faible force messianique qu’abritent encore les cœurs tristes est une poudre brassée pour rédimer les eschatologies.

Le cinéma de Virgil Vernier se tient à cette crête-là, la voie étroite du vigilambule qu’il est : tirer du vaste panorama de la fin s'étirant interminablement les vignettes de l’après comme des dessins d’enfants ; et ces dessins, de se présenter idéalement comme les énigmes pariétales du maintenant.

Au couchant d’une époque n’ayant pour seul cap que de faire vitrine de ses prolongations, le ruissellement se fige. L’accélération numérique se fixe dans le glacis des cités qui s'offrent en spectacle de leur propre disparition, asthénie générale. Au présent, les monuments s’offrent en ruines du futur. Un centre-ville ou un quartier résidentiel sont les marches d'empires dont les noces sacrifient à l'idée qu'ils prospèrent au-dessus du vide tel le coyote des cartoons de Chuck Jones, on l'a vu encore avec la Syrie. L’âge crépusculaire est intervallaire. Le festif y est mornement injonctif, midi y équivaut à minuit à la surface de son clinamen et son tain a la brillance opaque du sans fond.

L’auroral en relève du merdique aurifère qui est tout l’envers du kitsch : il y faut apparier la patience à la douceur, allier les peaux réchauffées à distance par le 16 mm., une narration à l’écoute et en pointillés, et des figures suspendues entre l’éther des fictions et le sol froid et carrelé du documentaire. Cent mille milliards est un conte diaphane sur les solitudes à qui ne revient plus que le soin de légender, l’utopie dans les oreilles davantage que dans les yeux, un essai en filigrane et écriture sympathique sur la postmodernité qui est le temps de la fin des temps, indéfiniment.

Le film de Virgil Vernier serait à sa façon ambivalente, de ne pas y toucher ou bien d’appuyer trop fort, un calendrier de l’Avent pour faire patienter les enfants avant la parousie qui sera leur vraie fête, le temps d’après qui sera tout le temps qui reste, et dont l’unique opération consistera après tant d’hébétude socio-économique et d’abattements existentiels en un désœuvrement généralisé(1).

À l'avenant

En ayant coûté 333 millions de moins que son titre, Cent mille milliards est un film de peu au risque du pas grand-chose sur les paradoxes appauvrissants de l’enrichissement. Les mirages de Monaco succèdent à ceux de Sophia Antipolis (2018) et de Genève (Sapphire Crystal, 2020), ces cités holographiques qui en doublent de moins bien loties, Orléans (2014) et Bagnolet (Mercuriales, 2014), pas moins sensibles cependant au diffus rayonnement des hologrammes de la postmodernité.

Victoire Song face au miroir dans Cent mille milliards de Virgil Vernier
© UFO Distribution

Si la pénétration marchande est devenue à ce point moléculaire et insinuante, ses injonctions y sont des injections (on l'a vu de façon hyperbolique avec The Substance de Coralie Fargeat), les immunités se nicheraient dans les interstices de l’image et du son quand une fable d’infante désœuvrée trouve à résonner dans l’esprit de son auditeur de hasard. Quelque chose va arriver, c’est imminent, Julia le chuchote ainsi à Afine et s’il y aura à la fin peu de survivants, ils se retrouveront après la catastrophe sur l’île de ses parents. L’utopie en relève aurorale à la dystopie terminale.

On retrouve le même précipité d'humanité restante des films précédents : éphèbes, orphelins et copines de galère ; et les mêmes tropismes : les identités équivoques et la propension partagée à l'ascèse et à la légende. D'un côté, les escorts montrent que l'hédonisme est un emploi à plein temps, loin des tapages d’Anora de Sean Baker ; de l'autre, des héritiers donnent le sentiment d'être désargentés. On peut trouver la galerie affectée, ce n’est pas nouveau avec Virgil Vernier, ou bien forcée quand le soupçon de pédophilie obscurcit bêtement les amitiés indolentes, mais la douceur y diffuse les soustractions nécessaires à son retrait. Ce qui infuse ferait lever de la désaffectation, personne n'est à sa place, tout le monde à côté de ses pompes, toute une désaffection à contrarier.

Tout ici est à l’avenant : le désir de légende si grand, mais tant réduit en poudre avec la matière narrative proposée ; l’imprégnation documentaire aussi élémentaire qu’étiolée, décharnée par les effets de ponctuation minimaliste de la fiction. Mais l'avenant recoupe également l’Avent quand une dernière image aurait la valeur d’une étrenne. L’île en image 3D des projets immobiliers s’impose ainsi en gage ultime, mais trop tard, que ce monde-là s’apparente aux pyramides précolombiennes.

Le rêve d'une chose, la kénose

On songe alors au philosophe italien Gianni Vattimo et sa défense d'une « pensée faible » qui faisait son nid douillet de la postmodernité en faisant au fond son deuil des grandes pensées systématiques, hégélianisme, marxisme, psychanalyse, phénoménologie, existentialisme. Le soin à filmer des figures à côté de leurs étiquettes sociologiques, en parant ainsi aux assignations mimétiques du naturalisme, invite à l’éloge de la fragilité des êtres, leur résilience et vulnérabilité. Mais le tour enfantin des croyances utopiques et des persévérances messianiques pourrait toutefois décevoir à ne pas déboucher sur autre chose qu'une vague promesse emmitouflée dans le filigrane des imageries.

On ne peut toutefois oublier que Vattimo, après avoir rejoint les rangs de la social-démocratie et du centrisme, a rallié sur le tard le marxisme. Un mot issu de saint Paul et de la théologie chrétienne est alors adopté, la kénose, pour indiquer l’évidement d’un processus de sécularisation dont le terme redonnera toute leur place au don et à la grâce(2). Si la kénose trouve ses appuis dans une disposition générique à l'ascèse, du coût du film à cette énergéticienne serbe pratiquant l’abstinence sexuelle en passant par la disparition de tout désir pour Afine, de baiser comme de s’enrichir (il est une figure de l’aphanisis), elle redonnerait selon lui à la pensée de Marx de nouvelles relances, une enfance retrouvée après les apories du dogmatisme marxiste et l’extinction programmée du consumérisme.

La faiblesse assumée du film de Virgil Vernier, à l’instar de ses précédents opus, voudrait tenir à ce point minimal, trop minimal en cette époque de désorientation maximale, d’inexistence d’une chose qui existe déjà : la légende d'une chose que le monde possède déjà en rêve et dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement (Karl Marx, lettre à Ruge, septembre 1843). En attendant, son film en serait le calendrier de l’Avent, le donatif préparant aux douceurs de la kénose.

Notes[+]