« Captain Fantastic » : Simulacre d'anticonformisme et autres contrefaçons
« Captain Fantastic » traite avec une rare hypocrisie un sujet qui méritait plus de sérieux et moins de contrefaçons. Matt Ross opte pour un psychologisme primaire et un humour mainstream qui peinent à masquer le but de son entreprise : être le feel good movie éphémère de la rentrée 2016.
« Captain Fantastic », un film de Matt Ross (2016)
Depuis un peu plus de dix ans et le succès planétaire de Little Miss Sunshine en 2006, la comédie indépendante américaine court désespérément après les recettes d'une nouvelle formule magique. Mais plutôt que d'inventer de nouvelles histoires, elle semble vouloir seulement répéter, avec paresse et quelques variations superficielles, les grandes lignes du film de Jonathan Dayton et Valerie Faris. C'est maintenant au tour de Matt Ross et de son Captain Fantastic de tenter leur chance pour rafler le potentiel pactole à la clé. Le point de départ est le même : une famille d'originaux vivant en pleine nature entreprend un long voyage en mini-van pour empêcher que leur mère, qui s'est suicidée, ne soit enterrée contre sa volonté dans un cimetière. Ben (Viggo Mortensen), alias Captain Fantastic, est le père d'une fratrie de six enfants auxquels il enseigne ce qui serait, selon lui, la meilleure manière de vivre à notre époque. C'est ainsi qu'au milieu de la forêt, il leur apprend à chasser et à survivre, leur fait lire les grands auteurs (Dostoïevski, Marx, Chomsky...), replace le débat et l'égalité de tous au cœur de leur relation, et refuse toute concession à la société de consommation. Captain Fantastic cherche donc ouvertement à s'inspirer des tendances écolos et New Age qui refleurissent aujourd'hui en masse pour contrer les dérives de notre système économique et social. L'idée est séduisante, et Ross parvient par moments à faire fonctionner sa critique, surtout dans la première partie. Mais très vite, une fois que la famille prend la route pour "sauver" la mère et que les six enfants découvrent le monde "normal", le film s'effondre. Ross se met alors à respecter un cahier des charges (pour reproduire le succès de Little Miss Sunshine ?) en suivant une logique narrative attendue, et en usant d'un humour convenu qui joue sur les quiproquos et les différences culturelles. Captain Fantastic s'impose donc comme une énième variation mercantile de Little Miss Sunshine qui, sous ses allures de sincérité et d'originalité, cache pourtant une grande hypocrisie et un manque d'inventivité criant. Le film en vient surtout à décrédibiliser les courants de pensée qu'il cherche à promouvoir (parce qu'on parle bien ici de promotion...). Ce qui nous paraît encore bien plus regrettable que de copier sans inspiration afin de réaliser un succès commercial.
Si certains passages de Captain Fantastic peuvent arracher quelques éclats de rire, il le doit aux pointes d'exagération du comique hyper conventionnel que Ross installe pourtant sans aucune originalité. À savoir l'opposition entre une fratrie d'enfants et d'adolescents qui ne connaissent rien à la société de consommation, et les citoyens "civilisés" qui les regardent comme des bêtes de foire. Le film enchaîne les scènes de malaise et les quiproquos dans lesquels les braves sauvages découvrent des rites qu'ils ne connaissent pas. Bo, l'aîné (interprété par George MacKay), rencontre une fille dans un camping. Nous avions déjà compris qu'il ne savait pas s'y prendre avec les filles. Il finit par l'embrasser et nous pensons alors qu'il va passer à l'acte, promettant un grand moment de comédie. En rentrant à la caravane de la jeune fille, la mère les attend sur le pas de la porte. Embarrassé, Bo, se met à genou et demande la fille en mariage. Nous voyons qu'il y croit sincèrement car il pense qu'il faut agir de cette manière. La mère et sa fille sont évidemment amusées par l'originalité du garçon. Le rire du spectateur que cherche à provoquer Captain Fantastic provient presque toujours de ce type de quiproquo, qui demande au spectateur d'être complice des mimiques d'étonnement des personnages "civilisés", de leur indignation voilée, de leurs yeux qui regardent au plafond, de leurs petits jeux de regards polis qui masquent la gêne des situations. Et même lorsque les personnages ne sont pas confrontés aux habitudes de la société, le spectateur est invité à rire de leur différence, comme lorsqu'ils fêtent l'anniversaire de Noam Chomsky, ou lorsque le plus jeune enfant de la famille se promène nu. C'est un humour convenu, dépassé, facile, dénué de toute subtilité. Combien de films n'y recourent pas par manque d'imagination et de travail ? C'est aussi la forme d'humour la plus répandue aujourd'hui, au cinéma comme à la télévision (Yann Barthès,...). On pourrait même dire qu'il correspond à l'humour du pouvoir, à l'arrogance de ceux qui savent, qui détiennent le savoir et le bon goût, et à qui on ne la fait pas. Captain Fantastic ne questionne jamais cet humour, comme a pu le faire par exemple Bruno Dumont dans Ma Loute. Au contraire, il s'y engouffre sans même se rendre compte qu'il est contradictoire avec la philosophie prônée par ses personnages, si philosophie il y a, ce dont nous pouvons douter. Le film ajuste mieux son comique lorsqu'il revendique — certes poliment — une sorte de malveillance et un mauvais goût anarchiste : port d'arme pour toute la famille, vol en bande organisée d'un supermarché, troubles divers à l'ordre public... Sauf que, très vite, ce qui pouvait passer pour un humour corrosif vire à la petite leçon de morale autour d'une seule problématique : comment un père peut-il imposer ce mode de vie à ses enfants ?
Captain Fantastic laisse alors échapper plusieurs contradictions. Comment comprendre la démarche de Ben ? Est-ce un utopiste ou un dangereux illuminé qui met en péril la vie de ses propres enfants ? A-t-il eu raison de fuir les dérives de la société de consommation pour vivre en autosuffisance au point de ne plus donner la possibilité à ses enfants de choisir leur propre vie ? Voilà les dilemmes et les questionnements moraux qui intéressent Matt Ross. À notre grande tristesse, voilà ce qu'il fait du postulat de départ de Captain Fantastic. Le film ne semble pas savoir sur quel pied danser : faut-il défendre le projet respectable du père, et les croyances qui l'accompagnent, ou se soucier du sort des enfants afin qu'ils puissent choisir librement leur vie ? Petit à petit, Matt Ross incrimine Ben et défend les enfants. Ce père inconscient, que la légère folie aurait mené à une sévère perte des repères, n'aurait pas vu que ses enfants pouvaient être plus heureux ailleurs, loin des séances d'escalade par temps de pluie, de la chasse aux cerfs et des lectures imposées. Plutôt que défendre bec et ongles la philosophie de vie recherchée par Ben et sa défunte femme - qui est en même temps l'argument commercial proposé par le film - Matt Ross cherche à montrer les impasses et les contradictions d'un mode de vie alternatif qui ne vaut pas seulement pour lui-même, mais qui mobilise en même temps une série d'auteurs et de courants de pensées (Chomsky, Marx, etc.) Le cinéaste décrédibilise ce socle avec un tel manque de sérieux qu'on pourrait croire qu'il ne s'intéresse pas du tout à ce qu'il raconte. Car, malgré une conclusion plus ou moins ambiguë qui laisse encore planer le doute sur le maintien ou l'abandon de ces idéologies, Captain Fantastic se dévoue entièrement à la remise en question de la place accordée aux pensées alternatives dans la société de consommation, et au maintien du mode de vie que celle-ci aurait à offrir pour y faire évoluer en toute liberté les enfants. En somme, Captain Fantastic nous dit que la société de consommation de masse est le meilleur système dans lequel nous pouvons évoluer aujourd'hui. Il nous dit que c'est le meilleur, mais ne le présente pas comme le moins pire.
Nous apprenons aussi que la petite famille s'est installée dans la forêt moins par croyance que pour soigner les troubles psychologiques de la mère. En optant pour un mode de vie alternatif, Ben pensait pouvoir la guérir. Elle-même avait toujours aspiré, semble-t-il, à quitter la société de consommation pour retrouver le bonheur à travers une existence simple. L’argument nous paraît assez faible. Bien entendu, on ne naît pas écologiste ou "néo" quelque chose, on le devient. Mais quand même, réduire ce choix à la nécessité de guérir les troubles psychologico-traumatiques de la mère décrédibilise les fondements d'un passage un peu sérieux vers cette vie alternative. À nouveau, l'argument de Matt Ross semble être plus d'ordre scénaristique et dramatique. Il se contrefiche pas mal du socle de pensée qui se trouve à la source de son film. Le véritable sujet de Captain Fantastic est peut-être au fond la folie, et non l'anticonformisme. Ben aurait perdu de vue les bases saines de leur nouveau mode de vie en le poussant jusqu'à son paroxysme. Que reste-t-il, justement, de ce mode de vie, de ses valeurs et de son sens par rapport aux problèmes que rencontre notre société ? Pas grand chose, si ce n'est la contrefaçon monstrueuse d'un père allumé. Captain Fantastic se présente ainsi comme un simulacre inopérant qui porte en lui le constat de l'impossibilité d'inventer et de croire en d'autres existences possibles. Tout ce que le film touche de près ou de loin, il le transforme en toc. Comme les textes de Marx ou de Chomsky. À quoi bon parler de Mao si ce n'est qu'une affaire d'apparence, de discours dans le vide, juste pour se démarquer de ce qui ne se lit pas ou ne se dit pas habituellement ? Pourquoi forcer les enfants à lire Dostoïevski ? Ces textes sont réduits à de la marchandise publicitaire. Ils ne sont cités que pour la forme et donner un semblant de sérieux au choix de vie de la famille. Ben et sa femme semblent avoir choisi ces livres directement dans un "Top 10 des livres à emporter si vous vous rendez sur une île déserte", c'est-à-dire dans un rapport superficiel aux questionnements qui devraient les animer. Car ils sont d'abord là pour aller mieux. Que feraient des vrais écologistes reniant la société de consommation ? Ils liraient ceci ou cela, feraient ceci ou cela. Tout sonne faux et est rendu caduque par la démarche psychologique qui anime autant les personnages que les choix scénaristiques de Matt Ross.
Ce qui nous amène au paradoxe le plus désagréable : en plus de la rechercher tout au long du film en la posant comme seule mode de vie acceptable, Captain Fantastic ne fait au fond que reproduire la logique consumériste à laquelle la famille tente d'échapper, et contre laquelle Matt Ross fait semblant d'opposer un regard critique. En tout point, le mode de vie primaire qu'installe Ben dans la forêt copie celui de la société de consommation : mérite, satisfaction des besoins secondaires et des loisirs comme but ultime de l'existence, prééminence des relations familiales et du paternalisme, supériorité de l'homme sur la femme, etc. Dans ce dispositif, la place de la pensée, à travers ce que proposent les courants alternatifs et la philosophie, ne relève que du simulacre. Matt Ross nous montre qu'il n'y a pas d'existence tenable dans cet environnement. La vraie vie se passe ailleurs, là où on peut draguer les filles, voyager et consommer en toute sécurité. Il n'est donc pas question de parler d'anticonformisme. Il ne suffit pas d'habiller les personnages de manière fantasque (voir la photo promotionnelle du film, que nous reprenons ci-dessus) pour automatiquement passer sur le terrain de l'originalité. Les choix de Ben sont issus d'un dérèglement, eux-mêmes découlent d'une décision qui ne semblait pas être la meilleure. Folie, maladie mentale, dérèglement, peu importe : Captain Fantastic est inexcusable dans la mesure où il traite avec une rare hypocrisie un sujet qui méritait plus de sérieux et moins de contrefaçons. Ross a opté pour un psychologisme primaire et un humour mainstream qui peinent à masquer le but de son entreprise : être le feel good movie éphémère de la rentrée 2016 et, peut-être, rejoindre Little Miss Sunshine au panthéon des comédies indépendantes ayant rencontré un succès planétaire.