« Buñuel après l’âge d’or » de Salvador Simó : Palimpsestes et paradoxes
« Buñuel après l’âge d’or » de Salvador Simó s'impose comme une réflexion sur le pouvoir des images. Le film montre les coulisses du tournage de « Terre sans Pain » (1932) dont il révèle la mise en scène nécessaire à chacune de ses images, déconstruisant ainsi son caractère authentique de documentaire. Il raconte aussi la fascination du personnage de Buñuel pour le traitement violent infligé aux animaux, qu’il décide alors de filmer, quitte à prêter la main au destin pour que l’image soit encore plus puissante, jusqu’à mettre à mort l’animal lui-même.
« Buñuel après l’âge d’or », un film de Salvador Simó (2018)
Le curieux biopic animé de Salvador Simó raconte le parcours de Luis Buñuel, aidé par quelques complices, lors du tournage de Terre Sans Pain en 1932, documentaire observant la misère dans le village espagnol des Hurdes, notamment resté dans les mémoires pour des scènes cruelles présentant des animaux maltraités. Buñuel après l’âge d’or montre les coulisses de ce tournage, révèle la mise en scène nécessaire à chacune de ses images, déconstruisant ainsi son caractère authentique de documentaire. Il raconte aussi la fascination du personnage de Buñuel pour le traitement violent infligé aux animaux, qu’il décide alors de filmer, quitte à prêter la main au destin pour que l’image soit encore plus puissante, jusqu’à mettre à mort l’animal lui-même. En marge de ce programme de biopic, Simó expérimente un basculement visuel très stimulant : une alternance entre ses images animées et de véritables images de la filmographie de Buñuel, provoquant des effets assez inattendus.
Le basculement entre deux réalités, deux types d’images, est introduit dans l’une des premières séquences du film de Salvador Simó. Il s’agit d’une projection de L’âge d’or dans une salle parisienne où les spectateurs de l’époque crient d’horreur devant le court-métrage surréaliste ; des spectateurs en images animées qui regardent un écran projetant les vraies images du film de Buñuel — présent dans la salle — et Dali. Ce double débordement, des images animées aux prises de vue réelles, et des couleurs au noir et blanc, réussit à traduire, dans une langue différente, un choc et un certain décalage entre réalité et cinéma, soit un ressenti parallèle à celui des spectateurs de 1930. Simó introduit ainsi un enjeu majeur de son long-métrage : la distance entre le réel et sa représentation. Le cinéma devient ici un autre monde, avec d’autres couleurs, d’autres images que le monde réel. Il s'agit d'une idée bien connue, mais singularisée ici par un paradoxe : les images de L’âge d’or paraissent bien plus réelles que les animations représentant les spectateurs, la salle et l’écran. Ce paradoxe et cette inclusion de véritables images tirées de la filmographie buñuellienne annonce également celles de Terre Sans Pain à plusieurs moments cruciaux du film de 2019.
En effet, lorsque Buñuel et ses complices se préparent à filmer le traitement violent réservé aux animaux de Las Hurdes, Simó provoque l’intrusion de véritables images du documentaire originel dans son film, en particulier les mises à mort de l’âne et de la chèvre. Cette juxtaposition des images du film d’animation de 2019 et du documentaire de 1932 ne se contente pas de cautionner l’authenticité du récit.
Les animaux, dans Buñuel après l’âge d’or, sont liés à l’introspection du jeune Luis : il fantasme le surgissement des éléphants géants des tableaux de Dali alors qu’il se promène dans les rues de Paris (symboles de l’influence de son complice peintre dont il doit s’émanciper, thème récurrent du film). De même, il revit une sorte d’épiphanie originelle en se remémorant sa découverte, enfant, de la lanterne magique, et de sa première mise en scène, dont les protagonistes étaient une araignée et une mante religieuse qu’il avait capturées dans son jardin. Lorsque les véritables animaux de Terre Sans Pain apparaissent dans le film d’animation, il s’agit peut-être d’autres visions intérieures du personnage de Buñuel, qui parvient à entrevoir son futur film. Ceci enrichirait sa trajectoire au sein de la narration : le voyage à travers sa propre animalité serait aussi le prix à payer pour trouver sa force créatrice.
En répétant le double décalage par rapport à l’animation en couleur, une confusion se crée autour de la réalité de ces différentes images. Visuellement, Simó semble entourer ces plans du documentaire originel d’une matière peu réaliste : des images animées accueillant volontiers une dimension fantastique en représentant les visions fantasmagoriques de son personnage principal. Dès lors, lorsque les images documentaires de Las Hurdes apparaissent, des images de réel brut au milieu d’un ensemble apparemment irréel, elles paraissent paradoxalement encore plus réelles. Les réactions de certains spectateurs dans notre salle le confirment : les seules réactions audibles de toute la séance furent des manifestations d’effroi lorsqu’apparurent l’âne et la chèvre de Terre Sans Pain. Des réactions qui rappellent, comme en miroir, celles montrées par Simó dans sa séquence de mise en abyme de L’âge d’or ! Étrange paradoxe que cet effet de réel brutal, alors même que toute l’entreprise du film d’animation semble être de révéler les artifices et les mensonges de ces mêmes images.
Buñuel après l’âge d’or, s’il n’est pas aussi aventureux que Terre Sans Pain, propose tout de même, en marge d’un biopic programmatique, quelques expérimentations stimulantes autour de la question du pouvoir et de la réalité des images de cinéma. En jouant sur les paradoxes, entre réel et irréel, démythification d’images et recherche d’effets choquants, il parvient à résister à une interprétation univoque et conserver un effet ambigu, fidèle en cela au réalisateur surréaliste à qui il rend hommage.