« Brève Rencontre » de David Lean : Entre le Bruit et la Musique
Sorti en 1945, « Brève rencontre » de David Lean raconte une histoire d’amour passionnel et interdit entre deux êtres à la vie bien rangée, Laura et le docteur Alec, en travaillant de manière originale sur le son : bruit ou musique, incarné ou non, le son constitue un langage à part entière.
Brève rencontre (1945), un film de David Lean
Le bruit du train à pleine vitesse quittant la gare devient le deuxième concerto pour piano de Rachmaninov. Cette association rythme le générique d’ouverture de Brève rencontre de David Lean, tout en annonçant, rien qu’à travers le son, l’essentiel du programme à venir : un mélange entre le quotidien le plus banal et la passion la plus vertigineuse. La musique, ici, ne se contentera pas d’illustrer, elle va aussi raconter, et résonner avec d’autres effets sonores. Le film utilisera pour cela, entre autres, la distinction entre musique intra et extra diégétique, à travers des personnages musiciens et des objets comme la radio. Tentons d’observer cette brève rencontre entre la musique et le bruit.
On pourrait baisser la musique, chérie ?
Brève rencontre raconte une histoire d’amour passionnel et interdit entre deux êtres à la vie bien rangée, Laura (Celia Johnson) et le docteur Alec (Trevor Howard). La musique est présente à la fois dans les scènes de quotidien banal entre Laura et son mari, et dans les scènes de romance entre les deux amants. Leur utilisation diffère cependant l'une de l’autre.
L’essentiel du long-métrage est construit par des flash-back et une voix off, confession muette de Laura à son mari depuis leur salon. Il fait des mots croisés, elle fait de la couture. Elle lui demande alors « un peu de musique troublerait-elle tes efforts ? » avant d’allumer la radio, qui fait revenir le thème de Rachmaninov. C’est alors que Laura commence sa narration. La musique intra diégétique vient donc d'un poste de radio, qui peut symboliser ici le confort matériel mais artificiel ; cette musique est comme « morte », elle n’est qu’un bruit qui risque de déconcentrer le mari. Cette banalisation de l’art était d’ailleurs annoncée par la question de ce même mari, cherchant un vers de Keats pour remplir son mot croisé ; la solution étant ironiquement le mot… « passion ».
Laura débute donc sa rêverie et sa confession. Nous verrons par la suite comment la musique est utilisée dans les scènes de passion entre les deux amants. Au moment crucial de leur premier baiser, le mari fait revenir Laura au présent en disant: « tu ne crois pas qu’on pourrait baisser la musique, chérie ? ». Cette réplique est entendue comme une voix off, se superposant aux images du flash-back. Le spectateur est alors tout aussi surpris que le personnage de se voir ramené à une réalité qu’il avait oubliée. Lorsque le salon est revenu à l’image, il ajoute « tu étais à mille lieues d’ici ! ». Le volume de la radio, épousant la confession intérieure de Laura, a augmenté son volume au fur et à mesure que la passion montait, jusqu’à devenir « assourdissante ». La musique a quitté un instant son statut de fond sonore et a commencé à prendre vie. Le rappel à l’ordre et au présent se fait donc, logiquement, en baissant le volume. Bref, entre la manière d'écouter de la musique et la manière d'aimer, il n'y a qu'un pas.
L'amour et la musique prennent vie
En contrepoint à cette musique morte, quels sons vont rythmer la passion de Laura et Alec ? Des petits indices accompagnent les premiers moments : le flash-back commence sans accompagnement musical, ensuite la musique de Rachmaninov se fait entendre, pour la première fois de manière extra diégétique, juste après leur rencontre, suggérant déjà un changement dans la vie de la jeune femme. Le rappel à la réalité et aux conventions l’emporte cependant très vite, et cela se traduit par un son non musical : par deux fois, c’est la cloche qui les sépare dans un réflexe quasi pavlovien. Juste avant la troisième rencontre, décisive, Laura s’arrête devant un orgue de barbarie.
Ces indices mènent à la scène du déjeuner, qui traduira la complicité naissante en musique, mais sur un ton plus léger : il y a un concert au restaurant, et les deux futurs amants prennent plaisir à se moquer de la violoncelliste. L'exécution de la musique est ici maladroite, loin de la qualité sonore de l’enregistrement radiophonique ; néanmoins, elle est vivante, incarnée physiquement. Elle n’est pas un bruit de fond que le mari n’entend pas, elle est ici remarquée et commentée, source de rire, et d'ouverture à une première intimité. Ceci est confirmé lors de la scène du cinéma, dans laquelle la musique semble d’abord extra diégétique et ornementale, avant que le contrechamp ne montre la même musicienne jouant au piano ; à nouveau, cela entraîne l’hilarité du couple. Tombant amoureuse, Laura redécouvre le monde avec des yeux neufs, et quitte son quotidien banal et machinal de femme mariée. Sa disponibilité amoureuse se traduit ici par son attention auditive : elle passe du mari à l’amant, du bruit radiophonique à peine entendu à la musique incarnée en chair et en os.
Mais la mélodie reste maladroite, comme la relation qui ne s’assume pas. D’ailleurs, la prochaine rencontre est manquée, Alec ne vient pas : du coup, la violoncelliste est « juste pathétique », et reste hors champ. Quant à la séance de cinéma, la jeune femme commente : « je ne supporte plus ces films musicaux et bruyants ». Il arrivera finalement à la gare, en même temps que des notes extra diégétiques, qui accompagneront ses paroles avant de carrément les remplacer, les mots restant hors champ. La musique est devenue leur langage.
Le dernier acte aurait pu être le couronnement de la relation amoureuse s’assumant enfin, personnifié à l’écran par une scène de musique absolument vivante, où les musiciens font pleurer et non rire, où les amants seraient aux premières loges. Mais la brève rencontre ne prendra pas ce chemin, la réalité du mari et du poste de radio reprendront leur droit. Le dernier acte ne pouvait être qu'un fantasme, que David Lean offrira cependant à Laura à travers la vitre du train. Elle s’y rêve dansant avec Alec, ne faisant plus qu’un avec lui et avec la musique. Elle rêve, toujours en musique, « de loges à l’opéra » et de « gondoles sous le son des lointaines mandolines ». Cependant, elle ne danse pas, elle est assise. Et la musique n’est pas vivante, elle n’est qu’imaginée. À moins qu’elle ne provienne du poste de radio du salon…
Le quotidien fade et le quotidien sublimé par la passion, la maladroite intimité naissante et le retour aux conventions de la réalité, le langage amoureux, le fantasme et sa désillusion… Brève rencontre raconte tout cela à travers le son, qu’il soit musical ou juste bruyant, intra ou extra diégétique, incarné ou désincarné. Complétant les images et les mots, la musique est ici utilisée comme un véritable langage aux multiples possibilités. Et c’est peut-être, enfin, le meilleur langage pour parler d'amour.