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Aldo Moro dans Buongiorno, notte.
Esthétique

« Buongiorno, notte » de Marco Bellocchio : Le sommeil, ses enfants et ses monstres

Des Nouvelles du Front cinématographique
1978, l’Italie est sous haute tension. L’enlèvement d’Aldo Moro par les Bridages Rouges aurait pu mettre le feu à la plaine qui s’apprêtait à accueillir les mânes du « compromis historique » scellé entre la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste. Marco Bellocchio y est revenu par deux fois, avec un long-métrage en 2003 (Buongiorno, notte) et en 2022 avec une mini-série (Esterno notte). Le redoublement du retour mérite qu’on y revienne à notre tour tant il est le marqueur d’une époque dont on n’est toujours pas sorti. Aldo Moro, ce corps qui manque, apparaît ainsi comme un corps en trop, l’encombrant dont tous conviennent de se débarrasser. Avec un panache certain et quelques difficultés, Marco Bellocchio approfondit son obsession, fixée dès son premier film : l’inachèvement historique de l’unité nationale italienne a accouché d’enfants qui, interminablement, font dans leur chambre le procès de leurs parents.

« Buongiorno, notte » et « Esterno notte » de Marco Bellocchio (2003 et 2022)

À l’heure critique où les fascistes sont revenus au pouvoir en Italie, faire retour sur l’enlèvement d’Aldo Moro et son assassinat par les Brigades Rouges, cet événement obscur qui a détruit, avec l’hypothèse du « compromis historique », celle du communisme dans sa variante gauchiste invite à faire le point à deux reprises : une première fois de l’intérieur (Buongiorno, notte est un film de chambre et de procès) et une seconde de l’extérieur (Esterno notte ouvre six perspectives narratives qui, en multipliant les chambres noires, loin de conjurer la dissémination des spectres en amplifient au contraire la hantise). L’Italie s’y présente comme une société à la fois confinée et désaxée, vrillée par une délirante contradiction : l’homme du consensus l’aura bien accompli, mais contre lui. La question des consensus qui font dissensus rappelle ainsi à l’État qu’il est divisé, autant un outil de pacification de la conflictualité sociale qu’un champ de neutralisation de sa dimension politique.

Un tribunal pour la Sainte Famille

Dans Buongiorno, notte, L’un des livres qui occupent les temps morts de Chiara, une membre des Brigades Rouges chargée de garder à Rome l’appartement en attendant le retour des camarades qui doivent y planquer Aldo Moro, c’est la Sainte Famille, le premier ouvrage commun de Karl Marx et Friedrich Engels, rédigé en 1844 et publié en 1845. La Sainte Famille est le premier-né de la littérature marxiste, le premier enfant turbulent d’une longue et tortueuse généalogie dont les brigadistes sont les héritiers tardifs, autres enfants qui se disputent un legs dont on sait – et Marx le savait – qu’il est saturé de spectres(1).

La Sainte Famille est un écrit de jeunesse au ton pamphlétaire dont le sujet a consisté pour leurs auteurs en une rupture politique avec le groupe des « jeunes hégéliens », comme les frères Bruno et Edgar Bauer critiqués pour leur incapacité à s’émanciper de la dimension spéculative de l’héritage philosophique du vieux maître Hegel. La question juive y est un élément décisif dans la stratégie adoptée par Marx et Engels afin de passer d’une critique des aliénations religieuses (la « critique du ciel ») à celle des rapports sociaux (la « critique de la terre ») dont le sol attendait encore d’être creusé par la critique de l’économie politique et l’analyse du capital qui y tiendra une place centrale.

Chiara la bibliothécaire et ses amis brigadistes sont des adeptes de la bibliothèque marxiste mais Marco Bellocchio suggère qu’il y a, avec la citation de La Sainte Famille à l’origine du marxisme, un double héritage impensé, chrétien (le titre en dénote à l’origine l’ironie) et familial (Freud aurait donc manqué d’être autant lu que Marx). Un héritage qui passerait même du double au triple quand la « question juive » engage pour le jeune Marx l’implicite d’une critique de sa propre judéité(2).

Dans Buongiorno, notte, Chiara est souvent filmée en train de dormir. Et quand Chiara dort, elle rêve, rêvant même du sommeil de ses camarades qu’elle voudrait endormir pour laisser partir Aldo Moro, ce corps en trop dont ils ne sauraient que faire, ce corps encombrant qui fait l’embarras de tous, ses amis compris. Chiara est la gardienne du sommeil et de son rêve, celui d’une fuite d’Aldo Moro comme un spectre qui en rejoindrait d’autres. Des spectres, il y en a tant, déjà dans l’histoire du communisme qui est un héritage contradictoire (le gauchisme rompt-il avec le stalinisme ou bien continue-t-il autrement la guerre des partisans ?). Et ce legs n’est pas le seul héritage (la famille, sa place centrale dans une société catholique et ses traces dans l’inconscient freudien). La hantise du communisme et ses spectres se doublerait donc de la hantise du compromis historique qui a pour fantôme Aldo Moro.

Chiara dont le prénom dit la clarté s’impose en figure idéale de culpabilité dont l’origine revient à son inspiratrice, l’ex-brigadiste Anna Laura Braghetti, l’autrice du Prisonnier. 55 jours avec Aldo Moro (1999) dont Marco Bellocchio s’est librement inspiré. L’aspect de repentir est heureusement brouillé dans le visage à la fois sombre et rayonnant de son interprète, Maya Sansa, révélée par le cinéaste avec La Nourrice (1999) d’après Luigi Pirandello. Il suffit d’ailleurs que Chiara s’occupe quelques heures du bébé de sa voisine pour lui rappeler ce rôle et comment, dans un partage des rôles classiquement genré et au fond bien peu révolutionnaire, Aldo Moro qui lui succède en serait l’inversion (un vieil homme a remplacé le bébé et le soin est un préparatif à sa mort programmée).

La Sainte Famille invite donc à la double, sinon à la triple lecture : le premier-né de la littérature marxiste est un règlement de comptes entre frères dont certains veulent mettre à mort le père mais le meurtre originaire, avec le cortège de ses refoulements totémiques, est une hantise dont le refoulé peut conduire à deux tabous impensés, le christianisme (avec la trinité) et le freudisme (et son complexe d’Œdipe). C’est un double refoulement opérant dans l’inconscient des brigadistes qui feraient le procès d’Aldo Moro en croyant passer en jugement la Démocratie Chrétienne, alors qu’ils font le procès d’un père qui doit autant à Chronos qu’à Laïos. Et autant à eux qu’au Dieu des chrétiens qui s’incarne dans Jésus son Fils pour mourir en offrant avec sa mort l’événement de sa résurrection dans la forme de l’église et de la communauté des croyants, qui se double de l’événement d’un sens nouveau invitant à enfin sortir du sacrifice qui n’est que celui de l’innocent(3).

Buongiorno, notte est dédié au père de Marco Bellocchio et son fils, Pier Giorgio, joue l’un des brigadistes. La filiation est parcourue de telles failles, déchirée entre des pères idéalisés et des fils contestant parfois avec cruauté leur autorité au point de leur servir de victimes émissaires. Et le cinéaste qui se veut entre les deux admet cependant avoir une nette préférence pour le père, celle du fils rebelle qui a grandi avec la mauvaise conscience (freudienne, là encore) du parricide. On fera remarquer aussi que Pier Giorgio Bellocchio revient pour jouer dans Esterno notte un chef de police.

Théâtre, télévision, archives
(le jeu des boîtes et des marionnettes)

Chiara et ses trois camarades ont un rapport à l’infantile, cela se voit dans Buongiorno, notte à plusieurs endroits. Elle qui s’occupe du nourrisson d’une voisine pressée, tandis que ses compagnons reviennent avec une caisse où est caché Aldo Moro, l’un qui s’inquiète du sort de canaris disparus de leur cage, l’autre qui veut retrouver le lit de sa femme, et tous qui regardent fébrilement la télévision pour y évaluer les effets de leur action. La puérilité est un danger pour le travail militant qui exige ordre, nerf et discipline, non moins grand que l’infantilisation relative du portrait de la jeunesse militante. Le jeu des boîtes est une façon de faire coulisser un théâtre confiné dans un procès politique qui n’a rien de populaire et tout de celui de la Sainte Famille, avec la fausse bibliothèque cachant le placard où est planqué le président de la Démocratie Chrétienne qui aurait pu devenir celui de la République italienne, le spectacle de marionnettes diffusé à la télé, la caisse de bois et la cage aux canaris autour de laquelle rôde un chat. Le film de procès est forcément aussi celui des brigadistes, ces autres enfants terribles repliés dans leur chambre comme il y en a d’autres chez un contemporain italien de Marco Bellocchio, Bernardo Bertolucci (The Dreamers, Moi et toi).

Le familialisme pourrait faire peser sur la perspective défendue par Marco Bellocchio les soupçons du révisionnisme, ce mot amplement cultivé par les adeptes de la phraséologie gauchiste d’alors afin de distinguer les révolutionnaires des réformistes. On a vu encore récemment, avec The Fabelmans de Steven Spielberg, comment un familialisme inébranlable légitime tous les aggiornamentos critiques qui sont autant de repentirs. Le révisionnisme, on n’en est pas sorti. Là où le cinéaste s’en tire, c’est en montrant comment l’enlèvement et la séquestration obligent au confinement de ceux qui, délibérément, échouent à faire lien avec les masses. Les drapeaux rouges d’une manifestation syndicale ainsi qu’un chant de partisans à l’occasion d’une réunion familiale sont, pour Chiara, les symptômes d’une coupure avec les expressions d’un communisme joyeux et populaire, elle qui dans les deux cas ne peut être de la fête. Et l’agacement devant les images de la télévision qui ne relaient pas automatiquement le soulèvement révolutionnaire fantasmé par les brigadistes, trop confiants dans les conséquences de leur action, représente un autre symptôme, celui de l’absence cruelle de la critique de la société du spectacle par les situationnistes italiens comme Gianfranco Sanguinetti(4).

Les enfants regardent la télévision, ils s’y mirent en espérant que la fonction spéculaire exauce leur souhait, vœu pieux de qui se croyait athée. Ce qu’ils ne voient pas, c’est le repli du théâtre révolutionnaire dans une chambre où l’on regarde une émission pour la jeunesse, par exemple un théâtre de marionnettes sicilien (l’Opera dei Pupi). La télévision est un appareil idéologique d’État(5) auquel la jeunesse se conforme déjà, y compris celle qui se veut et se dit de rupture. Par un autre tour spéculaire, les yeux bandés d’Aldo Moro sont ceux d’une jeunesse trop évidemment œdipienne. La question est alors de se demander si l’insuffisante lecture de Freud par les gauchistes n’a pas pour corrélat inversé le choix pour Marco Bellocchio d’avoir conservé en poche Freud en remisant Marx.

La liaison avec les masses tient donc autant du simulacre qu’elle révèle avec ses pantins que le dehors revient au marionnettiste souverain. Marco Bellocchio a adapté Le Prince de Hombourg (1997) d’après Kleist. La reconnaissance de dette envers l’auteur du Sur le théâtre de marionnettes (1810) mésestime peut-être qu’être au service de certains fantômes (Aldo Moro en personnification rêvée d’une balle remise au centre inclinant sur sa gauche) conduit aussi à en trahir d’autres (les brigadistes sont des enfants qui n’auraient pas eu d’autre volonté que faire le procès de leur parent). Ce procès-là est après tout l’objet de son premier long-métrage : Les Poings dans les poches (1964).

Aldo Moro devant le drapeau rouge dans Buongiorno, notte.

La trahison est un autre grand sujet de Marco Bellocchio (Vincere, Le Traître), tantôt parce que la trahison possède une valeur non seulement personnelle mais générique (Mussolini par rapport à sa compagne Ida Dalser comme au socialisme dont il défendait la cause à l’époque où il l’a rencontrée), tantôt parce que le traître est celui qui trahit au nom d’une fidélité supérieure à une cause trahie par ceux-là qui se disent trahis par lui (le mafieux Tommaso Buscetta). Il n’est pas dit que la hantise du représentant idéal du consensus dévoré à la fin par ses enfants ne se double pas de spectres liés aux engagements maoïstes du temps de la jeunesse du cinéaste, et rétifs à l’exorcisme.

Les brigadistes sont pris en flagrant délit de trahison à deux occasions : la première fois quand, au fantasme du pouvoir ouvrier, est accolée l’archive des grandes messes totalitaires et staliniennes ; la seconde fois quand la lettre du condamné à mort résonne avec celles de partisans exécutés par les fascistes et que lisait le père de Chiara quand elle était enfant, à l’image de ceux que l’on voit dans d’autres archives et deux citations de Païsa (1946) de Roberto Rossellini. Les deux montages tordent le bâton dans le sens contraire des intentions, les actes trahis par la dimension d’inconséquence de leurs conséquences (tantôt les gauchistes seraient des proto-staliniens, tantôt ils s’apparenteraient à des néo-fascistes). Ils trahissent cependant un forçage des analogies qui rabat le tribunal faussement populaire des Brigades Rouges sur le jugement par contumace de qui préfère s’identifier au père plutôt qu’à ces enfants parricides dont il aura pourtant été si proche par le passé.

On remarquera alors comment la critique de Marco Bellocchio ressemble à plus d’un titre à celle de Lénine brocardant dès 1920 le gauchisme décrit comme « la maladie infantile du communisme ». Quand il y a un spectre, il y a donc toujours plus d’un spectre, on le sait et la dispute avec eux est toujours le révélateur critique du surgissement intempestif de fantômes que l’on croyait avoir oubliés alors qu’ils auront été davantage refoulé. On reconnaîtra en passant aussi un trope du genre du film de procès, avec son témoin de dernière minute apportant l’éclairage décisif dont le tribunal avait besoin pour délivrer son jugement qui ne vaut que pour savoir à quel châtiment il est associé. Mais le châtiment accable le juge estimant que la mort d’Aldo Moro est une perte irrémédiable pour l’Italie.

D’un côté, le théâtre révolutionnaire subit une invagination régressive dans la chambre des enfants qui font mine de respecter les conventions religieuses en s’étant placés sous tutelle du garde-chiourme télévisuel. De l’autre, la chambre s’ouvre sur les archives qui ont valeur de contrechamp. Mais le contrechamp est passible lui aussi d’un double confinement quand l’archive, au lieu de réparer les torts, les accentue à tort (les gauchistes sont en puissance des staliniens, des fascistes une fois qu’ils passent à l’acte). L’obscurcissement réel de l’hypothèse communiste par la lutte armée durant les années 70 ne mérite pas un pareil révisionnisme, y compris avec la légitimité et le sens du cinéma d’un ancien compagnon de route du gauchisme. De ce point de vue-là, on préfère revoir le mieux armé United Red Army (2008) de Kôji Wakamatsu. Il y a un autre retournement qui, celui-là, a pour origine une grande inspiration cinéphile. Buongiorno, notte c’est un remake du Procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson (un indice est donné par l’usage voyeur de l’œilleton, évidemment un judas) dont il s’agit de faire pivoter la référence sur son axe (les brigadistes passent du côté des évêques). Et Aldo Moro qui, comme Jeanne, s’évade à l’occasion d’une ultime trouée onirique de Chiara a toute autorité pour être comme Un condamné à mort (qui) s’est échappé, autre Bresson.

Aujourd’hui, la social-démocratie s’est sans vergogne convertie à la religion du néolibéralisme et c’est ainsi qu’elle a fait le lit du retour des nationalismes et du fascisme en Europe. Le fascisme n’est pas revenu avec les rivalités supposément mimétiques de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite, mais de l’intérieur même de la social-démocratie dont la Démocratie Chrétienne aura été le phare en Italie. L’hypothèse communiste reste un spectre impossible à conjurer. Il nous revient seulement de continuer à le critiquer, y compris dans ses apories, staliniennes et gauchistes, d’ailleurs très largement anticipées par La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard. Buongiorno, notte propose de mener une partie de la critique, tout en s’en remettant de l’autre à dresser le tribunal responsable des irresponsabilités puériles d’une bande d’enfants parricides. Il trouve cependant une ultime échappée qui, in extremis, invente une nouvelle coulisse dans un jeu de boîtes plus compliqué qu’il n’y paraît.

Démons et diamant fou

On ne l’a toujours pas dit mais les quatre brigadistes ont sans le savoir rejoué la scène d’un procès qu’éclaire une autre histoire, celle de la littérature qui commence avec le feuilleton Les Démons (ou Les Possédés) de Fiodor Dostoïevski (1869-1872), et qui continue avec deux pièces de théâtre rivales, Les Mains sales (1948) de Jean-Paul Sartre et Les Justes (1949) d’Albert Camus(6). Ils ne pouvaient pas le savoir parce que la bibliothèque du salon de l’appartement romain sert de planque secrète pour y cacher dans un cagibi Aldo Moro, et que l’écran de télévision fait écran à cette révélation. L’autre bibliothèque, celle de l’université où travaille Chiara, est hantée par Enzo, un jeune homme qui s’inspire d’un vers d’Emily Dickinson (« Good Morning — Midnight ») pour écrire un scénario qui porte le titre du film en y racontant comment il imagine le rapt d’Aldo Moro, notamment par une brigadiste assaillie par le remord. La mise en abyme est facile, fautive d’être redondante mais, là encore, Marco Bellocchio arrive à faire des merveilles avec son acteur, Paolo Briguglia. Surtout, l’étudiant finit par être arrêté par la police et l’on ne saura jamais s’il était, lui aussi, un autre gauchiste passé à la lutte armée ou une autre figure dostoïevskienne de culpabilité. L’étrange Enzo est tombé dans une trappe et l’on n’en saura pas davantage, sinon qu’il faille faire un sort au désir du dehors, avec le risque que la sortie d’une boîte conduise à retomber dans une autre.

Marco Bellocchio revient à l’enlèvement d’Aldo Moro et son film serait l’ultime boîte dans les boîtes, avant que sa récente série n’en relance le jeu et les enjeux, désireux cette fois-ci de multiplier les coulisses pour élargir le nombre des chambres closes et noires. Du jeu des boîtes jaillissent tant de spectres qui sont des démons de repentir, d’obsession et de culpabilité, mais il y en a un auquel on ne s’attendait vraiment pas. Il s’agit du fantôme de Syd Barrett. Quand Chiara est secouée par une grande déflagration psychique, le court-circuit qui fait revenir dans la chambre du gauchisme, ce communisme infantile, le souvenir de l’exécution des partisans par les fascistes, a pour musique l’éclat de The Great Gig in the Sky de Pink Floyd. Le chef-d’œuvre de Money (1973) servi par l’immense prestation vocale de Clare Torry, une chanteuse qui a mis des années avant d’en être reconnue la co-autrice, est un cri annonçant l’autre morceau des Pink Floyd, Shine on You Crazy Diamond issu de l’album suivant, Wish You Were Here (1975), nouée à la fugue onirique d’Aldo Moro. Quand les Pink Floyd enregistraient cet album-là, et ce morceau en particulier, ils n’imaginaient pas que l’hommage au fondateur du groupe, le cerveau grillé par la consommation de drogues et devenu méconnaissable, allait revenir passer les voir en studio. Syd Barrett est un spectre de culpabilité pour Pink Floyd comme Aldo Moro l’est pour la société italienne, autre diamant fou.

Marco Bellocchio est un cinéaste au tempérament baroque. Il n’hésite pas à surenchérir sur le caractère confiné de son petit théâtre révolutionnaire, qui est un placard où se réfugient des enfants nourrissant un rapport d’hainamoration à l’égard de leur père(7). Les longues focales écrasent des perspectives qui, dans l’appartement romain, le sont déjà nettement. Quant à la fébrilité du jeu des acteurs, elle se prolonge dans la faille nerveuse des raccords. C’est par eux qu’arrive alors le choc des archives qui tentent de répondre à la télévision, c’est par eux qu’adviennent des trouées que la musique amplifie avec des résonances inédites. Le choc est celui de la collision des spectres, des temporalités et des anachronismes qui font disjoncter le cerveau de Chronos, autre parricide. Alors le jeu des boîtes éclate. Au lieu des effets de coulisses, c’est le déboîtement d’un sourire qui allège et déconfine, l’indice d’un dehors échappant aux marionnettes autant qu’à leurs marionnettistes.

La marche triomphale tirée de l’opéra Aïda (1871) de Giuseppe Verdi est un autre indice musical, celui d’un unité politique dont l’opéra et son moment vériste ont été le grand art populaire pour l’Italie de la seconde moitié du 19ème siècle. L’inachèvement historique de l’unité politique italienne serait ainsi une condition des secousses affligeant la société italienne durant le 20ème siècle. Fascisme et guerre des partisans, terrorisme d’extrême-droite et d’extrême-gauche, guerre de la mafia contre les juges qui rejoue la rébellion des paysans du sud de l’Italie contre les citadins du nord : tous ces actes d’une guerre civile de plus ou moins basse intensité montrent que le Risorgimento n’a toujours pas connu de chapitre final(8). Aldo Moro est un frère étonnant de Syd Barrett, on l’a vu et le montage provoque un ébranlement. Il en est un autre pour Aïda, l’esclave qui aurait été libérée par ses lointains descendants. Le revoir à la fin du film avec, aux lèvres, le sourire est un remerciement inattendu et salvateur, la rédemption d’un homme libéré du tombeau égyptien dans lequel auront voulu l’enfermer ses amis politiques, pape compris, qui tous ont trouvé avec sa mort une opportunité pour se débarrasser du « compromis historique », cet objet du plus grand embarras. Les possédés l’ont été par l’Histoire qu’ils ont servie du mauvais côté, ils ont malgré eux offert aussi à Aldo Moro la possibilité d’être un démon qui continue de hanter la société italienne(9).

L’échappée finale du condamné à mort est une marche dont l’ultime scansion est un Moment musical de Franz Schubert et si l’on pense à La Truite dont le compositeur allemand est l’auteur, c’est aussi parce que l’homme en marche vers nous remonterait peut-être le courant de l’Histoire. Les possédés de la révolution qui en ont été dépossédés par les mauvais tours de l’Histoire sont des enfants sauvés s’ils le sont par le père qu’ils ont sacrifié en y voyant un démon. Les enfants sauvés par ce père qu’ils ont inconsciemment libéré, comme l’esclave éthiopienne d’un tombeau égyptien.

Consensus versus consensus
(Esterno notte)

« En conclusion, nous pouvons dire que l’histoire est étroitement liée à la culture, aux idéaux et aux valeurs du présent des historiens. Ceux-ci se font porteurs d’idées qui animent le débat public. Ceci, qui vaut pour tous les pays, est particulièrement vrai en ce qui concerne les historiens italiens. À chaque moment de crise, les historiens se sont efforcés de trouver dans l’interprétation du passé la clé qui permettrait de sortir de la crise présente »(10). Ce qui est vrai des historiens italiens l’est autant de certains cinéastes, et Marco Bellocchio travaille depuis quasiment six décennies maintenant à passer et repasser par le passé afin d’éclaircir les crises présentes qui secouent l’Italie.

Il y a vingt ans, Marco Bellocchio était le premier cinéaste à revenir sur l’événement de l’enlèvement d’Aldo Moro. À plus de 80 ans, il y revient avec une mini-série de six épisodes diffusés sur Arte. Montrée à Cannes en 2022, elle a été produite quelques mois avant le retour des fascistes au pouvoir. Esterno notte montre pourtant qu’il y a des hypothèses historiques qui sont mortes (le « compromis historique » et le terrorisme d’extrême-gauche), et d’autres qui retrouvent malgré tout des couleurs (l’extrême-droite à son aise dans les ors de la République et de l’Union Européenne). La reprise est donc une nouvelle exploration qui maintient cependant le même motif : Aldo Moro est l’absent en tant qu’il est un corps en trop, l’encombrant sujet dont tous, amis et ennemis, conviennent de se débarrasser parce qu’il est la cause d’un grand embarras en défendant la cause du « compromis historique » intégrant dans l’État la participation exceptionnelle des communistes. Aldo Moro demeure le fantôme d’une société qui, récemment, a fait à nouveau un bon accueil aux fascistes. Il est le signifiant flottant de l’Histoire qui s’écrit en Italie en ne cessant pas de ne pas écrire l’achèvement d’une unité politique qui inclurait la gauche afin de protéger du fascisme.

Aldo Moro est un mana(11) pour Marco Bellocchio et la série qu’il lui consacre déplie six perspectives comme autant d’effets de parallaxes afin d’expérimenter qu’il n’y a pas un lieu qui ne s’apparente pas la chambre close et noire où les brigadistes cachent le chef de la Démocratie Chrétienne, tous espaces confinés en étant saturés de l’absence d’Aldo Moro, avant que ses occupants ne consentent à l’évidement évacuant un consensus qui – c’est là son paradoxe – fait l’objet du plus grand dissensus.

L’homme du consensus est celui du dissensus et le consensus qui se substitue à celui auquel il aura travaillé aboutit à sa mort en faisant qu’elle permette à chacun des antagonistes de rester à sa place.

À la différence du film, la mini-série est moins flamboyante et lyrique, tout en redéployant le baroquisme de son auteur sur le plan narratif, avec ses six perspectives riches en effets de parallaxe au service d’une différence opérant partout et dont Aldo Moro est le tenant-lieu, le lieutenant. On se dit en passant à quel point les expérimentations de Damon Lindelof auront exercé une influence sur les constructions narratives de nombreuses séries depuis quinze ans. On se dit aussi qu’il n’y a pas d’effets de parallaxe sans voir qu’une absence fonde la possibilité d’écarts parallactiques, les passages du vol 815 d’Oceanic Airlines dans Lost (2004-2010), les 3 % de la population mondiale dans The Leftovers (2014-2017), le Docteur Manhattan dans Watchmen (2019). C’est ainsi que Marco Bellocchio peut aller voir plus loin que les guignolades d’un terrorisme d’extrême-gauche qui passe de la tragédie des révolutions manquées à la farce des millions ne servant plus qu’à financer des liposuccions (Olivier Assayas, Carlos, mini-série en trois épisodes, 2010). La forme est certes plus classique (la production télévisuelle contraint à rogner les aspérités), mais la matière est plus richement documentée, examinée selon une même obsession, rasante comme un laser : Aldo Moro est le nom d’une différence irréductible qui est un révélateur pour les réconciliations simulées. Aldo Moro est un nom pour l’ouvert qui fait tomber à l’intérieur des chambres la grande nuit du dehors.

Un drapeau accroché au mur avec le nom de Aldo Moro dans Esterno Notte
© Anna Camerlingo

Aldo Moro. Le premier épisode est dédié à l’absent qui, s’il n’avait pas été assassiné au terme de 55 jours de séquestration par les Brigades Rouges, attendrait dans son lit d’hôpital les amis de la Démocratie Chrétienne pour leur lancer, malgré la fatigue, un regard qui perce leur mauvaise conscience. L’uchronie n’est pas puérile et consolatoire comme on peut le voir chez Quentin Tarantino. Le regard du fantôme est celui d’une culpabilité dépassée par un sentiment plus inattendu, celui d’une crainte mêlée du désir qu’on le laisse enfin tranquille. Le spectre rentre moins chez lui qu’il préfère flotter entre les places, différence pure, pure intervalle. Avant d’en devenir un, Aldo Moro est celui qui discute, qui parlemente. Il n’a de cesse de vouloir convaincre, s’entretenant avec les représentants des courants de son parti, avec le pape Paul VI, avec ses étudiants, avec les membres de sa famille, avec le chef communiste Enrico Berlinguer (qui est à l’origine, avec l’eurocommunisme, de l’idée du « compromis historique », ce que taisent le film et la mini-série). Il a une manie aussi, celle de se laver les mains. L’homme de la discussion comme expression de l’agir communicationnel vanté par Jürgen Habermas pour ses vertus consensuelles(12) a la douceur du stratège parce que le consensus n’est pas gagné, loin s’en faut. Il est un objet de dissensus et Aldo Moro ne s’en lave pas les mains, jusque dans un sommeil qu’il a perdu depuis tellement longtemps.

Le dissensus prend notamment la forme d’une interruption de séance, le professeur de droit pénal coupé dans son propos par des étudiants contestataires. Marco Bellocchio se souvient ici de son court-métrage, Discutiamo, discutiamo (1970) issu du film à sketchs Amore e rabbia (connu encore sous le titre L’Évangile 70). L’anecdote porte sur la diffusion de Pinocchio, le feuilleton télé de Luigi Comencini adapté du conte de Carlo Collodi. On ne saura jamais ce qu’Aldo Moro voulait dire à propos du procès dont Pinocchio est le sujet. On sait seulement que le droit y est l’objet d’un traitement parodique, avec ses prévenus jugés et condamnés pour les crimes et délits dont ils ont été les victimes. La parodie de justice accable déjà le futur « tribunal populaire » des Brigades Rouges mais la marionnette allégorise moins des brigadistes possiblement manipulés qu’Aldo Moro lui-même, figure d’insolence et de duplicité dont le nez qui s’allonge l’invite à voir plus loin que ses aventures. Par exemple en Espagne quand la fin du premier épisode fait entendre la chanson Porque te vas qui a participé au succès de Cría cuervos (1976) de Carlos Saura. « Pourquoi pars-tu ? » chante Jeanette et c’est un autre court-circuit dont Marco Bellocchio est maître, entre l’Espagne qui dit adieu à Franco en sortant du franquisme et l’Italie qui doit apprendre à dire adieu à Aldo Moro, au risque d’un embrasement social qui aurait pu conduire le pays à la guerre civile et au fascisme.

Il ministro degli interno. Comme ministre de l’intérieur, Francesco Cossiga mobilise tous les moyens de l’État pour retrouver son ami Aldo Moro. Des moyens légaux avec les services de police et des moyens extra-légaux avec l’appui logistique de la loge P2, ce « gouvernement de l’ombre » viscéralement anticommuniste, les écoutes téléphoniques (Vatican compris) et l’aide apportée par un émissaire représentant l’intérêt géopolitique des État-Unis. C’est une figure grisâtre dont les mains puissantes pourrissent, tachetées de blanc. Elles répondent à celles d’Aldo Moro en appartenant à un homme qui se croit fini alors qu’il sera élu président de la République italienne de 1985 à 1992, l’ironie est terrible. Le pouvoir concentré entre ses mains est une puissance mêlée d’impuissance, un lent effondrement intérieur qui se remplit progressivement de tous les bruits d’une société italienne au bord de la rupture. Le ministre forcé par sa charge à la paranoïa s’accroche par exemple au drapeau national en rétablissant son lissé froissé par le vent. Les plis font un tissu baroque partagé par deux autres motifs, la soutane blanche du pape et la croûte de glace recouvrant le lac de la Duchesse dont on a cru qu’il avait servi de linceul au corps d’Aldo Moro.

Les voix personnelles et impersonnelles de la folie en arrivent même à déborder largement les limites de l’asile qu’alors contestait le courant de l’antipsychiatrie représenté par Franco Basaglia, et dont a témoigné le documentaire Fous à délier (1975) co-réalisé avec Silvano Agosti, Sandro Petraglia et Stefano Rulli. Les machines d’écoute sophistiquées amplifient ainsi les rumeurs délirantes qui tourmentent l’esprit de Francesco Cossiga victime de bipolarité, qui ne sait littéralement plus où donner de la tête. L’intérieur dont il est le ministre se voit alors retourné sur un dehors peuplé de pantins manipulés par de grands courants délirants et il est une marionnette parmi d’autres, mutilé dans sa vie conjugale et excédé par des pouvoirs qui ne remplissent pas leur office. La vive douleur ressentie à l’égard de la lumière qui l’oblige à se retirer dans une pièce sombre est un autre symptôme accablant un super-voyant grâce aux moyens que lui alloue l’État, mais qui est en même temps un aveugle considérant avec difficulté que ses yeux manquent de voir ce qui les aura crevés. La cécité est ce à quoi à la fin il consent, une fois qu’il a compris ce qu’on lui aura bien fait comprendre. Il est un fou parmi les fous comme il est un traître pour l’ami dont la mort est ce qu’il lui faut désormais envisager s’il veut garder la face. Et tant pis si la face est celle d’un mort-vivant. Aldo Moro kidnappé est l’effet de parallaxe éclairant les recoins sombres d’une société désaxée.

Il Papa. Un choix de casting pourrait faire sourire : Toni Servillo qui interprète le pape Paul VI avait déjà incarné Giulio Andreotti dans Il divo (2008) et Silvio Berlusconi dans Loro – Silvio et les autres (2018) de Paolo Sorrentino, deux films d’un réalisateur qui se complaît dans la bouffonnerie de son époque. Le Fregoli du cinéma italien pourrait agacer à force d’être incontournable. En la circonstance, son omniprésence permet aussi d’exercer une forme de contamination du rôle du chef universel de l’Église catholique. Comme le sang de ses mortifications coupables souille sa sainte soutane dont l’idéale blancheur répond autant aux plis du drapeau national qu’à la couche de glace recouvrant le lac de la Duchesse. Le souverain pontife est après tout une figure de pouvoir qui, à l’instar de Giulio Andreotti et de Silvio Berlusconi, n’a pas d’autre intérêt qu’à en conserver le rayonnement, fût-il celui d’une propreté impossible, car définitivement entachée par la mort d’Aldo Moro. L’homme est malade (il mourra quatre mois après l’enlèvement d’Aldo Moro). Paul VI connaît personnellement Aldo Moro et il entretient avec lui une amitié longue de plusieurs décennies. Il n’empêche que la ligne politique qu’il défend rejoint celle d’Andreotti, partisan d’un refus du rapprochement avec les communistes dont Aldo Moro se veut le patient artisan. Une vieille lettre de trente ans rappelle à Aldo Moro qu’il avait déjà péché en ouvrant la voie aux socialistes.

Le même acteur aidant, Paul VI est un double d’Andreotti et si le second vomit en apprenant l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, le premier se ceint le ventre d’un cilice qui fait saigner sa chair. Paul VI a beau avoir des émissaires lui expliquant que l’Église a plus de liens culturels avec la mafia qu’avec les gauchistes, il a beau mettre à disposition la somme de 20 milliards de lires afin de payer une éventuelle rançon, cela ne servira à rien. Comme Francesco Cossiga, il est une autre figure de pouvoir vouée à l’impuissance. La lecture publique de sa lettre, adressée aux kidnappeurs auxquels il est demandé de restituer Aldo Moro sans condition, est celle d’une mise à mort. Il ne reste plus au pontife qu’un rôle à jouer mais, au vu de son état de faiblesse, la croix portée lors de la Semaine Sainte doit être de plus en plus petite. Le dolorisme chrétien a une part d’ombre impossible à conjurer, la sale part de Judas, le traître nécessaire au martyr du crucifié qui, l’étant par tous, est l’innocent qui prend sur lui la faute dont se soulagent ses sacrificateurs.

Aldo Moro et la pape dans Esterno Notte;
© Anna Camerlingo

I terroristi. Quand Andriana Faranda apprend par les médias l’enlèvement d’Aldo Moro par ses camarades des Brigades Rouges, elle tressaille, elle exulte, elle jouit, elle court dans le petit couloir de son appartement pour épuiser les expressions trop fortes de sa joie. Cette joie peut faire suite à l’enthousiasme des camarades qui apprennent, face à la mer, à se servir de leurs armes automatiques, elle peut encore être ressuscitée à l’occasion d’une étreinte avec son compagnon mais le mal est fait. Son empire s’étend partout, avec ce dernier dont elle critique le romantisme anarchiste alors qu’elle a avorté pour la cause de la révolution, à l’égard de sa petite fille qu’elle est obligée de confier à sa mère, à l’occasion des missions qui épaississent son angoisse quotidienne, envers ses compagnons d’armes auxquels elle leur oppose la meilleure idée de laisser en vie Aldo Moro, dans un paysage social dévasté par la drogue, jusque dans sa tête où s’exerce le poids d’une faute héritée d’un catholicisme dont on ne s’émancipe pas facilement. Andrea s’est pourtant donnée comme garde-fou la photographie d’une camarade tuée par la police. Ce regard qui invite à tenir bon et ne pas désarmer est moins grand que celui de son inconscient qui lui a fait perdre le sommeil à elle aussi. Ses rêves sont des fleuves charriant les cadavres d’Aldo Moro et de son escorte, tandis que son compagnon répète la nuit les gestes automatiques du brigadiste, victime de somnambulisme.

Daniela Marra donne à son interprétation une sévérité qui contrevient à la juvénilité censée caractériser les Brigades Rouges. Elle est une mère de famille doublée d’une croyante en la cause, cette chose sublime qui, au fur et à mesure, est obscurcie par une mort programmée qui est très loin d’entraîner automatiquement la révolution tant espérée. L’isolement qui étend son champ avec l’aliénation de toute la gauche italienne, politique et syndicale, qui se désolidarise publiquement des brigadistes la voue, comme ses ennemis, au repli dans une forme relative d’autarcie qui devient une opposition dans la stratégie adoptée. Une contradiction dans les termes en afflige l’idée quand la reconnaissance politique est exigée de la part d’un pouvoir non reconnu comme tel. Le sort fait à Aldo Moro creuse ainsi des solitudes que certains savent mieux pallier que d’autres et, sur ce plan-là, les chefs de la Démocratie Chrétienne sont bien mieux organisés que les Brigades Rouges. Le compagnon d’Adriana tente de répondre autrement aux clivages subis, notamment quand il se rend dans un cinéma qui projette La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah. Le grand moment du baroud d’honneur est la promesse d’une fièvre interrompue par de jeunes spectateurs entrés dans la salle sans payer leur place. Le romantisme connaît son coitus interruptus. La jouissance attendue ne viendra pas. Ce qui s’y substitue est un constat qui, pour Marco Bellocchio, lui permet de souligner le maintien de la critique léniniste du gauchisme : les brigadistes auront été les idiots utiles d’un État qui, rechargé dans son autorité, n’est l’objet d’un discrédit que de la part de quelques individualités. Et, avec le discrédit souterrain de l’État, s’accroît la mécréance pour ses opposants. La jeune femme qui a appris à tirer sur les jambes de l’ennemi de classe est à la fin désarmée. La croyance affaiblie dans la cause annonce la croyance dissipée de la veuve d’Aldo Moro pour la Démocratie Chrétienne.

Eleonora. Aldo Moro est l’homme qui a l’habitude de parlementer, notamment quand il s’agit de convaincre ses amis des nécessités politiques du « compromis historique ». Son épouse Eleonora, qui est la gardienne traditionnelle du foyer éloignée de la chose publique, apprendra à son tour à parlementer afin de sauver la vie de son mari. Esterno notte est une série qui est un parlement à elle toute seule. D’un côté elle est innervée par le motif de la négociation (entre amis comme entre ennemis). De l’autre elle est hantée par les courts-circuits qui en interrompent les promesses (le cours de droit, la projection de cinéma). Mieux, elle met en rapport des lieux et des personnes qui se refusent à avoir des rapports, hostiles au moindre accord sauf concernant la mort d’Aldo Moro, inévitable. Le consensus est une chape recouvrant les partisans du dissensus. Le tissu est ainsi fait de plis dont le repassage interdit au pli des plis de disparaître, six fois de suite pour voir que le corps en manque est un de trop, le machin au principe de tous les effets de parallaxe, l’embarrassant dont tous admettent de se débarrasser alors qu’ils œuvrent à faire lever un spectre qui leur sera impossible à exorciser. C’est pourquoi Eleonora en arrivera à la fin à prendre le relais d’Aldo Moro, au travail d’un addendum au « compromis historique » qui consisterait dans le sauvetage réussi de son mari.

Eleonora n’y réussira pas. Elle aussi a perdu le sommeil et, dans ce monde peuplé de somnambules et ravagé d’insomnie, seul Giulio Andreotti arrive à dormir, c’est dire. Le pape de la Démocratie Chrétienne dort, non du sommeil du juste mais de celui qui l'autorise à conserver un silence fautif, le même que dans Le Traître où l'on voit qu'il a été impliqué dans les sales affaires de la mafia. Le sommeil de la raison engendre des monstres, une gravure fameuse de Goya nous l’aura enseigné. C’est aussi l’ultime enseignement d’Aldo Moro mais celui-là est involontaire en étant assumé par sa veuve, figure tragique qui apprend à son corps défendant que son mari est perdu pour l’Italie et sa république. Même le théâtre expérimental, avec son professeur plein de bonne conscience qui trahit facilement une mauvaise conscience aussi bien distribuée dans la société que les pathologies mentales, plaide pour la mise à mort d’Aldo Moro. Après tout, s’il s’agit d’un drame, il ne peut pas finir autrement. Ce qui commence, c’est une leçon nouvelle pour Eleonora et ses proches qui comprennent qu’ils s’y sont en fait toujours déjà préparés lorsqu’à l’occasion du dimanche de Pâques, Aldo Moro leur a annoncé qu’il a fait construire une chapelle dans le cimetière de l’église san Tommaso de Torrita Tiberina. Les funérailles nationales ont lieu, ils n’en seront pas. La Démocratie Chrétienne est ce noir tombeau dont ils ne désirent pas qu’il soit celui de leur parent. Si le corps manque lors des obsèques, c’est pour protéger du naufrage l’honneur de qui a voulu sauver la dignité de l’État italien.

La fine. La série de Marco Bellocchio raconte au fond comment garder bonne figure dans un monde peuplé de gens qui ne veulent surtout pas perdre la face. Les cagoules des brigadistes répondent ainsi aux mines de cire des pontes de la Démocratie Chrétienne. Tout saigne en Italie, les écoutes téléphoniques qui font entendre une immense misère mentale, sociale et symbolique, les cartes policières qui font couler le sang à l’image de la chair mortifiée par le cilice d’un pape qui mourra quelques mois plus tard d’une crise cardiaque à la suite d’une arthrose comme d’une culpabilité inexpiable. Les « années de plomb » auront été celles de la guerre d’un consensus contre un autre, guerre au « compromis historique » qui s’est soldée quarante ans plus tard par l’impasse terroriste de l’extrême-gauche, la disparition du Parti Communiste, la faillite de la Démocratie Chrétienne et le retour aux affaires de l’extrême-droite. L’État italien a voulu faire bonne figure, il a perdu la face.

Aldo Moro le comprend lui-même quand les brigadistes lui promettent la libération en lui faisant rencontrer dans le cagibi qui lui sert de cloître un prêtre venu pour lui donner l’absolution. L’homme qui a compris qu’il était celui de trop a fini dans le coffre d’une voiture, le corps criblé de balles. Depuis, son fantôme erre en ayant trouvé hospitalité avec le film et la mini-série de Marco Bellocchio. On peut regretter que leur auteur ne se soit pas donné les moyens d’aller fouiner ailleurs, du côté du Parti Communiste et d’autres organisations gauchistes comme Autonomie ouvrière et Lotta Continua, sans omettre les anticommunistes de la ténébreuse loge P2. Beaucoup a déjà été raconté mais il reste encore à montrer et le cinéma italien est si faible après avoir été tant désarmé.

Au moins, Marco Bellocchio fait une partie du travail et on peut le critiquer. On a dit que sa série était un parlement, on doit convenir que son tissu tient aussi de l’aventure épistolaire. Dans sa geôle, Aldo Moro n’a pas cessé d’écrire en effet. Ses lettres parlent pour lui, pour le peuple italien et pour nous qui nous intéressons à cette histoire en y reconnaissant la nôtre. On y lit l’écriture interminable d’une sortie de crise qui n’est pas venue en continuant d’entretenir le mythe de l’inachèvement de l’unité italienne depuis 1860. On imagine que l’on commencera à en sortir quand on fera un jour un sort à ces deux rivaux mimétiques, pragmatisme et romantisme. Parmi les films cités dans le premier épisode, il y a Âmes perdues (1977) de Dino Risi et Hier, aujourd’hui, demain (1963) de Vittorio De Sica. Il y a aussi Le Christ s’est arrêté à Eboli (1979) de Francesco Rosi d’après Carlo Levi. Ce qui s’est passé autrefois continue de hanter le présent, souterrainement, pour autant qu’on doive lui rappeler qu’il est perdu s’il ne comprend pas qu’il est inachevé, et toujours compromis. Les défenseurs du compromis doivent ainsi s’attendre à être compromis et ce n’est pas un jeu de mots.

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