
« Buffalo Bill et les indiens » de Robert Altman : Les bruyants et le muet
Tout spectacle n’aurait peut-être pas d’autre message à communiquer que le bruit qu’il fait, le tintamarre de la représentation exprimant la vérité des mensonges tapageurs du représenté. Si les films de Robert Altman sont bruyants, particulièrement Buffalo Bill et les Indiens, c’est pour y donner à entendre le bruit du spectacle par quoi s’instruit sa critique. Le mythologue à l’œil d’aigle sait tendre aussi l’oreille à ce que taisent haut et fort les mythes. Ce qui s’appelait hier démythification et se qualifie de déconstruction aujourd’hui ne suffit pas à comprendre comment la critique du spectacle reste encore du spectacle – à cette différence près, toutefois, qu’elle sait de quoi elle hérite, quels sont les impensés qui en font les limites, quelle tragédie dont l’os perce la croûte des railleries.
« Buffalo Bill et les indiens », un film de Robert Altman (1976)
« Voler son langage à un homme au nom même du langage,
tous les meurtres légaux commencent par là. »
(Roland Barthes, Mythologies, éd. Seuil-coll. « Essais », 1957, p. 57)
Le message est le médium
(un artiste de variétés)
Le vacarme du « Wild West Show » dont Buffalo Bill est le patron et le héros s’impose d’emblée en impliquant, ce qui est décisif, le raffut même du film qui en reconstitue les parades à grands frais. Si les focales longues écrasent toute perspective en apparentant les montagnes d’Alberta au Canada à une toile peinte dressée, la multiplication des micros travaille de leur côté à l’écume dispersive des dialogues. Si le spectacle a pour cœur de cible l’acclamation de ses tableaux synthétiques et unanimistes, ses bords frémissent du bruit des labeurs (Robert Altman est un pur matérialiste, il aime en effet filmer les collectifs au travail).
Le message, c’est le médium : le cinéaste le savait quand nous avons oublié aujourd’hui Marshall McLuhan(1). Le génie médiumnique de Robert Altman consiste à savoir tendre l’oreille, l’ouïe attentive au bruit de la communication dont la représentation n’est que l’extension, sa foire aux vanités par quoi s’abolit la voix de ceux qui n’en jouent pas le jeu.
Remarquable est la cohérence d’une œuvre qui aura autant prêté l’oreille à des shows musicaux, passionné jusqu’à l’obsession par le problème phonographique, de Nashville (1975) à Popeye (1980) en passant par Kansas City (1996) et l’ultime The Last Show (2006), sans oublier ces films qui s’amusent à tresser des variations de leur thème musical, ainsi Le Privé (1973) et Nous sommes tous des voleurs (1974), deux films qui sont eux-mêmes des variations (le film noir avec la figure de Philip Marlowe et un remake des Amants de la nuit de Nicholas Ray). L’œil d’aigle serre et griffe (le mythologue est féroce), mais l’oreille a d’autres ambitions (comme Ariane, elle plonge dans le bruyant dédale de la communication).
Jean-Luc Godard aimait citer Léo Ferré pour dire qu’il était lui-même un artiste de variétés. On le dira autant de Robert Altman. La variété témoigne effectivement de ses jeux de points de vue, ses films que l’on a l’habitude de qualifier de choraux alors que l’on préfère les qualifier de kaléidoscopes perpétuellement recomposés (il faudrait revoir le trip final de John McCabe en 1971 pour s’en convaincre, avec son délire hallucinatoire pénétrant les choses du réel jusqu’à l’échelle moléculaire) – tous les miroitements recensés par Édouard Sivière(2). Le perspectivisme qui en est la philosophie y puise de merveilleuses expressions, dans Buffalo Bill et déjà dans Nashville, quand une performance chantée réussit le pari de s’adresser à l’ensemble d’une audience sans exception, tout en touchant ses auditeurs en particulier.
L’artiste de variétés rêve ainsi d’accomplir un tel prodige : toucher tout le monde en s’adressant en particulier à n’importe qui et le second aspect (c’est le problème de l’artiste) justifierait le premier (celui du producteur, en l’espèce ici Dino de Laurentiis, déçu par la proposition retorse), le public visé pour surtout y distinguer chaque spectateur, un par un.
La distanciation et l’implication qui la complique
(Le Magicien d’Oz au second degré)
À la polarité spectaculaire du bruit (le travail, ce collectif en action) et de l’acclamation (le public, cette collectivité inerte), Robert Altman répond d’abord par une proximité (la mise en abyme est moins distanciation que sa complication par implication de son Monsieur Loyal), suivie par la quête des voix qui, triomphant du boucan, se singulariseraient tantôt par leur présence, tantôt par leur absence. Selon sa manière qui serait celle d’un brasseur, ses grands tableaux filmés en format large et longue focale par plusieurs caméras, avec ces brassages sociaux dont la mousse déborde la chope du champ, sont fouillés par toute une série d’inserts qui font dans le détail. De vifs coups de pinceau opèrent, tels des prélèvements effectués sur la matière vivante d’une représentation remuée des mélanges de la semi-improvisation.
La position unique de Robert Altman au sein du paysage du « Nouvel Hollywood » tiendrait dès lors à avoir ouvert des prolongements nouveaux au cinéma direct, tout en ayant été le contemporain de Jacques Tati, aussi soucieux que lui mais avec ses moyens propres, et quasi-documentaires, de contester l’empire de la communication depuis la foire bruyante qui en exprime les vanités foireuses. Après tout, les conceptions établies de l’information et de la communication ont théorisé le bruit comme la perte de toute information, sa dissipation au sens thermodynamique. Le bruit de la représentation est indissociable des porte-voix du représenté ; mieux, il en est la vérité quand le seul message va à la domination du médium.
Pour l’oreille du génie médiumnique, le vacarme des foires est un assourdissement, celui de l’oiseau dans sa cage (Buffalo Bill sait bien qu’il est une divette lui aussi ; c’est pourquoi, exécrant les oiseaux, il se hait lui aussi) ou de l’emplumé sur le bûcher (les sioux déplumés de leurs attributs, ne restent qu’un ossuaire carbonisé, reliquat d’un dernier feu de joie lointain).
On relève alors que la voix du bonimenteur Ned Buntline (Burt Lancaster), le créateur du mythe Buffalo Bill qu’interprète Willam Cody (Paul Newman), au point de croire dorénavant qu’il est vraiment celui dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est l’allégorie héroïque de la conquête de l’ouest, est si forte en vérité, et la vérité si intolérable, qu’elle l’oblige à rester caché derrière le rideau, lui qui ne ferait plus la différence avec son rôle. Un magicien d’Oz au second degré, le sorcier puissant en masque d’un machiniste, qui serait lui-même un acteur. Bill cherche même à tout prix à se débarrasser du porteur de la voix qui dit le vrai, tandis qu’un vieux figurant s’en fait pour les enfants un autre porte-voix, la narration du vrai soumise à sa propre déperdition par affabulation. On repère dans la marmaille une Amérindienne. Taiseuse, son regard flingue le vieux conteur. Un insert parmi tant d’autres mais celui-là peut-être vaut-il pour tous les autres. La voix voudrait réchauffer le petit cœur des auditeurs mais sent irrésistiblement le réchauffé ; renfrogné, le regard tue, refroidit.
On relève aussi le penchant de Bill, cette pure figure de séduction, avec postiches et cosmétique, pour les cantatrices qu’il remplace selon son humeur. Au-delà de l’implicite graveleux pour l’amateur de grandes bouches et de gorges profondes, la cantatrice est cet oiseau rare dont le chant a pour condition la prison où il est encagé. Bill qui aime les divettes hait aussi les volatiles, voilà sa schizophrénie. Là encore, le motif schizophrène insiste dans bien des films, plus souvent rapporté aux femmes, ainsi Images (1972) et Trois Femmes (1977). Encore que Buffalo Bill annonce à bien des égards aussi la folie de Nixon dans Secret Honor (1984), même si la solitude du second n’est plus entourée de personne. La schizophrénie revient enfin à Robert Altman, qui en surface joue de distanciation en sachant les choses autrement plus compliquées, impliqué par ce qu’il brocarde, mise en abyme oblige dont il est autant praticien qu’éthicien. Et la première morale, c’est de n’en pas réchapper.
Buffalo Bill est un artiste de variétés, captif des perspectives l’assignant à la seule place où il est acclamé, se rêvant l’égal des cantatrices pour mieux acquiescer à sa prison. Sur les bords, le bruit communique autre chose, les voix singulières qui s’en détachent, même par le silence.
Sans voix, sinon du silence
Variétés des acteurs (qui sont autant des voix, on retiendra parmi la vingtaine proposée ici le cancan nasillard de Harvey Keitel) et des angles de vue (par le jeu des variations et les caméras multiples) : Robert Altman est un vrai baroque, le perspectivisme perspicace, un créateur de mondes et si ses personnages en sont les monades, c’est pour soutenir le riche éventail des rapports du clair et de l’obscur dont ils figurent les particularités respectives.
Quand Bill apprend la mort de Sitting Bull abattu par la police, son fantôme le hante lors d’une nuit de tempête parfaitement shakespearienne (c’est le rôle de sa vie et, évidemment, personne n’est là pour en témoigner). Rejouant l’air de Richard III, Bill ne sait plus sur quel pied danser, tant son spectre de culpabilité change de coin à chaque raccord, toujours taiseux et jamais à sa place. Bill voudrait occuper tout le terrain du son, il monologue, ferait même tous les dialogues. Sa faconde a pour noyau de réel la parole jamais prononcée du sachem.
Le bruit est un milieu pour le spectacle qui n’a rien d’autre à communiquer que lui-même dans sa volonté d’acclamation. Au milieu du vacarme, pourtant, on ne peut qu’être attentif à des agencements sonores par lesquels se vocalisent d’autres désirs, plus obscurs. Il y a évidemment le couple de Sitting Bull et de son porte-parole Halsey (Will Sampson, découvert dans Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman) qui en relaie la requête : s’il a accepté de rejoindre le « Wild West Show », c’est pour saisir au bond l’occasion d’une entrevue avec le président d’alors, Grover Cleveland. Le chef sioux est silencieux, sa pythie parle pour lui mais ils n’obtiendront qu’une fin de non-recevoir pour seule réponse. Un autre silence lui répondrait peut-être à distance, confié à l’émotion des larmes intempestives de la vedette du tir Ann Oakley (Géraldine Chaplin) lors de l’annonce de la mort de Sitting Bull.
Il y a ensuite la prestation donnée par la chanteuse lyrique Nina Cavallini. L’audience est conquise et chaque auditeur en retient ce qu’il lui convient, de l’étonnement face aux puissances de la voix, de l’émotion que suscite la culture légitime, même des secrets que perce la cantatrice dont la voix est de sirène. Le seul à s’embêter, voire à s’en irriter est le président. Comment ne pas sentir, alors, la proximité subtile de cet agacement avec le refus de satisfaire à la demande de Sitting Bull ? Il y aurait comme un air de famille entre la cantatrice et le natif muet, comme s’ils polarisaient tout ce que le bruit cherche ailleurs à étouffer : du public mais aucun spectateur, de l’acclamation assourdissante qui consiste aussi à faire la sourde oreille à toute voix qui oserait demander au médium de cesser de faire autant de bruit.
On ne saura jamais ce que Sitting Bull voulait dire. Privé de l’homme qui a gardé le silence, sa pythie ne sert plus à la fin qu’à jouer son double mis en pièce pour le plus grand plaisir du public, déplumé par Buffalo Bill. On se souvient alors de quelques muets altmaniens, le garçon mutique de That Cold Day in the Park (1969) et l’enfant sourd-muet de Nashville. Le bruit est un silence imposé à l’autre ; le sien répondra à sa domination. Le « Wild West Show » y trouve la vérité de son tohu-bohu : intolérable pour le vainqueur est le murmure du vaincu.
Quand, soudain, nous revient en tête l’intégralité du titre du film : Buffalo Bill et les Indiens, ou la leçon d’histoire de Sitting Bull. Comme il est significatif, alors, que ce titre soit systématiquement tronqué. La leçon d’histoire aurait dû être le contrechamp du spectacle de mythes mystificateurs, elle n’aura pas été entendue comme on peut ailleurs être saisi par la voix d’une cantatrice, c’est là la raison profonde du vacarme. Ou, plutôt, le spectacle est aussi bruyant qu’il laisse sans voix. La complication de la distanciation par implication ouvre dès lors la mise en boîte d’un spectacle sifflé sur l’effet gigogne d’une tragique boîte de Pandore.
Le cinéaste qui avait parmi ses ascendants un pèlerin du Mayflower a hérité de ce silence-là, et le sait. C’est là son honnêteté, la morale de celui qui raille les vainqueurs parce qu’il en fait partie. Robert Altman ne s’est jamais trompé sur lui-même, à la différence de Buffalo Bill. Le soupçon de cynisme envolé en fumée, reste un ossuaire carbonisé et silencieux. Le mystère des leçons d’histoire n’appartient qu’aux vaincus. Les vainqueurs, eux, font le spectacle aussi bruyant que possible, à seule fin de ne jamais devoir les entendre et en tirer les conséquences.
Si Robert Altman est un mythologue, c’est vraiment au sens où Roland Barthes a traité des mythologies de son temps. Qu’est-ce qu’un mythe ? La communication dépolitisée de la société anonyme qu’est la bourgeoisie. Un système sémiologique qui camoufle le langage volé à tous ceux que légalement on assassine(3). Robert Altman imagine sûrement que viendra un jour la parole de l’autre, dont il faut se garder de parler à sa place. L’insuccès de son film sorti le 4 juillet 1976, soit le jour anniversaire du bicentenaire de l’indépendance étasunienne, a vérifié que l’on préférait encore le boucan des acclamations aux voix du silence.
Une dernière mise en boîte
Une dernière séquence remarquable de Buffalo Bill et les Indiens, ou la leçon d’histoire de Sitting Bull, puisqu’il faut bien restituer au titre l’intégralité de son énoncé, c’est celle de la photographie du « Wild West Show ». Son comique tient déjà à ce que l’on s’y reprenne à plusieurs reprises pour faire tenir tout le monde dans le cadre. Finalement, c’est un échec puisqu’à la fin, ne restent que les Sioux entourant leur vieux chef, Sitting Bull. Pourtant, la photographie apparaît réussie en faisant la toile du générique-fin du film de Robert Altman.
On en conclura alors qu’il s’agit là d’une dernière saillie piquante : la photo est truquée parce que le spectacle est mensonger, ses mythifications sont des mystifications qu’il faut critiquer ou déconstruire, railler et brocarder. Si le trucage est d’ordre visuel, le faux serait rédimé par la vérité paradoxale du silence des sujets photographiés. Comme si, en dernière instance, la parole imprononcée de Sitting Bull les avait tous contaminés, eux les bruyants par lui, le muet. Déjà, dans Glas, Jacques Derrida montrait que tout métalangage est l’agonie interminable du langage en tant qu’il a pour noyau secret un mot absent, et imprononcé(4).
L’implication des mises en abyme désire des mises en boîte résonnant des paroles absentes. Un jour, prochain ou plus lointain, viendra un autre mythologue qui mettra en boîte le vidéoclip conçu par une IA et publié par Donald Trump pour vendre son projet sur Gaza. Il aura sûrement à cœur, alors, de tendre l’oreille à tout ce qui fait le sol de nos écœurements : le spectacle toujours aussi bruyant que bête et les paroles volées qu’à grand bruit l’on tait.
Notes