« Ce vieux rêve qui bouge » d’Alain Guiraudie : Extension du domaine politique de la lutte
Alain Guiraudie, dans Ce vieux rêve qui bouge (2001), au tournant des années 2000, juste avant son premier long-métrage, filme un monde décrépit : un univers en ruine, sur fond de crise ouvrière, cette micro-société des Trente inglorieuses (Jacques Rancière). Monde de la ruine, monde de la crise, Alain Guiraudie viendrait-il gonfler le « ventre de la bête immonde » de tous les discours de l’époque sur la fin des temps ? Au contraire, chez le cinéaste, le monde de la ruine est celui d’une possible renaissance. Un film qui, par sa durée atypique, 50 minutes, comme par sa forme même, délivre la profondeur de champ de sa pensée politique.
« Ce vieux rêve qui bouge », un film d’Alain Guiraudie (2001)
Faire briller les schistes du fond. Montrer à l’écran un monde ouvrier qui pousse encore dans ses ruines et ses plâtras. Voilà le projet de Ce vieux rêve qui bouge, l’exode de l’inessentiel : faire bouger le rêve, en déplaçant les lignes, à partir du décor réaliste d’une usine en voie de disparition. Filmer un monde en ruine pour ébranler tout d’abord les histoires que chacun (se) raconte à propos du monde ouvrier. Un monde dans lequel le travail a été désormais confisqué, sauf pour Le dernier des hommes, Jacques, que le spectateur suit dans cette usine un beau matin. Jacques, homme-sandwich moderne, intérimaire itinérant venu déboîter la dernière machine à l’œuvre dans l’usine, qui porte doux un nom phallico-politique : l’Ubitona. Jacques le mercenaire, agent malgré lui de la délocalisation, devient très vite le centre de l’attention de tous les autres ouvriers encore présents sur les lieux, ces désœuvrés qui viennent simplement le voir travailler dans son coin de hangar, comme s’il s’agissait d’observer les restes d’un monde dont chacun ne semble plus comprendre ni la logique ni les mécanismes. Le relai du regard est ainsi inversé, le nouveau venu n’est plus le regardant mais le regardé. Et à travers Jacques, c’est nous, spectateurs, que le monde, ce monde industriel finissant, regarde.
L’école du regard
Parmi ces ouvriers, qui tous semblent être en exil, très vite se met en place une triade, formée de Jacques, de Louis le cinquantenaire, et de Donand le contremaître. Louis et les ouvriers regardent ainsi Jacques œuvrer, qui regarde Donand, le contremaître, qui, lui, s’efforce vainement de faire travailler les ouvriers avec Jacques. Entre chacun de ces angles, il y a la distance. La distance creusée par le grand angle et la profondeur de champ, et renforcée par la barrière que dresse l’Ubitona, machine séparant en permanence Jacques, qui s’affaire derrière elle, des ouvriers qui lui rendent visite. Le contremaître, lui, ne fait jamais que passer, vérifiant l’avancée du travail, incitant les ouvriers à aider Jacques.
Cette distance serait difficilement palpable si elle était cantonnée à la composition des plans. Ce vieux rêve qui bouge, c’est ce monde que Jacques, envoyé par on-ne-sait-qui-du-grand-capital, s’emploie à défaire pour le remonter ailleurs, cette micro-communauté au sein de laquelle le travailleur passager vient soulever des désirs et des frustrations, ce petit tout-là qui s’épaissit du temps qui passe. Les plans durent, s’étirent pour embrasser la séquence. Et dans ces plans qui gonflent, des lignes bougent. Pour laisser éclore le changement, pour que quelque chose de nouveau se manifeste, Alain Guiraudie donnant la liberté à chaque plan de se constituer comme un tout. Petites machines dans la grande, ces plans sont du temps en mouvement, des bouts d’usine qui progressivement se déchaussent pour rejoindre la caisse dans laquelle la machine est stockée avant d’être envoyée à l’étranger. Les plans dans Ce vieux rêve qui bouge, les rouages dans la machine, les ouvriers dans l’usine… Alain Guiraudie forge un film métonymique qui rend à la caméra son honneur de machine.
La caméra accompagne les déplacements ou les regards des personnages dans de longs et réguliers mouvements panoramiques. Dès lors, ce n’est pas une usine à l’arrêt mais un appareil qui fonctionne à bas régime, comme s’il était à la recherche d’un second souffle. De quoi déclencher les dernières palpitations d’un organisme sur le point de mourir, ou de renaître, ce sera selon : Hippocrate, le premier, rappelle que le stade paroxystique de la crise représente un stade intermédiaire, soit celui de la santé retrouvée, soit celui de la mort annoncée, qu’il s’agisse d’un corps physique ou social. Dans ce cadre, progressifs sont les plans qui vont de l’entrée à la sortie de champ, progressifs encore les mouvements de caméra, progressifs enfin les regards qui se tournent vers la cible d’un désir naissant. Autant de progressions pour mener jusqu’à la fin, cette lente progression filmée dans une trame de cinq jours, celle du temps nécessaire pour défaire la dernière machine, le dernier phallus en place. Du temps il en faut bien, car la distance entre les corps ne tombe pas en un instant, elle résiste. Comme l’Ubitona et ses automatismes enrayés, elle renâcle. Précisément, c’est parce que ces corps, s’ils sont rouages ou machines, ne sont pas automatiques, que la distance a besoin du temps pour s’émousser.
Dans Ce vieux rêve qui bouge, il n’est donc pas question d’agonie, mais bien plutôt de filmer à l’œuvre des ruines, dont il s’agirait de questionner le statut dans le film. Ruine de l’usine, ruine incarnée autant par Louis, l’ouvrier au corps et au visage vieillis par l’usine et l’alcool, qui connaît ses derniers jours de travail. Mais si sa poitrine mise à nue au vestiaire est tombante, que ses yeux sont mangés par des poches pleines de fatigue, Louis est pourtant beau. La décrépitude telle que Guiraudie l’imagine, n’est pas en effet une déchéance. Elle est donnée avec douceur et sensualité. Alain Guiraudie l’égalise, qui délivre une pensée profondément politique, articulée autant sur le désir que fait naître Jacques.
Politique de l’égalité
Par ses choix esthétiques, Ce vieux rêve qui bouge se positionne politiquement, tout du côté du principe d’égalité, une manière de signifier que tout n’est pas absolument mort comme Louis semble renaître de ses cendres au contact de Jacques. Les couleurs vives, parfois presque fluo, des shorts, des tee-shirts, des tuyaux, des parasols, et des packs de bière, ne sont pas criardes, ni saturées. Elles font vivre à l’image une diversité chromatique où, bleu, vert, rouge, orange, jaune et rose, aucune teinte ne prend le dessus sur les autres.
De la même manière, il n’existe pas de hiérarchisation entre les personnages comme les situations. Si l’entrée du spectateur dans l’usine correspond avec l’arrivée de Jacques, il n’en devient ni le personnage nécessairement inaugural (il a été envoyé par un quelconque émissaire du patronat) ni principal. Bien au contraire, Alain Guiraudie se laisse le temps de suivre chacun des ouvriers, leurs déplacements sont rarement coupés. Si certains personnages sont peu bavards, la caméra prend le temps de les accompagner jusqu’à ce qu’ils disparaissent derrière un mur. De la sorte, il devient très difficile d’établir un classement des temps de présence de chacun à l’écran. Tous y ont leur place.
Alain Guiraudie est à ce point attentif à chacun des ouvriers, que le triangle amoureux, ou plutôt désirant, entre Louis, Jacques et Donand, transmet une tension qui advient lentement. Une tension sensuelle, un courant alternatif, à l’envers de la tension dramatique, sans escalier, ni éclat. La scène de plus grand rapprochement entre Jacques et Louis, loin d’être une acmé, équivaut à un désamorçage.
Ce choix de la modulation en lenteur plutôt que des coups d’accélérateur et des points d’orgue, apparente le film à la musique répétitive d’un Steve Reich ou d’un Philip Glass. Une grammaire de la différence dans la répétition. Mais loin d’un martèlement agressif, la répétition se fait avec calme et douceur. À la fin, à l’inverse de ce film inaugural, la Sortie d’usine des frères Lumière, où les ouvriers s’avancent vers la caméra, Jacques et Louis s’en vont de dos dans le lointain, laissant en partage le son de leur voix.
Un monde en ruine, anti-spielbergien
Finalement, Alain Guiraudie procède métaphoriquement dans son film, en ces temps dit postmodernes, à propos duquel les jeteurs de sorts en tous genres voudraient faire croire qu'il ne s’en dégagerait qu’une impression de perte, de vacuité générale. Comme si, à force d’être répété, un discours devenait vrai. Impossible de ne pas les entendre ces marteleurs : perte des repères, faillite de certaines idéologies qui mèneraient tout droit au nihilisme, quand, de façon plus particulière, cette micro-société ouvrière semblerait connaître une crise qui n’en finirait plus de durer. Unanimité de la huée : aucune « civilisation », semble-t-il, n’aurait jamais disposé d’autant d’instruments d’identification et, par conséquent, d’homogénéisation de la société. Or, aucune ne paraîtrait avoir connu pareille crise d’identité, disent ces fauteurs de trouble dans des discours qui ne s’expriment plus simplement à bas bruits, devenus le bruit de botte de l’époque.
Cette crise, telle qu'elle est traitée métaphoriquement par Alain Guiraudie, il est possible de l’imager autrement comme ce monde ouvrier en ruines qu’il filme : un univers décrépit où les ruines semblent être le seul avenir de ces hommes. Or, précisément, ce qui est en ruine défie tout inventaire. En effet, les ruines épousent plusieurs modes de décrépitude, qui toutes ont pour caractéristiques, apparemment, de lui ôter une consistance propre : la menace d’abord, puis l’action de tomber en ruine, la ruine se définissant par une déperdition d’être. Mais comment être en ruine si la ruine est justement l’effondrement de tout être, de toute identité ; partant, comment penser un état dans ce qui paraît la dissolution même de tout état ? Par quel mystère les ruines peuvent-elles susciter dans le film un intérêt politique (au sens où c’est dans ce monde-ci, en ruine, que la/le politique entend construire un projet pour la société) alors même que ces ruines matérialisent le triomphe des forces de la déchéance ? Mais précisément, dans quel état sont les ruines dans Ce vieux rêve qui bouge ?
Contrairement aux idées reçues, ce monde en ruine, chez Alain Guiraudie, n’est pas un monde de débris, mais un vestige, non pas désordre inerte et statique mais géométrie naissante et toujours renaissante, non pas résidu d’un édifice sociétal originel mais passé qui se fait présent. Ce qui est engendré par la dégénérescence n’est rien d’autre que la fuite du temps, dont la longueur de certains plans est l’indication, qui constitue la mémoire in situ d’une société donnée, ici et maintenant, celle de ces ouvriers. La ruine devient témoignage de la vie de cette société particulière, elle est la photographie impossible d’un moment sans cesse en mouvement, qui devient par la même occasion une réflexion sur la nature du cinéma. La ruine n’a donc pas essentiellement des traits négatifs. Dans le film, l’écroulement manifeste, révèle et accomplit, la dégénérescence, par l’effet du temps, qui n’est plus pure destruction : quelque chose est engendré et créé par les ruines.
Pour mieux comprendre ce statut des ruines dans Ce vieux rêve qui bouge, comparons-les avec celles que filme Steven Spielberg dans son dernier long-métrage, ruines qui en seraient le contre-exemple cinématographique le plus récent. West Side Story s’ouvre sur un monde en ruine, celui d’un quartier populaire en voie de gentrification, que se disputent le long du film des gangs rivaux. Par son dispositif, cependant, Steven Spielberg se situe aux antipodes d’Alain Guiraudie. Il choisit de filmer ces ruines, non pas par le bas, comme le fait Alain Guiraudie, pour apercevoir en profondeur de champ ces ruines d’usine, qui leur donne un effet cathédrale, mais par le haut, optant pour un long plan aérien. Un plan surplombant, qui passe de boules de destruction d’engins de chantiers en boules de destruction pour aboutir, en contre-plongée, au dernier plan de cette scène inaugurale, aux acteurs du film qui sortent littéralement de terre, non pas comme des rats faits qui quitteraient le navire avant qu’il chavire, mais plutôt pour les excaver comme l’enquêteur exhumerait le corps de sous son granit, les restes mortuaires du défunt film de Robert Wise. Steven Spielberg, ce faisant, ne met pas sur pied un monde, il l’écrase. Il est, par l’effet de cette saillie, la boule de chantier qui, dans son mouvement de balancier, efface jusqu’aux traces du temps que laisse dans son film Alain Guiraudie se déployer dans ses diverses manifestations, en choisissant de les articuler sur la mécanique du cœur, cette rythmique faite de diastole/systole : étirement des séquences versus temps court du film, dilatation/contraction qui donnent sa respiration aux personnages du film.
Quand le film de Steven Spielberg cherche à stopper la dégradation des ruines par un projet nouveau, son propre West Side Story s’apparente dès lors à cette gentrification qu’il semblait pourtant dénoncer. Au vrai, il prolonge indéfiniment l’agonie ; en cherchant à rendre les ruines plus neuves qu’elles ne furent jamais à travers une quête de la pureté cinématographique (en faisant dans le « neuf », plus « neuf » que son prédécesseur), il attente jusqu’au souvenir même dont sont porteuses les ruines. Les reniant, il les accomplit. Au contraire, quand Alain Guiraudie prend acte de la ruine, celle-ci ayant détruit toutes les fioritures, la véritable ruine laisse alors apparaître une intériorité et une positivité ; plutôt que surface et fond abîmés, la ruine devient la manifestation du squelette de cette micro-société ouvrière et révèle ce que celle-ci recouvrait : l’épure démaquillée de cette société, son organisation intime. De même que l’« écorché » des sciences naturelles déploie la vraie nature physique de l’homme en exposant les muscles sous la peau, la ruine dans le film d’Alain Guiraudie déploie l’état véritable, à un moment donné d’une société, et fait ainsi surgir son « naturel ».
Sur le plan de la portée symbolique et politique de Ce vieux rêve qui bouge, est ainsi détruit tout ce par quoi une société cherche à plaire le plus souvent, tout ce qui sollicite l’admiration, tous les apprêts de la représentation, qui donnent possiblement naissance à une alternative politique. Une politique qui ferait corps avec les ruines dont elle prend acte dans le film, ayant tout vu, tout vécu, surtout le pire à l’image – la débâcle d’une beauté d’antan –, qui deviendrait par la force des choses indifférentes au désir de séduire, tel que se montre chacun dans le film, y compris Jacques, qui provoque pourtant cette pulsion. Mais ce qui fut jadis contemplé, admiré, semble être désormais délivré de tout souci d’apparence. Dans Ce vieux rêve qui bouge, la ruine défait la perfection de cette raison.
Ce qui bouge, dès lors, c’est chacun disparaissant dans l’action, nul ne travaillant plus à la fin du film ; d’organiser dans un pareil désastre un pareil triomphe : s’abstraire discrètement comme une énigme qui voudrait échapper au regard, Jacques et Louis disparaissant dans le lointain. Mais, tandis que leurs corps s’éloignent, leurs voix restent proches de nous. Cette persistance de la voix dit peut-être que la fin d’un monde et la retombée des désirs ne signifient pas anéantissement et renonciation.
Le legs de Jacques et Louis ? Dresser un autre inventaire que ce ronflement de l’époque sur la crise qui consiste en des rumeurs permanentes de couloir. Toujours cette même litanie, ce discours d’horloge qui revient sans cesse mécaniquement aux mêmes heures : monts et merveilles promis, plusieurs fois promis, d’une imposture qu’étreint une langue simulée, captieuse et morte, auxquels pieds et mains liés la/le politique se donnerait de tout cœur tandis que son langage distrairait avec une monotone insistance, efficace peut-être mais point assez puissante pour qu’il en impose complètement l’image chez Alain Guiraudie, qu’un monde soit, que des êtres se dressent parmi les colonnes de l’absurdité.