« Bowling Saturne » : Interview de Patricia Mazuy
Avec Bowling Saturne, Patricia Mazuy signe un conte noir et macabre qui interroge l'héritage de la violence et, plus précisément, celui laissé par le XXème siècle au XXIème. Nous avons rencontré la cinéaste qui s'est longuement étendue sur cette question, mais aussi sur la mise en scène du film, l'animalité ou encore le naturalisme.
« Les films que l’on aime n’ont pas peur » : Entretien avec Patricia Mazuy autour de Bowling Saturne (2022)
Patricia Mazuy était de passage à Bruxelles pour présenter Bowling Saturne au BIFFF, le festival du film fantastique de Bruxelles. Connaissant le festival et la manière dont certains spectateurs, en mode beauf, transforment les séances en une joute verbale parfois pesante et pas toujours drôle, on s'inquiétait de voir Patricia Mazuy s'embarquer dans une telle galère. Sans surprise, la projection s'est révélée conforme aux standards du festival et la cinéaste nous a confié qu'il était dommage que quelques spectateurs aient perturbé la réception du film (notamment au moment de la scène de viol et de meurtre), tandis que le Q & A fut, selon ses mots, d'une grande finesse. Tant mieux donc. Pouvoir rencontrer Patricia Mazuy était pour nous une aubaine car son cinéma frondeur et radical, entre fiction et documentaire, nous stimule depuis les débuts du Rayon Vert. Nous lui consacrons d'ailleurs un cycle (voir en bas de page) et l'histoire est loin d'être terminée.
Est-ce que Bowling Saturne ne serait pas une sorte de remake déguisé de Peaux de vaches ?
En fait, pas du tout parce que j’avais écrit Peaux de vaches toute seule et un peu à l’arrache, et que Bowling Saturne a vraiment été pensé à deux avec Yves Thomas. Mais il se trouve que l’on a ressorti Peaux de vaches dans une version restaurée au moment où on était en train de terminer Bowling Saturne, et à ce moment-là j’ai bien vu qu’effectivement les deux films se répondaient. Il y en a un qui se déroule sous le ciel, à l’air libre, et un autre dans les entrailles du sol. Mais ce n’est pas du tout fait exprès. Pour Bowling Saturne, on a vraiment pensé au côté « mythologique », tandis que pour Peaux de vaches il y avait à la base l’idée de copier un western et d’y greffer l’histoire paysanne. C’est marrant parce que les deux films sont très différents, un peu comme les deux faces d’une même pièce, tout en sachant que Bowling Saturne est vraiment une tragédie totale... Mais je m’étais aussi aperçue, en terminant Paul Sanchez est revenu !, qu’il y avait dans ce film-là un recours au fait divers, comme dans Peaux de vaches. Tandis que dans Bowling Saturne, on n'est plus du tout dans le fait divers mais vraiment dans l'exploration de l’essence même du mal.
Dans Bowling Saturne, plus peut-être encore que dans d’autres de vos films, il y a une emprise du décor sur les personnages, sur leurs actions, leur psyché, leurs pulsions. Par exemple, le rouge proéminent dans le décor du bowling ou encore l’appartement du père, avec son aspect de mausolée ou de cabinet de curiosités. Avez-vous travaillé sur cet aspect topographique et sur les effets du décor sur les personnages ?
Dans Bowling Saturne, c’est lorsqu'on a trouvé l’implantation du bowling en sous-sol qui a libéré le film, parce que je ne savais pas vraiment comment faire avant. Et là, tout à coup, ça devenait un conte très noir dans lequel le bowling était le ventre du fantôme du père mort, comme ses entrailles, l’ascenseur étant la veine qui monte jusqu’à la tête, laquelle était donc l’appartement. La tête du père étant chargée, l’appartement est forcément très baroque. Après, le cinéma est toujours un mélange de décisions que l’on espère radicales et de contraintes économiques ou autres qu’on peut avoir. Et trouver un bowling qui soit suffisamment petit et familial, ce n’était pas évident. J’avais visité tous les bowlings d’Île-de-France dont beaucoup sont immenses avec parfois jusqu’à 64 pistes, piscine, restaurant, etc. Et ici, même si l’histoire n’est pas purement réaliste, cela aurait été tout de même ridicule de laisser un énorme bowling en gérance à ce jeune frère à la marge, qui n’est pas très équilibré. Il fallait donc un bowling qui n’ait pas trop de pistes. J'avais aussi trouvé un bowling à douze pistes en grande banlieue, mais il était en très mauvais état et ça aurait demandé beaucoup de travail de décoration. Et puis, j’ai enfin trouvé celui de Deauville et il était rouge. Le rouge était donc là et ça a influé sur le reste du film. Le bowling que l’on avait trouvé avait ces aplats rouges, et comme Bowling Saturne était une sorte de conte ou de cauchemar, ces éléments disparates se sont rencontrés pour créer une cohérence. Et du coup, l’appartement du père apportait aussi un contraste avec cette tonalité en devenant une sorte de jungle verte. Même au niveau du commissariat, nous avons cherché quelque chose de très expressionniste.
Vous parlez d’un conte noir et macabre. Est-ce que pour ce film, vous avez encore été influencée par le cinéma classique américain dont vous parlez souvent ? Bowling Saturne est un film beaucoup plus frontal, la violence est montrée de manière plus directe, contrairement par exemple à John Ford et les autres grands maîtres hollywoodiens chez qui la violence est évidemment toujours détournée.
Bowling Saturne n’a rien d’américain, même si le côté mythologique du rapport entre les deux frères renvoie à un récit classique de tragédie qui peut aussi être un archétype des films noirs hollywoodiens. Mais ce qui m’a aidé, c’était de me dire que le film portait sur l’héritage de la sauvagerie. C’est le sujet et la matière de Bowling Saturne : le vingtième siècle, représenté par ce « boys band » de chasseurs, qui a irrigué de sauvagerie les personnages des deux frères. Il y en a un qui a l’air d’être plus ou moins bien dans sa peau, et l’autre pas du tout. Mais au fond ils sont un peu pareils parce qu’ils ont été assez mal élevés par leur père. Je voulais que le film soit tragique mais pas glauque, et j’avais besoin d’une netteté que j’ai plutôt trouvée dans le cinéma japonais. Par exemple, pour représenter les chasseurs, il y avait un film que j’avais vu qui s’appelle À propos des chansons paillardes japonaises de Nagisa Oshima (1967). C’est un film méconnu et assez dingue. Mais j’ai surtout essayé d’être la plus radicale et la plus simple possible. Et il fallait bien restituer la violence. Il y a deux scènes qui sont quasiment en « temps réel » dans le film, celle de la première grande scène de violence dans l’appartement et celle du dîner des chasseurs où tout explose à nouveau. Ces deux scènes ont été conçues sur le plan rythmique comme des « trous de temps réel », comme une construction musicale parce qu’il fallait que cela reste tendu.
D’où vous vient l’idée de la scène dans laquelle on voit les vidéos d’animaux abattus ?
C’est mon coscénariste, Yves Thomas, qui a eu cette idée. C’est assez parlant quant au pouvoir et à la domination, qui sont au centre de Bowling Saturne, avec la colonisation en sous-texte. C’est une scène qui est dingue parce qu’elle est très baroque, très « cinéma ». Certaines personnes la trouvent presque plus dure que la scène du viol et du meurtre. Il y a un côté irréel et baroque mais avec du réel dans les images qui sont montrées. Et les chasseurs font peur parce qu’ils qualifient ces images de « beaux souvenirs ». Ils ont à la fois un côté attendrissant parce qu’ils exercent leur passion, mais d’un autre côté ils font étalage de toute leur domination. C’est un « boys band » assez flippant.
Et on a aussi l’impression que l’arrivée de ces images est aussi rendue possible par ce qui précède, une sorte de chant comme une incantation que font les chasseurs, réunis en cercle. C’est un peu comme s’ils invoquaient un démon ou le mal. Et c’est justement à ce moment-là qu’Armand entre dans une sorte de transe et qu'il est regagné par le mal.
Il ne sait plus s’il se prend pour le lion qui est chassé ou pour son père qui chasse… Il est bien déstabilisé et reparti dans sa folie. Il n’est plus du tout raisonné.
Cette idée de transe et d’invocation du mal est quelque chose que l’on retrouve aussi dans Paul Sanchez est revenu !, notamment dans la dernière partie quand le personnage explique qu’il n’est pas Paul Sanchez puis bascule dans une sorte de folie qui a l’air irraisonnée, en se lançant dans un monologue « possédé » lors duquel son visage en vient presque à se déformer. Il y a aussi cette idée d’invocation du mal.
Ça fait partie des choses qui m’échappent et qui appartiennent au spectateur qui peut faire des liens entre les films. Mais je n’ai pas pensé à ça. En plus, pour le chant des chasseurs, c’est vraiment quelque chose que j’ai ajouté quinze jours avant le tournage. Je me suis rendu compte que j’allais avoir deux acteurs et dix figurants qui ne se connaissaient pas. J’allais devoir les mettre ensemble le jour du tournage, sans préparation. Et donc, j’ai fait cette chanson pour souder le groupe. On leur a envoyé des tutos par Internet, ce qui fait que le jour du tournage, quand on les a vus ensemble, ils avaient l’air de se connaître uniquement grâce au chant qu'ils avaient appris. C’est pour ça que j’ai tourné cette scène, parce que je n’avais pas le temps de faire des plans d’amitié virile qui devaient montrer un groupe soudé.
Il y a néanmoins cette dimension fantastique qui subsiste avec cette idée d’invocation du mal. Mais globalement, Bowling Saturne est peut-être moins hétérogène que vos précédents films. Il n’y a par exemple aucune incursion dans la comédie, comme c’était le cas dans les autres. C’est donc un film différent.
Oui, parce que je voulais vraiment filmer une tragédie. Il fallait aller au bout de cette idée d’héritage de la violence dans l’époque actuelle. C’est à la fois un film « basique » mais qui est hanté par cette question : qu’est-ce que le vingtième siècle laisse au vingt-et-unième ? C’était vraiment ça l’idée centrale travaillée par Yves Thomas.
C’est donc plutôt une idée d’Yves Thomas de faire un film qui soit d’un seul bloc, plus grave et sans hétérogénéité ?
Non, c’est parce que le producteur de Paul Sanchez est revenu !, Patrick Sobelman, était content du résultat et surtout que je n’avais pas fait d’heures supplémentaires. Et donc, il nous a demandé, à Yves Thomas et à moi, de faire un autre film, qui ne serait que dans un seul ton, plus noir, parce qu’il estimait que le mélange de ton français serait dur à vendre dans le domaine du polar. Et après coup, il s’est étonné que ce ne soit pas drôle du tout... Mais c’est ce qu’il avait demandé : un thriller féroce. J’ai creusé ce sillon « thriller » pur, mais c’était aussi induit par le fait d’être honnête avec l’histoire qu'on racontait et qui était vraiment noire. Et, par exemple, les deux personnages féminins sont très importants, mais les garçons leur laissent assez peu de place. Ça reste un film « masculin ». Il n’y a pas de mélange des genres.
Est-ce que vous observez un changement par rapport à la manière dont vos films sont reçus par le public ou par la critique ? Est-ce qu’aujourd’hui, par exemple, vous remarquez des différences quant à la façon dont on commente les rapports homme-femme dans les films ? Et plus spécialement dans Bowling Saturne ?
Il faudrait que j’analyse ça mais je ne le fais pas et c’est bien mon problème. Par exemple, sur Bowling Saturne, je ne m’attendais pas à ce qu’une partie de la presse réduise le film à une seule scène, à savoir celle du viol et du meurtre. Alors que le film s'intéresse à l’héritage de la violence et qu’il est vraiment conçu comme tel. J'ai donc été surprise que tout le monde se focalise uniquement sur cette scène. C’est un peu comme si maintenant, les films avaient peur. Mais je crois que les films que l’on aime – en tout cas ceux que moi j’aime - n’ont pas peur. C’est vrai qu’aujourd’hui, on aborde et on analyse les films comme s’ils étaient limités aux rapports entre les hommes et les femmes. Or, dans Bowling Saturne, cet aspect, qui fait partie de l’histoire mythologique des deux frères, ne laisse de place à personne d’autres, que ce soient des hommes ou des femmes. Si j’ai abordé les choses de cette manière, c’est parce que je voulais prendre au sérieux ce qu’est la violence. Mais en même temps, je ne veux pas non plus établir une sorte de « loi » avec ça. Par contre, c’était très important dans la construction du film que les femmes soient hyper vivantes, et elles le sont. Gloria, par exemple, n’est pas une victime désignée. Ce n’est pas une pauvre fille dont on verrait qu’elle a déjà été frappée ou abusée.
Avec la théorie du « female gaze », on identifie très souvent un personnage féminin à la victime, alors que, chez vous, à l'instar d'autres cinéastes (hommes ou femmes), c’est beaucoup plus développé et fouillé.
C’est aussi parce que la scène en question, cette scène de viol et de meurtre, est conçue autour du fait que c’est très dur d’être tué mais que c’est aussi très dur de tuer. Parce que c’est la première fois pour les deux. Et pour Armand, le tueur, c’est à partir de ce moment-là qu’il accepte son destin, et que Bowling Saturne bascule dans une tragédie mythologique. C’était très important que le personnage de Gloria apparaisse comme très vivant, et on a beaucoup travaillé avec l’actrice, Leila Muse, pour que cela transparaisse, tout comme Leila et Achille Reggiani, qui joue Armand, ont beaucoup travaillé ensemble pour que cette scène soit la meilleure possible.
Aujourd’hui, quel est votre rapport au naturalisme ? Comment cela a-t-il évolué depuis vos débuts ?
C’est une bonne question car le prochain film que je dois faire est, à la base, très naturaliste. C’est très compliqué pour moi, mais c’est très intéressant. J’ai par exemple revu dernièrement Le Garçu de Maurice Pialat (1995), et c’est un grand film. Mais, en fait, je me pose toujours la question de savoir ce qu’est réellement le naturalisme.
Justement, dans vos films, par rapport à ce naturalisme, ou au réalisme, il y a semble-t-il une volonté de ne pas l’affronter, de s’en détourner. La base de vos films pourrait donner lieu à quelque chose de naturaliste mais il y a toujours des éléments perturbateurs qui font dévier les choses. Que ce soit l’aspect mythologique dans Bowling Saturne, ou l’arrivée de la comédie dans d’autres films. Il y a toujours une donnée qui vient troubler le réalisme.
Et, a contrario, dans Bowling Saturne, le réel des acteurs vient troubler la métaphore, vient apporter du réel. C’est sur les acteurs que reposait le réel dans le film, il fallait qu’ils soient là, au présent. Je pense que plein de cinémas différents peuvent être intéressants s’il s’agit d’aventures au présent, dans lesquelles l’acteur doit arriver à se dire qu’il ne sait pas ce qui se passe dans la seconde qui suit. Mais c’est quelque chose de très difficile à atteindre. Quand j’ai fait Peaux de vaches, on me disait que c’était naturaliste, alors que je ne trouvais pas que ça l’était. Il y a des éléments qui le sont mais pas d’autres. En tout cas, je pense que le réel intérieur est important, quels que soient le genre et le ton du film. Il faut que l’acteur puisse rester vivant. Et les décors peuvent aider à ça.
À propos de l’animalité, qui est une problématique qui traverse Bowling Saturne et tous vos films, on a pensé à vous en voyant As Bestas de Rodrigo Sorogoyen. Notamment, bien sûr, avec la scène de mise au sol du cheval qui ouvre le film. Qu’en avez-vous pensé ?
J’adore Marina Foïs. Voilà. En fait, j’aime beaucoup la deuxième partie du film, et aussi la scène du meurtre de Denis Ménochet, qui est très bien. J’ai plus de problèmes avec la première partie. Et vous, vous en pensez quoi ?
Nous n'aimons pas le film et nous trouvons que le rapport à l’animalité est très réducteur. Et connaissant votre rapport aux animaux et notamment au cheval, on pensait bien que ça pouvait vous questionner.
En fait, le cheval, ce n’est pas vraiment mon truc. C’était plutôt celui de mon ancien compagnon, Simon Reggiani. Moi, ce sont plus les vaches. Mais je trouve que l’approche du cheval dans As Bestas est trop didactique, de s’approcher des yeux, etc. Par contre, quand Marina Foïs reste seule et qu’elle porte le film, j’y crois.
Pour rester sur l’animalité, l’animal dans vos films est souvent une sorte de témoin, de cerbère, qu’il s’agisse du chien dans Bowling Saturne, de la tortue dans Paul Sanchez est revenu ou encore des vaches dans Peaux de vaches évidemment, et des chevaux dans Basse Normandie ou Saint-Cyr. Ce sont aussi des sortes de totems.
Dans Paul Sanchez est revenu !, la tortue était plutôt une métaphore de cette gendarme qui était carapaçonnée comme dans un aquarium. Mais je ne fais pas exprès de donner aux animaux ce type de rôle. Le chien dans Bowling Saturne porte vraiment le fantôme du père, comme une sorte de petit fantôme à l’intérieur d’un fantôme plus grand qui serait représenté par l’immeuble entier. Alors que dans Peaux de vaches, le chien errant était une sorte d’alter ego du personnage de Jean-François Stévenin.
Entretien réalisé par Guillaume Richard et Thibaut Grégoire au BIFFF de Bruxelles le 16 avril 2022..