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Leos Carax et Monsieur Merde (Denis Lavant) dans un parc dans C'est pas moi
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« C’est pas moi » de Leos Carax : Itinéraire d’un enfant gâté

Des Nouvelles du Front cinématographique
C’est pas moi : malgré son air à l’insolence gamine, le titre porte irrésistiblement à l’antiphrase que le film-essai, le tout premier de Leos Carax, s’applique en 42 minutes à vérifier. Il n’y est question en effet que de lui. L’autoportrait commandé par le Centre Beaubourg à la suite d’une exposition avortée est une nuit mauvaise de remâchement et d’insomnie pour un cinéaste qui, sacrifiant à sa légende, a fait un projet de prolonger son adolescence en y cloîtrant le cinéma qu’il a aimé alors qu’il avait pour vertu de l’en émanciper.

Le bouffon vert fait rase-motte

C’est pas moi : malgré son air à l’insolence gamine, le titre porte irrésistiblement à l’antiphrase que le film-essai, le tout premier de Leos Carax, s’applique en 42 minutes à vérifier. Il n’y est question en effet que de lui. L’autoportrait commandé par le Centre Beaubourg à la suite d’une exposition avortée est une nuit mauvaise de remâchement et d’insomnie pour un cinéaste qui a fait un projet de prolonger son adolescence en y cloîtrant tout le cinéma qu’il a tant aimé alors qu’il avait pour vertu de l’en émanciper. Les prolongations ont pour terrain de jeu et surface de réparation l’étroitesse d’une chambre moins proustienne (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ») que pascalienne (« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »). Pour son gardien de but qui est le protecteur de ses propres cages, la camera oscura est un petit laboratoire de réduction du cinéma à l’état de pure cosa mentale. Pirouettes, cacahuètes, admirez le numéro, faites tourner le chapeau et passez la monnaie.

C’est la nouvelle folie – toute petite, la folie – d’un docteur Tube qui avait choisi un titre semblable d’un film d’Abel Gance en modèle oublié de Mauvais sang (1987) qui en est le remake publicitaire. Le cinéma en tube, avec ses tubes, entubé en étant limité à la succession des morceaux de bravoure. Si la bouffonnerie transcendantale chère à Friedrich Schlegel caractérise les vols planés au-dessus de sa propre connerie, l’ironie romantique aboutit ici à ce qu’ils tiennent plus souvent du rase-motte.

C’est pas moi est le digest d’un acrobate en chambre accro à sa propre bouffonnerie, le juke-box d’un junkie dont le désespoir publicitaire est toutefois moins insincère que celui qu’affichent ses suiveurs, Bertrand Bonello (Coma) et Quentin Dupieux (Fumer fait tousser), ces réducteurs de tête.

Par ailleurs, si l’on insiste tant ici sur la question de l’addiction, c’est également parce que, pour Leos Carax, la couleur d’entre toutes les couleurs est le vert, au moins depuis le segment Merde issu de Tokyo ! (2007), dont Michel Pastoureau a rappelé que si elle avait mauvaise réputation, c’est parce qu’elle est une teinte dont la chimie a été longtemps difficile à obtenir, artificieuse et toxique. Le caractère sulfureux du vert colore désormais la bannière d’un maudit que consacrent presse et musée. C’est le côté « bouffon vert » de Leos Carax qui est surtout l’intoxiqué de sa propre légende.

Il s’y bouscule pourtant beaucoup de monde dans cette chambre de l’adolescence prolongée, tous les fantômes dans les linges ou linceul desquels un vieil adopté aime à se draper en s’ingéniant à jouer les nouveau-nés. Et puis pas mal de techniciens aussi (de Caroline Champetier aux ingénieurs SFX de BUF) informant que, pour le reclus volontaire, le confinement est un luxe, la gâterie de qui s’auto-célèbre en enfant du siècle (dernier) paumé dans le suivant qui s'entêterait à le bégayer. Et le confiné d’y marmotter ses histoire(s) du cinéma comme une lubie d'ado, le caprice d’un enfant gâté.

La solitude peuplée d’un solitaire sacrifiant à sa propre légende est alors l’évidement factice d’une chambre qui devrait plutôt s’apparenter à la cabine d’Une nuit à l’opéra (1935) des frères Marx.

Toupies et omelettes, orifices et artifices

Leos Carax rumine donc ses lieux communs dans la manière godardienne, mais le remâchement les délie de toute dialectique qui, par le jeu des contradictions, en avérerait la vitalité. L’éborgnement a ainsi pour figures tutélaires quelques grands maîtres hollywoodiens ; il en cite les quatre plus connus, John Ford, Fritz Lang et Nicholas Ray, mais comme beaucoup injustement oublie que le carré d’as cyclopéens est en fait une quinte avec André de Toth. L’atteinte aux yeux est une hantise de son cinéma mais l’éborgnement est aussi l’indice de la mutilation d’un regard qui a besoin du Deux pour être binoculaire. L’œil tourne en faisant tourner la solitude peuplée de Leos Carax mais l’équilibre du jouet se fait sur sa pointe comme une toupie. L’œil est crevé de manquer de son autre.

La toupie dont la « spinning dancer » de Holy Motors (2012) est l’allégorie est le hochet favori d’un derviche tourneur qui tourne en rond dans sa chambre, n’y affrontant que des méchants de légende. Le nombril est une alliance qui se donne pour caution The Marriage Circle (1924) d’Ernst Lubitsch et si l’on y trouve un œuf à la coque, c’est en promesse des omelettes qu’abrite son petit coquetier.

L’enfant adopté par le cinéma en a donc adopté certains des pères dont les films s’affrontent aux monstres, la série des Mabuse de Fritz Lang, le pasteur de La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, le personnage de James Mason dans Derrière le miroir (1956) de Nicholas Ray. Et Monsieur Merde voudrait les rejoindre dans l’inspiration du Docteur Cordelier de Jean Renoir. Si l’enfant s’est reconnu en eux en mêlant l’image de son père à la leur, c’est en y reconnaissant sa part sombre et ce mauvais sang de fiction a pour autre système d'irrigation documentaire les vrais méchants de l'Histoire, avec Hitler en parangon et la farandole de tous ses avatars contemporains. Le nazisme est alors posé en paradigme du mal historique quand le cinéma de Jean-Luc Godard n'aura pas cessé de lui opposer, des Histoire(s) du cinéma jusqu'à son posthume Drôles de guerre, le communisme, dans ses espoirs comme ses trahisons, dans ses survivances autant que ses abandons.

Dans la légende du mal qu’une mère raconte le soir à ses deux enfants, le livre des contes a des pages arrachées et leur manque est un sérieux défaut. La comptabilité est effectivement falsifiée parce que les tableaux sont a minima toujours à double entrée. Puisque le garçon adopte une pose proche de celui du Silence (1963) d’Ingmar Bergman, alors il fallait jouer les abstractions de l’allégorie plutôt que fermer un œil sur les antagonismes de l’Histoire. Décidément, la toupie de l’œil mutilé de son autre exige pour rotation l’exclusion du binoculaire, soit du contrechamp. C’est que Leos Carax plaide pour la beauté du geste mais en tant qu’elle se doit d'être déliée de toute idée.

Leos Carax et son chien dans C'est pas moi
© Les Films du Losange

Cette leçon-là appartient pourtant à un film cité, Chasse à l’homme (1941) de Fritz Lang, avec son aristocrate dont le dandysme est une faute morale face au nazisme qu’amplifie la vengeance finale. Au fond, Leos Carax se reconnaît dans le tireur qui joue (la beauté du geste), pas dans l’homme qui, sans orientation ni projet, a raté son coup d’entrer dans l’Histoire (la beauté, oui, mais sans idée).

Le salut à Isadore Greenbaum, l’homme qui a eu le courage d’interrompre la grand-messe nazie rassemblant en février 1939 plus de 20.000 nazis au Madison Square Garden en criant « à bas Hitler », l'est à celui qui s’élève et se distingue, seul contre tous. L’adresse fraternelle à une pure individualité héroïque a pour contrepoint le carton introducteur d'un autre classique aimé, La Foule (1928) de King Vidor. Côté soviétique, l’unique référence reviendra à L’Homme à la caméra (1929) de Dizga Vertov, mais expurgée du cinéma comme machine des machines capable de documenter le processus de communisation en cours, alors que la geste de Leos Carax a pour horizon esthétique le montage des attractions théorisé par Sergueï M. Eisenstein. La beauté du geste vaut d’énucléation.

Qu’en conclure ? Le mépris des multitudes sans reste confondues avec les foules totalitaires en dit un bout sur ce mythe qui joue les prolongations et dont Leos Carax se prévaut, celui de l’artiste maudit dont la solitude souveraine le protégerait d’être en défaut de se tromper avec les autres. La chambre n’est pas une sphère de co-appartenance, mais une cellule capitonnée, monade sans fenêtre.

L’enfant borgne qui se demande littéralement de quelles omelettes d'images sa vie est faite n’a par exemple aucun regard, aucun égard pour les œufs brouillés des Gilets Jaunes. Les omelettes jupitériennes ne l’intéressent pas quand elles auraient pu donner une consistance documentaire à ses coq-à-l’âne. Toutefois, cela ne l’empêche pas de tirer un trait en guise de solution de continuité entre L’Émigrant (1917) de Charlie Chaplin et les cadavres d’enfants syriens recrachés par les eaux de Méditerranée. On ne peut certes pas juger une œuvre pour ce qu’elle ne contient pas, à moins d’être un disciple godardien conséquent en posant l’égale importance de ce qu’il y a et qu’il n’y a pas.

Le contemporain pas plus que l’Histoire ne l’inspire, sinon des accablements faciles pour des jeux de massacre consensuels. La seule résistance actuelle digne d’avoir droit de cité et donc de citation est dans son film celle des Femen. Leur nudité y accommode une résistance autrement indésirable et la peintre ukrainienne Oksana Chatchko d’être posée en proximité sororale avec l’actrice lituanienne Katerina Golubeva. Quand il y a du deux, Leos Carax n'a surtout d'yeux que pour ses doubles, tous ceux incarnés par Denis Lavant avec Monsieur Merde en tête. Croiser ce dernier aux Buttes-Chaumont, c'est en passant vérifier que le gag de la constipation a une valeur de vérité générique. La constipation s'apparie en effet au confinement en attestant le règne des obstructions et des embolies.

Un autre gag saillant dans la suture d’un mot suggéré (le cul) et d’un tableau éclaté par un zoom-avant (Les Tournesols de Van Gogh) délivre la troisième image d’un « anus solaire » (Georges Bataille). La souveraineté d’un Roi-Soleil y contracterait tout l’or du monde et s’il concède un autre orifice, c’est la bouche d’ombre de L’Origine du monde de Gustave Courbet qui brûle à l’envers.

Un autre double est ici Roman Polanski, élu en frère humain, les violences dont il est un rescapé (l’antisémitisme nazi et le massacre de sa compagne enceinte, Sharon Tate) et celles auxquelles il s’est livré (le viol anal d’une mineure) et il nous reviendrait de faire la part des choses. Cette partition, un « chant du cygne » parmi d’autres, pourrait s’apparenter à une relativisation des torts au nom de leur hiérarchie. Si l’on y pense, c'est que l’on se souvient avoir reconnu Bertrand Cantat dans le groupe de musiciens derrière Denis Lavant dans Holy Motors, tandis qu’Annette (2021) plaidait pour des amours malades dont l’art est ce régime d'exception tolérant l’indiscernabilité des responsabilités (le procès ultra-médiatisé de l'homme qui avait assassiné sa compagne s’y doublait en effet de celui de l'enfant accablant les torts partagés de maman et papa). C’est pas moi enfonce le clou et l’on peut légitimement se demander s’il n’est pas rouillé : à l'époque où les femmes du cinéma disent « moi aussi », le cinéaste répond que ce n’est pas lui. Quand le moi s’énonce en nerf d’un nouveau chapitre dans la guerre des sexes, un conflit d’egos brouille les omelettes du nous.

C’est pas moi distribue saluts et adresses : le salut aux chiens que des chats ont nouvellement rejoints ; quelques voix (Charles Ferdinand Ramuz et Louis Ferdinand Céline, Daniel Johnston et Antonin Artaud, René Char et Charles Trenet) qui sont mieux que des coquilles de noix même si l’œuf fendille et que la coque prend l’eau ; les messages sur le répondeur en marqueurs d’un artiste seulement content de lui, frétillant de la queue reconnaissante d’un petit par ses pairs, Barbara et Godard, qui sont plus grands que lui. On doit compter également sur toutes les voix de l’ange métamorphe David Bowie, celle des premières chansons entre Kurt Weill et les Kinks dans Boy Meets Girls, celle des hits des années 80 dans Mauvais sang (« Modern Love ») et Les Amants du Pont-Neuf (« Time Will Crawl ») que désormais rejoint la version a cappella de « Lazarus » issue de l’album testamentaire Blackstar (2016). Revenant de Pola X (1999), Guillaume Depardieu bredouillant un karaoké persiste en image douloureuse. La douleur est plus grande à revoir Katerina Golubeva. L’enfant adopté par de mauvais pères se sait avoir hérité de leurs fautes. Le mauvais fils a pu être un mauvais père doublé d’un mauvais mari et il faudrait pardonner à qui le sait et le dit.

La passion pour Tintin, avouée depuis Boy Meets Girl (1984), est à ce titre symptomatique en valant de profession de foi d’un enfant asexué qui n’aime que son chien et ne veut surtout pas grandir.

Tchao pantin

L’homme de si peu d’amour en est même capable de prélever un plan sublime de L’Aurore (1927) de Friedrich W. Murnau pour discréditer n’importe quel jeune qui filmerait aujourd'hui sa copine. C'est que, dit Leos Carax, la pesanteur des mouvements d'appareil avait quelque chose de chthonien, de divin. Hors le génie de Murnau, le divin revient donc aux capacités industrielles du Hollywood d'alors. Le divin est par conséquent affaire de financement. Un plan non financé ne serait pas du cinéma. L’équation caraxienne qui veut tenir au vagabond chaplinesque autant qu’aux moyens gigantesques d’Abel Gance a donc pour inconnue sombre la possibilité d’un cinéma sans argent.

C’est l'X du cinéma de Leos Carax dont les dépenses ont depuis longtemps trahi le sang des poètes, Godard, Vigo, Cocteau. Les Amants du Pont-Neuf (1991) en atteste, leur ruissellement a été converti en son et lumière. Entre la chambre de l’adolescence prolongée et l’industrie qui en assure les gâteries, rien qu’un désert où l’on fabrique pourtant parmi les plus beaux films contemporains.

Pourtant le grain est désiré par Leos Carax dont le point de culmination appartient à celui qui pare le visage de Marilyn Monroe. Mais le grain de beauté dont serait grosse l’image vraie finit moins en sable susceptible de gripper les machines bien huilées qu’en poudre aux yeux que jette le marchand de sable et de sommeil revenu de Bonne nuit les petits de Claude Laydu, le même qui jouait le rôle-titre dans le Journal d’un curé de campagne (1951) de Robert Bresson d’après Georges Bernanos. Le camé de la grâce dont le mauvais vin troue le ventre a laissé place au toxico de sa propre légende.

La célébration du mouvement depuis le paradoxe des intervalles, c'est la nervure la plus intéressante de C’est pas moi, vérité la plus profonde et la plus élémentaire du cinéma. Le précinéma qu’exemplifient les recherches de Marey et Muybridge s’offre ainsi en archéologie d’une cinématographie dont les images sont l’illusion du continu par les moyens du discontinu. Cela se traduit par des images-emblèmes, d’un côté plongeuses de natation et danseuses en rotation, de l’autre battements d'ailes et de paupières, sans revenir une nouvelle fois aux omelettes. Aussi, il y a le clin d’œil au clin d’œil de l’âne d’Au hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson, mais le clignement réitère le principe de la fermeture. C’est la seule chose que Leos Carax retient de L’Homme à la caméra en envoyant la communisation par-dessus bord et C’est pas moi s’en fait la grande célébration dans la prestidigitation des auto-citations. Le battement va ainsi aux batailles de l’élan vital dialectisé dans la décomposition-recomposition des mouvements. Il y a de l’abattement aussi quand s’impose la séquence post-générique, dont la beauté s’emplit du grain de la tristesse.

Alors, Leos Carax refait son plan le plus célèbre, le travelling latéral calé sur le « Modern Love » de David Bowie mais Denis Lavant y est désormais remplacé par la marionnette d’Annette. Zaho de Sagazan qui avait repris la même chanson en hommage à Greta Gerwig, reine du dernier Festival de Cannes, ne fait pas le poids. Dans le cadre, les trois marionnettistes exposent l’artifice ; la manipulation avouée n’empêche pas de croire un peu en l’émancipation possible de la marionnette.

Sauf qu'elle n’aura jamais lieu dans l’absolue trahison de ce récit de notre enfance qu’est Pinocchio. L’illusion soulève puis retombe, le tour fonctionne le temps de quelques secondes puis il est éventé. Leos Carax aime souvent faire la bête pour nous convaincre qu’il est un ange mais il est aptère. Le principe de réalité s’impose alors à qui aura pris un court plaisir à l’exercice d’un marionnettiste qui teste à la limite notre croyance à l’épreuve de l’exhibition de ses trucs. Non seulement le pantin fait l’économie de l’acteur mais, de surcroît, il lui faut un trio de techniciens pour l’animer. Comme on est loin du marionnettiste de la chanson de Christophe qui construit ses jolies mignonnettes avec de la ficelle et du papier. Comme on est loin, également, de Kleist dont le « théâtre des marionnettes » avait pour désir d’arracher à la vie consciente la grâce des mouvements involontaires. La vie inorganique dont le cinéma expressionniste a été un levier n’aura été de retour que pour ses adieux.

La maîtrise dans l’illusionnisme n’est définitivement plus le meilleur bois dont se chauffe le cinéma quand l’avenir est en feu. L’itinéraire d'un enfant gâté reconduit finalement à une idée du cinéma à l’évidence gâteuse. La beauté du geste n’est aussi d’aucune idée en capacité d’émanciper le cinéma de ses arraisonnements industriels et imaginaires, la lourdeur des capitaux et la chambre d’ado.

Annette court sur place et le faux mouvement qui la soutient est l’occasion d’un adieu. Tchao pantin.