« Candyman » de Bernard Rose : Le spectateur et le monstre face au miroir
Si Candyman peut prétendre au statut de mythe contemporain, il reste intéressant d’interroger encore ces images, au-delà du discours bien connu de ce film indépendant devenu culte, conjuguant film d’horreur et métaphore des souffrances de la communauté afro-américaine. En retournant devant le miroir pour invoquer son souvenir, un autre chemin apparait : celui de la mise en abyme de notre statut de spectateur face au cinéma fantastique et d’horreur et, surtout, face à la force effrayante de nos croyances. De quoi cet autre Candyman est-il le nom ?
« Candyman », un film de Bernard Rose (1992)
C’est sans conteste l’aspect le plus connu du film : un monstre nommé Candyman apparait à quiconque répète son nom cinq fois de suite devant un miroir. Ce trait est entré dans la culture populaire, il est connu même de ceux qui n’ont pas vu le film, il est référencé dans des champs extérieurs au cinéma. Bref, Candyman pourrait bien prétendre au statut de mythe contemporain. Ceci étant dit, il reste intéressant d’interroger encore ces images, au-delà du discours bien connu de ce film indépendant devenu culte, conjuguant film d’horreur et métaphore des souffrances de la communauté afro-américaine. En retournant devant le miroir pour invoquer son souvenir, un autre chemin apparait : celui de la mise en abyme de notre statut de spectateur face au cinéma fantastique et d’horreur et, surtout, face à la force effrayante de nos croyances. De quoi cet autre Candyman est-il le nom ?
Dès le début, Bernard Rose instaure cette règle de l’invocation en cinq temps, qui soutiendra toute la structure du film. La croyance du spectateur est donc mobilisée d’entrée de jeu pour que le récit fonctionne. L’histoire se met en place, dans un cadre bien particulier : les États-Unis des années 1990, et la violence de leur ségrégation raciale, symbolisée par une diégèse divisée en deux mondes. En haut, le monde des blancs, l’Université, les restaurants huppés et les discussions intellectuelles autour de verres de vin. En bas, le monde des noirs, la banlieue délaissée, les ghettos, la pauvreté, les graffitis sur les murs. Ces deux mondes vont se rencontrer à l’initiative de l’héroïne Helen (Virginia Madsen), femme du monde d’en haut qui prépare une thèse sur les légendes urbaines et se fascine pour Candyman, personnage mythique appartenant au monde d’en bas. Helen est confrontée au sarcasme de ses collègues qui n’accordent aucun crédit à cette légende. La protagoniste fonctionne alors comme métaphore du spectateur, puisqu’il a accepté originellement de croire en Candyman. L’étudiante s’étant spécialisée dans les études autour des légendes urbaines, il est facile de filer la métaphore : le monstre représente notre tendance naturelle à croire aux histoires, aux légendes, aux superstitions. Ce caractère métafictionnel s’inscrit parfaitement dans un récit fantastique, genre qui, par excellence, appelle la croyance du spectateur.
Cette mise en place permet d’arriver à la séquence clé qui sous-tend la mise en abyme. Helen et sa complice Bernadette (Kasi Lemmons) sont seules devant le miroir, la nuit tombée. Elles se jettent des regards complices et se proposent, comme un jeu, de répéter ensemble les cinq mots interdits. Ceci devient, suivant le pacte de croyance initial, le moment de basculement du film, le péché originel qui va faire revenir le monstre, le début de la descente aux enfers. Ce passage de frontière fonctionne simultanément dans la perspective de la mise en abyme. Le miroir renvoie à l’écran de cinéma, et le mélange d’amusement et d’effroi des deux héroïnes renvoie à des réactions bien connues de spectateurs de film d’horreur. Il s’agit d’un phénomène spécifique à ce genre : des films vus en groupe, où les spectateurs jouent à avoir peur tout en se moquant de ce qui se passe à l’écran, comme pour désamorcer le potentiel effrayant des images.
Après cette séquence, Candyman s’incarne définitivement en récit monstrueux. Il fait revenir le motif du miroir, imaginant même qu’une nouvelle invocation soit possible, lorsque le personnage de Trevor (Xander Berkeley) appelle par cinq fois le nom d’Helen, suggérant que de nouveaux monstres puissent être appelés à l’infini. Mais ce qui donne une véritable force au film de Bernard Rose se produit après la séance. Lorsque le spectateur, sans y penser, se retrouve soudainement en face d’un miroir, et se pose la question : « oserais-je prononcer les cinq mots interdits ? »
Ce retour inattendu du film dans un aspect trivial de la vie quotidienne est une belle incarnation de ce qu’il a réussi à construire autour de la croyance du spectateur aux histoires et aux monstres. Candyman crée là une image qui est devenue archétype, dépassant son contexte sociopolitique. Le miroir est un symbole bien connu pour figurer le monde des morts, surtout dans le cinéma fantastique (Orphée de Cocteau, Le Prince des Ténèbres de Carpenter). Il donne une dimension tangible à cet autre monde effrayant, qui côtoie le nôtre et pourrait le traverser à tout moment. Bernard Rose parvient à s’approprier ce symbole, en y ajoutant la dimension de mise en abyme du miroir comme écran, et enfin en y figurant le spectateur au centre. Par sa croyance aux histoires, aux légendes, aux monstres, c’est le spectateur qui a le pouvoir, puissant et effrayant à la fois, d’invoquer ces autres mondes.
Pour continuer la lecture
- Thibaut Grégoire, « Us de Jordan Peele : Littéralement, la voix des sans voix », Le Rayon Vert, 23 mars 2018.