« Boxcar Bertha » de Martin Scorsese : Liberté inconditionnelle
Dans ce film de commande qu'est Boxcar Bertha, Martin Scorsese contourne un temps les velléités de violence de son producteur Roger Corman, et offre à ses personnages une trouée narrative en forme de parenthèse de liberté. Une liberté qu'il s'octroie par la même occasion.
« Boxcar Bertha », un film de Martin Scorsese (1972)
Deuxième long-métrage de fiction de Martin Scorsese – après Who’s Knocking at My Door – Boxcar Bertha est un film de commande mis en chantier sous l’impulsion du producteur Roger Corman. Suite au succès de son propre film Bloody Mama, dans lequel Shelley Winters incarnait une matriarche braqueuse de banques, Corman voulait surfer sur la vague en produisant un autre film de gangsters « féminin ». Librement adapté du roman Sister of the Road de Ben L. Reitman, Boxcar Bertha suit le parcours d’une jeune femme qui, suite au décès de son père, rencontre Big Bill Shelly, un syndicaliste, avec lequel elle mènera un temps une vie de bandits de grand chemin, entre pillages de trains et braquages de banques occasionnels.
On reconnait dans Boxcar Bertha l’impulsion de Roger Corman, les poussées parfois intempestives de violence et/ou de sexualité exacerbée, avec lesquelles Scorsese a dû composer tant bien que mal, mais qu’il parvient à utiliser à bon escient, notamment pour faire passer, entre l’une ou l’autre de ces saillies démonstratives, toute la lumière voire même la douceur d’un récit d’amitié et de liberté, dans lequel surnage un antiracisme teinté de « gauchisme », assez étonnant et réjouissant.
Deux scènes de Boxcar Bertha sont en cela particulièrement marquantes : dans la première, Big Bill retrouve derrière les barreaux un ancien ami, Von Gordon, qu'il salue chaleureusement. Mais cette démonstration d’amitié virile n’est pas au goût des policiers locaux, sudistes, qui ne supportent pas de voir l’homme blanc qu’est Big Bill frayer de la sorte avec l’homme noir qu’est Von. S’ensuit une bagarre générale qui finira par sceller l’amitié entre Von et Big Bill, ainsi que l’entrée dans leurs rangs de Rake, pièce rapportée par Bertha qui entrera dans la bande suite à cette bagarre générale provoquée par l’amitié inconditionnelle entre Bill et Von.
Beaucoup plus tard, Bertha retrouvera à son tour Von, plusieurs années après que leurs chemins se soient séparés de manière tragique. Dans un bar exclusivement fréquenté par des afro-américains, Bertha fend la foule sans quitter du regard Von, lequel joue imperturbablement de l’harmonica, dans son monde, tandis que les habitués suivent d’un mauvais œil cette fille blanche perdue là où elle n’aurait a priori rien à faire. Quand Von remarque enfin Bertha, leurs deux mondes se rejoignent dans l’amitié indéfectible qui les lie et dans une étreinte qui, sans avoir l'air d'y toucher, presque innocemment, constitue un acte politique transgressif, comme l’était la poignée de main franche échangée précédemment en prison, sous les regards de flics racistes.
C’est deux actes, ces deux preuves d’amitié qui bravent l’autorité ou le racisme banalisé, sont rendus possibles par l’inconditionnalité du lien entre ceux-là, qui aura été créé ou renforcé par toute la virée décrite au centre du film, cet élan de liberté qui le traverse, qui le troue véritablement. Au centre de cette trouée narrative, dans laquelle Boxcar Bertha trouve sa respiration et sa singularité au sein du sous-genre auquel la commande l'assigne, il y a toujours cette inconditionnalité des rapports entre les quatre personnages principaux - Bertha, Bill, Von et Rake. On retrouve cette loi immuable quand Bertha retrouve Bill par hasard dans un wagon – semblable à celui où ils avaient entamé leur relation et consommé pour la première fois – et fonce dans ses bras, mettant ainsi instantanément fin au début d’idylle qu’elle avait eue avec Rake, lequel semble accepter cette « friendzone » comme la chose la plus naturelle au monde. Dans Boxcar Bertha, l’amour comme l’amitié est inconditionnel, tout comme l’est l’engagement de Bill pour son syndicat quand bien même celui-ci n’en voudrait plus.
La parenthèse enchantée de la cavale, depuis l’évasion de Bill, Von et Rake - orchestrée par Bertha - apparaît également comme telle pour Scorsese qui prend à cet endroit-là ses distances avec la commande faite par Roger Corman. Lors de cette échappée, il offre à ses personnages la même liberté qu’il s’octroie. En cela, le final en forme de « torture porn » martyrologique mâtiné d'une touche de « revenge movie » - qui emprunte aussi carrément à la « blaxploitation »(1), par l'intermédiaire du personnage de Von en justicier providentiel - marque le grand retour dans le film de l'empreinte du producteur, lequel reprend la main avec ses velléités de violence contractuelles. Mais même dans ce climax démonstratif, Martin Scorsese parvient à tirer parti des contraintes et fait du personnage de Big Bill une des premières figures christiques de son cinéma, crucifié devant ses disciples avant d'être emporté au loin, vers d'autres horizons, par le train sur lequel il est cloué. Le train, objet de cinéma par excellence, aura été durant le film le lieu de tous les carrefours, de tous les instants décisifs, présidant à la destinée des personnages(2). Il se devait donc de le clore de la meilleure manière qui soit, délivrant à la fois le personnage de Bill de la souffrance, et l'emmenant, tout comme Martin Scorsese, vers d'autres terrains, des terrains de plus grande liberté.
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Notes