« Borgo » de Stéphane Demoustier : Lettre à une inconnue
Borgo n'est pas un film noir sur le banditisme corse ni un film carcéral. Il est le film d'un Apache en quête de son indienne. Une investigation impossible sur son actrice, Hafsia Herzi, pour témoigner de sa mélancolie atone, sans pathos, qu'on dit parfois blanche.
« Borgo », un film de Stéphane Demoustier (2024)
Un jour, le point est fait. Tout devient net. Un jour, un cinéaste fait la lumière, Stéphane Demoustier, dans une opération en sous-main, un film clandestin, Borgo, dont le sous-titre informel renseigne sur son brigandage : Hafsia Herzi. Car Borgo n'est pas un film noir, ce polar carcéral en guise d'affichage. Borgo est une œuvre au noir, un film qui voudrait rendre à la magie son actrice par un travail d'alchimiste, comme Zénon, le héros du roman de Marguerite Yourcenar, parviendrait à la pierre philosophale. Non pas pour poncer jusqu'à l'invisible Hafsia Herzi, mais la rendre à son impossible. Le sujet de Borgo n'est donc ni la Corse, son île de beauté, sa criminalité, sa célèbre prison, ou s'il l'est tout à la fois, c'est pour converger vers un centre absent : Hafsia Herzi. Borgo est la lettre écrite, avec des images, depuis des images, d'un cinéaste à une actrice. Borgo est la nouvelle que nous envoie Stéphane Demoustier d'Hafsia Herzi. Elle est l'opérateur métonymique du film, dont le cinéaste viendrait exposer à l'inaccessible le dedans, le dehors, son trésor de la Sierra Madre. Affronter ce qui a barre sur elle, en l'exposant à l'image, mais, paradoxalement, par un effet d'accumulation qui préserverait son secret : se cacher dans et par la monstration. Dans Borgo, toute image est un masque, toute image devient un cache pour y loger Hafsia Herzi, actrice border, à la frontière, poste-garde, un mur qui laisserait passer la lumière.
Si Borgo s'était contenté de n'être que la duplication d'un fait divers, le double meurtre de deux individus à l'aéroport d'Ajaccio, dont le procès de l'assassin s'ouvrira prochainement, le cinéma ne lui aurait pas été nécessaire. Un téléfilm y aurait pourvu. L'intelligence de Stéphane Demoustier est d'en avoir fait l'argument d'une enquête sur Hafsia Herzi. Mélissa est le point central de l’action pour un personnage bord-cadre, insaisissable, jamais complètement explicité, et dont les nombreuses zones de mystères et les dilemmes moraux repartiront avec elle à l’issue d'une logique de don-contre-don maussienne entretenue avec le gangstérisme local qui se commue en piège redoutable.
Hafsia Herzi, matonne, gardienne de prison, est Borgo. La cache dans la cache, for intérieur foré depuis cette curieuse prison, insulaire au possible, dont l'unité 2 n'est constituée que de prisonniers corses, en régime ouvert, où prisonniers et gardiens se tutoient, entretiennent une connivence faite d'un respect mutuel symbolisé par cette « paix des braves », ce pacte de non-agression entre clans rivaux. Hafsia Herzi médiatise Borgo, enveloppe ouverte, être scellé, une actrice qui semble à la fois si familière du spectateur par l'effet de son jeu, à l'instar de ces prisonniers à qui elle rend de menus services (achat de cigarettes), comme elle en semble irrémédiablement éloignée, cette distance qu'elle tient absolument à maintenir, dans le même temps, avec les prisonniers, pour gagner leur respect comme elle nous tient en respect, à juste distance de son mystère. Un mélange d'ordinaire et d'extraordinaire, un prosaïsme fait d'un éclat singulier transcrit dans une quotidienneté éclatée, symbolisée par la vie de la prison, lorsque la directrice des lieux, après que son véhicule ait été plastiqué, décide de le confiner comme Hafsia Herzi porte masque. Borgo inverse les pôles afin de reconfigurer les lieux comme son actrice : une femme à l'allure normale plongée dans un contexte exceptionnel : la prison ; le crime vers lequel elle glisse subrepticement/un régime d'anormalité normalisé : une prison dont le mode de fonctionnement hors du commun est ordinarisé ; Mélissa, petite mère des taulards crédible comme elle tient tête au quartier, un jeu dont la simplicité la rend à l'os pour massifier d'autant plus sa présence face à des prisonniers. Si la mère de famille, l'épouse, semble alors verser inconsciemment dans le brigandage, c'est après que Borgo ait brouillé les frontières, commis une infraction ne permettant plus de distinguer les temporalités.
Hafsia Herzi est gardienne des horloges : l'acte criminel de son personnage n'est que la matérialisation d'une actrice en infraction avec elle-même qui fait imploser le temps afin que le film se conforme à ce qu'elle paraît. Personnage ordinaire-extraordinaire, elle possède un naturel confondant comme elle est le lieu d'une mélancolie, sa cache enveloppée dans sa longue chevelure noire, jamais nouée, un naturel qui la surnaturalise, son regard à la flamme qui vacille, cette mystérieuse femme brune chez Georges de La Tour, un naturel fantastique dont la face éclairée est la plus énigmatique. Dans Borgo, comme dans chacun de ses autres films, elle ne sera jamais glamourisée. Inutile de l'embellir, elle possède une présence qui transperce d'autant plus qu'elle s'ignore. Car Hafsia Herzi est antipode. Elle défait l'intrigue de l'actrice. Elle n'est pas de la famille des stars, ces étoiles si lointaines qu'on ne sera jamais certain que leur lumière leur survive, qu'elle ne nous devienne pas purement fossile. Hafsia Herzi en efface les débris. Terrienne, elle porte souvent short court et basket, le même t-shirt en extérieur, affiche son identité en permanence, un collier autour du cou, du prénom de Mélissa. Elle est l'anti-star, mais tellement proche de son spectateur, tellurique, ancrée à ce point en terre qu'elle est rendue à l'atome : plus elle semble proche, plus elle échappe, une énergie noire, combustible imperceptible, moteur de son univers. Quand elle semble visible, elle s'invisibilise. Évanescente, elle devient le cœur de l'enquête de Borgo.
Le film est lui-même construit sur ce caractère temporel duplice complice de son actrice. Sa mise en scène est faite d'une double temporalité qui, s'accumulant pour se frotter, devient le réceptacle de l'énergie motrice de Mélissa. Borgo est construit selon deux logiques temporelles différenciées autant qu'Hafsia Herzi semble en écart d'elle-même, comme s'il s'agissait de refaire un retard originel, deux logiques qui finiront par se confondre dans l'espoir (vain) de révéler la vérité, sur l'auteur du crime, sur l'actrice du film. Deux chronologies différentes : le temps de l'enquête judiciaire, in vivo, vécue en direct par le spectateur comme le commissaire et son lieutenant ; l'histoire de Mélissa et sa famille, arrivant de France, vécue en léger différé par rapport au temps de l'investigation, jusqu'à coïncider dans le dernier quart de Borgo avec l'enquête au moment où le « Fau » commissaire s'efforcera de confondre Mélissa, preuves par l'image à l'appui. Un commissaire pour déjouer aussi les clichés, une manière de faire monde autrement par l'image en la détournant de toute forme de visuel. Nul ne sera encarté dans le film, une île défaite de ses archipels.
Précisément, par un travail de l'image et sur l'image, une image hantée par ce qui ne s'y trouve pas, Stéphane Demoustier s'efforce de rendre à la glace son tain secret pour offrir une réflexion sur la puissance – autant dire l'impuissance – des images à confondre le vrai. Surveillant les prisonniers depuis l’œilleton, Mélissa devient peu à peu l'observée, par l'enquête policière, par le crime organisé. Dans un premier temps, depuis des images de vidéosurveillance prises dans l'aéroport, mais aussi dans la ville, le lieutenant en charge de l'enquête s'efforce d'identifier le tueur, comme la plaque minéralogique de son véhicule, en vain. Toujours une image échappe au regard. Puis, changement de registre imagier : non plus opter pour des images à distance, hors-sol, issues des caméras de vidéosurveillance, mais des images contiguës, directes, personnelles, s'approchant au plus près du criminel, des images prises au sol, familières, provenant des téléphones portables des personnes proches du tueur au visage non identifiable dans l'aéroport : des images hors-sol, du sol, des images herziennes pour approcher son sous-sol. Et c'est ainsi que peu à peu, par l'entremise de ces images, apparaît à l'écran, sur le lieu du crime, plein champ, visage non dissimulé, Mélissa, spectrale autant que sépulcrale, dont l'enquête devra déterminer quel rôle elle a joué dans la commission du double assassinat.
L'aéroport, site hautement symbolique, devient alors ce lieu d'échange comme de transition, autant qu'une actrice, être des seuils, prise dans un battement, est une matonne gardienne de son désordre. Pour remercier un jeune détenu – Saveriu, qui a tout du bon garçon, l'anti-petit voyou – de lui avoir rendu la vie plus facile dans son quartier des Salines (trouver un stage de menuiserie à son mari comme de faire cesser des intimidations racistes), elle lui rendra un service coupable : par le baiser du tueur, désigner à un clan rival celui qu'il faudrait assassiner une fois sorti de prison ; régler son compte à celui qu'elle avait épargné de la mort dans sa cellule ; tuer celui dont elle était le plus proche, enlacée après qu'elle lui ait sauvé la vie ; le loger, comme son complice. Une manière paradoxale de s'échapper dans ce crime à l'instant où elle serait saisie par son cinéaste, par la police. Une façon de se débarrasser de son corps de la scène de crime, non pas en la fuyant, mais en y demeurant pour mieux se monter un mur d'images comme l'insecte protégerait son for intérieur depuis son exosquelette, matière plastique de l'actrice.
Les policiers croiront ainsi connaître l'identité de la comparse du crime, qui nous rend complice de sa vérité, ce prénom qu'elle affiche en permanence autour de son collier, Mélissa. Mais Hafsia Herzi est de la race des déchaînées tranquilles. Matonne, elle veille d'abord à son secret. Verrouillée, une place forte que rien ne désigne. Et c'est ainsi qu'au moment où la police pense la confondre qu'elle leur échappe. À l'instant où elle apparaît plein champ, filmée comme une cible qui espère son tir, visage nu, sans aucun artifice, capturée par l'image d'un téléphone, elle s'en libère. Son interrogatoire ne confirmera que l'impossibilité de faire mouche, l'enfermer dans le cercle rouge de la cible. Plus les images s'accumuleront à son endroit, plus elle s'épaissira. Hafsia Herzi n'a rien à cacher autant que Mélissa se livre. Elle le confesse aux policiers : s'il lui avait fallu déjouer toutes les caméras, pourquoi serait-elle apparue visage offert, utilisant sa carte bancaire pour un achat, laissant autant de traces autour d'elle ? Mélissa ne saurait se réduire ni à l'ensemble de ses actes, qu'ils soient bons ou criminels, le basculement de l'un à l'autre se produisant à son grand étonnement, ni à son identité. Mélissa, comme l'interprétait Julien Clerc, chantonnée version corse par les prisonniers, est une « métisse d'Ibiza », personnage interlope à découvert, qui « vit toujours dévêtue » (t-shirt, short court, souvent, dans le film). Mais elle ne sera jamais qu'« à moitié nue ». Stéphane Demoustier en a conscience : « mater chez les gens, c'est défendu ». Mélissa, entre les mondes, émonde : elle métisse les horizons pour mieux brouiller les pistes. Offerte d'autant plus que recluse. Un personnage embastillé avec meurtrières, ce tir qu'elle pratique, sa connaissance des armes qui la met à abri.
Mélissa est l'être de la marge qui tient sa propre page comme la filmographie d'Hafsia Herzi la révèle en son secret, Le Ravissement d'Iris Kaltenbäck, son précédent film, témoignant à la barre. Dans Borgo, elle sait prendre ce qui lui reste de possibilité dans le coffre (pour défendre sa famille, honorer une dette) quand sa vie semble se resserrer. Mais plus la voici proche du centre, moins il devient possible de la saisir. Car avoir le courage de consentir à cette aventure, c'était prendre le risque de la perte, sinon de la déperdition qu’implique nécessairement le fait de vivre dans l’intimité de ses questions. Être capable d’affronter ce qui a barre sur elle, auquel nul n'aura jamais accès.
Stéphane Demoustier nous invite finalement à faire vœu de pauvreté à propos d'Hafsia Herzi. Il nous nettoie le regard. Renvoie à un vécu primitif. L’évidence d'Hafsia Herzi est le résultat immédiat de cette mise en images. Une forme de banalité, exprimée par le jeu rentré dans son coffre d'Hafsia Herzi, devient ainsi le point de départ d'une investigation empêchée paradoxalement par sa banalité même. Une banalité rendue à son étrangeté tout comme ce double assassinat est commis en plein jour, aux yeux de tous, par un homme quittant la scène tranquillement : « Ne vous inquiétez pas, c'est du cinéma », dit-il. Hafsia Herzi est faite de la matière du cinéma, être intermède, l'espace-temps incompressible contenu entre deux images, son silence qui fait lien, un interstice. Comme s'il s'agissait de faire place nette en se blanchissant, nettoyer une scène de crime en se surexposant à la lumière du soleil corse.
Ce film, sans doute, un masque posé sur le visage de Mélissa. Dessous, y manque l’air un temps. Elle y parle dans sa bouche. Son haleine y fait l’aller comme le retour. Elle s'asphyxie dans sa vie. Elle, enfouie à Paris, avec mari et enfants, enfuis. Puis légère, comme une chose à son début, en Corse. La liberté dans l’enfermement. Autant de lieux géographiques et symboliques, finalement, sans solution de fuite ni lieu de rencontre apparents. Elle devient hors-jeu. Se cache non pas pour fuir les siens, mais « s’anéantir en paix » (Kafka) comme Hafsia Herzi semble en asile, à l'extrême bout d'un cil, dans sa planque, un lieu sûr où retrouver l'argent du contrat, actrice cache-cache en cavale qui détale d'autant plus qu'elle s'étale. Une actrice qui se donne en spectacle pour mieux se réfugier dans son repaire pour ne pas ignorer cette loi physique : plus on s'approche de la lumière, plus on s'aperçoit d'ombre. Borgo devient alors une sorte d’autoportrait, mais qui ne sera jamais terminé, et qui ne dessine, au fond, aucun visage d'Hafsia Herzi sinon l’un de ses nombreux masques.
Son plus beau masque, sa mélancolie, qui est à ce point soliptique qu’elle est à soi son propre contentement, sa loi, sa cellule, dont elle est la gardienne de celle des autres. Mais chez Hafsia Herzi la cellule ouvre : « cellule » vient de « cella », le petit ciel. Le coin le plus près de Dieu sur terre chez les chrétiens. Sa mélancolie ? En terre. Une tombe comme la loi du silence d'un mafieux corse. Son état est pareil à l’expérience que font ces moines byzantins de l’acédie, lorsqu’ils demeurent à mi-chemin de Dieu. Quand ce dernier leur demeure inaccessible. Sa manière d’« être au monde » semble sans cesse différée, comme si Mélissa/Hafsia Herzi témoignait d'une curieuse présence absente. Autant d’efforts pour « arriver » dans sa vie. Être là sans être là. Au centre de tout, réside toujours un manque impossible à combler. Un trou. Sa mélancolie, dont Stéphane Demoustier travaille la matière par un curieux effet de soustraction : par accumulation, pour une actrice qui porte dans son regard une sorte de péché, la faute, douloureusement, d’être, mais sans pathos, avec cette mélancolie atone qu’on dit parfois blanche. Une personne-cinéma vouée à la sortie de soi, au départ de ses propres obsessions, à l'émigration de son énigme, l'expatriation des modes de sa langue, une explosion de soi dans chacun de ses rôles, cette vie d'images malgré la solitude du et dans le pouvoir qu'elles impliquent. Mais comment en rendre compte ?
Pour le faire, il fallait sans doute trouver un temps, une concordance des temps singulière, qui formulerait l’espace de vie d’une sursitaire en liberté conditionnelle. Un intervalle qui pourrait dire, dans le temps même de son énonciation, et la mort et la vie. Une grammaire de mort-vivant. Une vie fausse et vraie maintenant, Mélissa, force de loi-hors-la-loi. Il fallait donc à Stéphane Demoustier partir à la recherche d'une formule magique – empreinte de ce qui reste, volume de ce qui manque – qui lui permettrait d'éterniser le visage perdu d'Hafsia Herzi. Car une curiosité lui restait sans doute à propos de son actrice. Filmer sa mélancolie. Il lui fallait raconter cette mélancolie, qui était l'histoire de son regard, pour en comprendre le sens. Sinon, il laisserait se perdre sans retour ce secret. Mais il lui fallait le faire d'une manière étrange. Il fallait laisser ce secret être : non pas le lever, mais le laisser être dans et par l'image. La raison est simple, il y a un sujet buvard dans tout individu, qui se trouve dans le système même de l'individu, une peau qui prendrait tout. Il y a quelque chose en lui qui fait mal. Cette chose ne peut jamais sortir ; l'extraire, c'est la faire rentrer par d'autres pores. Chaque jour est l'apprentissage de cette chose, chaque jour est l'éducation de cette chose. Encore fallait-il trouver des images pour dire celle d'Hafsia Herzi. Dans un ordre dont Stéphane Demoustier ignorerait même la combinaison, qui devenait l'objet de l'investigation de Borgo. Le film obtenu compose finalement un secret miniature appelant à sa suite, dans la série ouverte, d'autres secrets identiques, depuis un témoignage fait par un cinéaste. Cette parole pour dire Hafsia Herzi, Stéphane Demoustier l'avait donc trouvée. Ce serait un témoignage.
Voilà en quoi a consisté sa tâche, inventer une présence à l'absence, ajouter de la présence à tout ce qui lui manquait. Et dans cette recherche, se voir descendre jusqu'à son ignorance. Abordant cette histoire avec la lampe légère dans la main à l'instant de dissoudre les monstres de la vérité, cet impossible encore chargé d’épines. Un témoignage sous forme d'images pour une actrice intransitive, qui les court-circuite. Un rébus insoluble, qui ferait exister quelque chose qui aurait partie liée avec la vérité, la vérité étant toujours pleine de trous comme le sont tous les témoignages (par l'image dans le film, par celui de Mélissa lors de son interrogatoire) : témoigner est un mouvement vers l’absence. Dans son vide, sa parole s’en rapporte au silence des significations. Ainsi parle la lettre du film. Borgo parle au vide bouche à bouche. Ce qu’il dit de dos est perdu. Ce que dit sa face n’est pas divulgué. En poussière tombent ses images, rencontrant l’aride. Tourment du témoignage qui ne peut ni parler ni se taire. Dire ? Vraiment dire Hafsia Herzi ? Mais que peut dire la cendre exilée de son feu ? En tous sens ruisselle ce qui se tait chez l'actrice. Aucune miséricorde n’est accordée autour du pieu de chaque image qui voudrait la saisir, écume encore, et la nudité obsédante de l’accroc. Stéphane Demoustier débroussaille en telle direction, et le chemin s’ouvre ailleurs.
Il faut bien pourtant un témoignage dans un polar : le témoignage de celui qui a vu l'actrice, qui peut attester de sa présence, comme le commissaire et son lieutenant pourraient témoigner d'un crime. Un témoignage pour parler des désordres d'un pays, de la vie de Mélissa, venue en Corse prendre un nouveau départ, après avoir trompé son mari. Pour y remettre de l'ordre comme il faudrait renseigner sur Hafsia Herzi ? Impossible. Un témoignage est toujours incomplet. Un témoignage appelle toujours une confrontation, comme lors de la scène finale avec la police. Mais Stéphane Demoustier le montre bien : témoigner, c’est planifier une illusion dans les moindres détails. Hafsia Herzi : inachèvement d’un labyrinthe filmé comme elle sinue entre les gisants dressés. Avec le songe-creux, l'érudition des ténèbres. Car à ce témoignage lui manquera toujours une image. Il y en a des milliers qui sont possibles, dans des registres divers (images du cinéaste, de la vidéo-surveillance, des téléphones portables). Des milliers d'images qui se font chiffres incompréhensibles à mesure que Stéphane Demoustier les approche et les combine. Qui possèdent leur code qu'il faudrait craquer en permanence. Un témoignage comme un code secret qui recouvre ce qu'il dit, qui cache ce qu'il formule : Hafsia Herzi.
Stéphane Demoustier ne filme donc pas pour mieux (se) comprendre, (se) trouver, réparer, (se) soigner (de) son actrice. Il filme pour se bouleverser par ce qui vient. Il filme pour se perdre comme chacun en Hafsia Herzi. Il filme pour se trouver ailleurs qu'en soi. Tout le monde ne peut pas, dès lors, filmer ainsi. Comme la vague qui revient du continent, par le reflux, filmer expose à un péril comme Mélissa se risque aux marges. Restait à Stéphane Demoustier de nous laisser aller dans le narcotique des images.
Le cinéma advient quand les yeux ne peuvent plus voir. Le cinéma est fait pour regarder en face ce que l'on ne peut pas regarder avec les yeux comme la mort et le soleil. Quand il est impossible de dire, comme il est impossible de saisir Hafsia Herzi, tout commence. Il faut alors inventer une parole pour dire l'impossible. Filmer, dans Borgo, c'est voir ce qui manque. Mais filmer, c’est aussi aller au-delà de ses forces comme Mélissa se compromet. D’où le mensonge et les arrangements dans sa vie. Nul ne saurait vivre sans dépoitrailler ses possibilités, ses limites. Le plus évident est l’oubli. Chaque jour il faut refaire à Mélissa le trajet qui conduit à ses limites. Et Stéphane Demoustier d'en faire le récit comme il part à l'aventure de son actrice. Mais un récit est toujours hanté par ce qui ne s'y trouve pas. De sorte que de son code secret, Mélissa/Hafsia Herzi en sera toujours la gardienne. À jamais informulable est l'énigme de leurs existences, Mélissa qui demeurera opaque à son mari, Hafsia Herzi qui en sera le miroir repoussoir, quand bien même serait-elle lovée tout contre lui à l'instant de quitter la possibilité de leur île. Rien ne pourra jamais être dit qui en lève le voile. Car il n'y a rien à révéler. Stéphane Demoustier nous l'a dit dans son film : le voile ne dissimule pas. Aucune réalité ne se trouve apprêtée derrière, attendant impatiemment son heure. Le voile ne cache pas. Il montre. Il montre qu'il est fait de quoi est constitué Hafsi Herzi : si fin qu'on puisse espérer le lever pour y découvrir sa vérité, si étendu qu'on n'en parcourra jamais toute la géographie en ses nombreux plis.