« Blissfully Yours » d'Apichatpong Weerasethakul : Le choc des civilisations n’aura pas lieu
Le transfontiérisme est-il la solution trouvée au clash civilisationnel théorisée un temps par Samuel Huntington ? Une terre liftée, toutes cicatrices effacées, d’où le Mal aurait miraculeusement disparu ? Bien au contraire, dans Blissfully Yours, la permanence du vivant n’est possible que sous réserve de l’existence de frontières, qui inaugure un geste politique fort : ce n’est pas l’abolition des frontières qui permettrait de tenir cette promesse, mais au contraire la pleine et entière reconnaissance de celles-ci qui, loin de forclore l’espace et le temps, autoriseraient un passage permanent entre le spirituel et le temporel, le terrestre et le céleste, l’urbanité et la nature, l’amour et la sexualité, la vie et la mort, autorisant le rendez-vous de toutes les civilisations.
« Blissfully Yours », un film d'Apichatpong Weerasethakul (2002)
Être au rendez-vous, civilisationnel sans doute, mais au sens où la civilisation se décivilirait de l’humain, où la civilisation ne serait pas la seule civilité des hommes, s’excentrerait des continents humains, où la civilisation décivilante comprendrait l’ensemble du vivant, voilà qui est contée dans Blissfully Yours.
Être au rendez-vous, c’est d’abord être au rendez-vous d’une histoire d’amour, entre Rong, une jeune Thaïlandaise et Min, un immigré clandestin Birman. Or, d’emblée, ce rendez-vous semble, sinon interdit, du moins empêché. Min, qui se trouve en territoire étranger, a un problème de peau, une maladie de la peau qui interdit le moindre contact, peau tellement essentielle, organe dont l’aire de surface est la plus importante du continent humain, peau qui est à l’interface entre l’intérieur et l’extérieur, un organe frontière. Or, Min a un problème de réaction inflammatoire, une peau qui se tournerait contre elle-même : il a un urticaire, ce qu’un médecin diagnostique, tout en le chassant de son service pour n’être pas du crû, lui qui est non-thaïlandais. Une réaction épidermique de la part du médecin qui sera celle, également, du patron de Rong, plus tard dans le film, lorsque Rong lui demandera de prendre un congé journalier afin d’accompagner Min vers une curieuse destination pour un pique-nique en plein air, son patron lui demandant de ne plus jamais revenir avec son ami étranger, qui lui causerait du tort, la scène étant filmée en clair obscur, à partir d’un plan fixe, délimité pour partie par l’usine, pour partie par l’extérieur : intérieur et extérieur étant séparés par le seuil de la porte de l’usine à partir duquel chacun discute, c’est-à-dire en zone frontière. A priori, donc, la question de la frontière, du national et de l’étranger, dans Blissfully Yours, semble présentée de manière dirimante par Apichatpong Weerasethakul, comme un obstacle insurmontable, annulant de plein droit toute possibilité de rencontre entre chacun des protagonistes.
Au début était ainsi la peau dans le film. La vie sociale, chez Apichatpong Weerasethakul, au sens le plus fort et entier du terme, dans chacun de ses compartiments, exige en effet une surface de séparation. Valéry disait que « ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau », un point de vue organique qui a immédiatement une portée politique dans le film.
D’un point de vue organique, précisément, la matière n’a ni sac ni peau. Seule la cellule a une membrane. Les eucaryotes en ont même deux, autour du noyau et de la cellule. La peau est ainsi l’organe primordial des épigenèses, le premier reconnaissable chez l’embryon. C’est en se dotant d’une couche isolante, dont le rôle n’est pas d’interdire, mais de réguler l’échange entre un dedans et un dehors, qu’un être vivant peut se former et croître. Pas d’insecte sans kératine, que l’on trouve dans Blissfully Yours à travers la présence de fourmis, pas d’arbre sans écorce, si nombreux dans cette forêt tropicale traversée par chacun des protagonistes, pas de graine sans endocarpe, pas d’ovule sans tégument, pas de tige sans cuticule, etc. Un système vivant, ce que montre la première partie du film, est une surface repliée sur elle-même, dont l’idéal-type est la sphère, bulle ou boule, du village à la maison natale, un ersatz en 3D de la graine, de la gousse, de la coquille. C’est à cette cavité amniotique que chacun reviendra, non pas en se glissant sous les draps, mais en s’allongeant définitivement. Survivre, ce serait ainsi sauvegarder ses plis et replis. Mais, faut-il le préciser, interface entre l’organisme et le monde extérieur, cette peau de Min, dont chacun s’efforce de prendre soin dans le film, tantôt en lui appliquant un baume, tantôt en en laissant tomber les peaux mortes, cette peau de Min, donc, est aussi loin du rideau étanche qu’une frontière digne de ce nom l’est d’un mur. Car si le mur interdit le passage, la frontière régule. Dire d’une frontière qu’elle est une passoire, c’est alors lui rendre son dû : elle est là pour filtrer. Un système vivant, ce que montre Blissfully Yours, est un système thermodynamique d’échanges avec le milieu, terrestre, forestier, social. Les pores font respirer la peau de Min comme les ports, les îles, et les ponts, mais aussi ce fleuve présent dans le film. Cette alternance systole/diastole, fermé/ouvert, devient ainsi celui des cycles temporels et spirituels chez Apichatpong Weerasethakul. Tout le film, dans son ensemble, est alors construit sur la base de ce type d’échanges, y compris dans sa première partie, urbaine, qui semble pourtant tellement anxiogène.
Blissfully Yours s’ouvre, en effet, sur une scène d’hôpital au cours de laquelle Rong cherche à guérir Min auprès du médecin local. En ce lieu claustré, l’hôpital n’offre aucune forme d’hospitalité : nulle ouverture sur l’extérieur configure les lieux, une logique d’enfermement étant au contraire renforcée par l’usage de couleurs ternes. D’emblée, Apichatpong Weerasethakul, par un choix purement esthétique, dessine une ligne politique. Sur ce territoire, la nature est « naturalisée » : urbanisée, elle n’y est pas absente mais rendue par un vert maladif encerclant de toutes parts les êtres. Lors des premiers plans, le confinement et le compartimentage deviennent les motifs privilégiés par le réalisateur dans le premier tiers du film, qui n’a pas encore débuté par le moindre générique, Apichatpong Weerasethakul prenant dans l’objectif de sa caméra la vie comme elle va en pleine urbanité, le cadre y étant systématiquement découpé par des lignes de division, les personnages par des vitres, le réel par des écrans (fenêtres, moniteurs télévisés montrant des images aquatiques). De la même manière, le son participe, dans son traitement, de ce sentiment d’enfermement et d’exclusion de l’espace naturel dans l’espace urbain, les seuls sons parvenant étant ceux produits comme émis par la ville elle-même : circulation routière, postes radios, ronronnement continu des machines d’air conditionné...
L’espace, le son, ainsi matérialisés, contaminent ce faisant les rapports entre les individus comme le temps. Une rationalisation qui contraint le médecin à compter/dompter le temps consacré à chaque patient, autant que les employés des ateliers de manufacture doivent produire un nombre défini de petites figurines, leur journée de travail étant conditionnée par cet objectif à atteindre, le temps n’ayant plus d’autre consistance que celle déterminée par une fonction sociale. Durant cette première partie du film, le temps ne coule plus, il est autant comprimé que les êtres. Cette sensation d’étouffement est aussi diffus qu’il est omniprésent, la fixité des plans contribuant à créer ce sentiment palpable et anxiogène d’absence de liberté d’action des personnages, subissant les événements et leur environnement, la ville vampirisant toute forme d’énergie de vivre.
Par opposition, la deuxième partie du film se situe dans la nature, lorsque Rong décide d’emmener Min dans un endroit seul connu de lui en forêt, un voyage fait en voiture pour protéger du soleil la peau encore malade de Min. Cette deuxième partie de Blissfully Yours, de façon ingénieuse, est ouverte, enfin, par le générique (aux environs de la 45e minute), un générique qui tend à montrer combien, par ce choix de réalisation, la vie reprend ses droits, s’ouvre au possible d’un destin commun. Ce voyage, qui semble sans retour possible, symbolisé par un rétroviseur extérieur, côté conducteur, brisé, en forme d’étoile, n’autorisant plus aucun regard rétrospectif, offre aux sens un espace plus propice à la redécouverte de soi. En effet, ce territoire qu’investissent Rong et Min semble avoir valeur de retour à leur identité réelle, délestée de leurs prérogatives sociales, professionnelles, morales, appartenant à la ville. Les corps se libèrent, dès lors, les vêtements sont laissés à terre (Rong ne supportant plus sur sa peau sa chemise, puis son pantalon) pour que les êtres fassent corps avec l’environnement naturel, tout comme la caméra d’Apichatpong Weerasethakul devient mobile, alerte, attentive aux éléments de la nature.
L’espace végétal, a priori de façon antagoniste par rapport à celui de la ville, ouvre les plans à des espaces ouverts, à l’immensité du ciel, à la forêt fourmillante de vie, aux bruits propres à la faune et à la flore, au plaisir gustatif, à l’appétit sexuel. La frontière entre ces deux territoires n’est cependant pas tant spatiale que sensorielle. Plus rien ne fait écran entre les personnages et le réel, qui opèrent ainsi leur mue vers des corps nouveaux, transfigurés. Min, s’adressant à Rong, dans la voiture, lui disant qu’il lui semble « comme un serpent en train de muer », une transformation rendue par la route elle-même, qui serpente.
Toutefois, Apichatpong Weerasethakul ne développe absolument pas l’idée qu’en retournant à la nature, chacun y retrouvera naturellement ses petits au milieu de la forêt, soit son identité réelle. Le personnage d’Orn, femme entre deux âges, offre un contrepoint intéressant à cet égard, car son cheminement spirituel sera plus tortueux que celui de Rong et Min, qu’elle a suivi en moto, rejoint par son compagnon dans la forêt. Orn, qui a perdu un enfant, prend des médicaments pour l'anxiété à la ville, dont la conséquence immédiate est de lui interdire toute forme de plaisir sexuel dorénavant. Et si elle fera l’amour avec son conjoint en pleine forêt, à l’instar de Rong et Min, elle sera quittée brusquement par son conjoint après avoir fait l’amour, l’homme la délaissant, perdue, au milieu de la forêt. Précisément, la différence de taille entre Orn et Min/Rong, est qu’elle doit accomplir seule son cheminement spirituel, lui rendant la tâche autrement plus ardue, quand Rong et Min, s’apprivoisant, s’élèvent mutuellement. L’expérience du monde végétal d’Orn est alors entravée par ses seules angoisses, son rapport avec le présent plus conflictuel, s’étendant pour elle au-delà des limites confinées de la ville. Sa traversée de la forêt sera ainsi jonchée de détritus, de bâches en plastique, de bruits lointains de scies électriques, une atmosphère lourde et toxique qui l’obligera à mettre un masque de protection, comme si elle se trouvait encore en pleine ville, la nature l’agressant tout autant, ces fourmis qui envahissent la nappe de pique-nique s’apparentant à une véritable attaque de la forêt. En conservant sa posture de défiance face au monde, la nature lui refuse l’accès à une plénitude spirituelle. Toutefois, en rejoignant le couple dans le dernier quart du film, d’abord réticente, elle rejoindra finalement Rong dans l’eau de la rivière, à l’invitation de cette dernière, onction de l’eau qui par son action la transmuera à son tour, accompagnant avec l’aide de Rong, Min, allongé dans l’eau, vers son accomplissement autant physique que spirituel.
Toutefois, ce qui semblait a priori s’opposer dans le film, l’espace urbain à celui de la nature, doit être très largement nuancé afin de ne pas conduire à un contresens. Cette lecture dichotomique de l’espace comme du temps n’est absolument pas compartimentée, plutôt faut-il considérer l’espace du film, coupé en son centre par le générique, comme l’idée d’un passage entre des frontières : si la quête semble celle d’atteindre un tout homogène, ce tout n’entend pas abolir les différences mais les sublimer. Précisément, le mouvement opéré par Blissfully Yours n’est pas tant fait de ruptures et de blocs imperméables les uns aux autres, mais au contraire trace un sillon commun dans lequel l’espace urbain et le monde végétal sont constitutifs d’un ensemble plus vaste, où les frontières sont des plus poreuses, flux vital passant d’un monde à l’autre par le déplacement et le travelling où la voiture devient essentielle dans la réappropriation active du monde par les personnages, moyen de locomotion leur permettant de traverser l’espace et de passer d’un territoire à un autre. Ainsi est-il significatif que l’entrée dans la voiture de Min et Orn soit ponctuée d’un lent zoom avant, annonçant le mouvement tant spatial que spirituel des personnages. Dès lors qu’ils se retrouvent maîtres de leurs mouvements, la nature investit alors progressivement le cadre, apparaissant dans l’arrière-plan, par de la végétation urbaine, au travers d’une fenêtre, pour ensuite l’envahir complètement une fois la voiture arrivée sur la route. Chaque passage d’un territoire à un autre est par ailleurs marqué par une porte, qu’elle soit physique (dans la ville) ou symbolique (l’entrée dans la forêt de Rong et Min, entre ombre et lumière), le champ s’ouvrant à mesure de plus en plus à l’organique.
Mais c’est autant dans l’immobilité des plans fixes de l’hôpital que Weerasethakul fait surgir le mouvement, en utilisant les bords de cadre et le hors-champ pour inscrire l’action dans le monde ouvert, notamment avec le surgissement de l’aide-soignante dans le cadre ou en s’attardant sur des personnages qui ne réapparaîtront pas dans la suite du film. Le cadre est ainsi pensé comme un territoire quelconque, que les personnages sont libres d’habiter ou de quitter, et c’est tout d’abord en s’affranchissant de lui que la vie, qui lui pré-existe, entame sa marche en avant. Mouvement de la vie, passage entre les frontières, une esthétique des mouvements opère, substituant les bruits de la circulation par les bruits de la forêt, les discours formels et informatifs entre personnages par des conversations informelles entre amants et des monologues intérieurs, les lumières artificiels par la lumière du jour, le vide par du plein, la survivance en milieu urbain par la vie intérieure et spirituelle, la maladie et la mort par l’éveil sexuel, sensoriel et affectif des êtres, Éros et Thanatos.
De quoi témoigne, dès lors, finalement, le problème d’eczéma de Min, qui disparaîtra en fin de film ?
Min, faut-il le redire, est Birman, étranger clandestin sur un territoire non pas lointain mais frontalier, celui de la Thaïlande, Min qui se trouve autant au contact de Rong, jeune femme Thaïlandaise. Et si les deux individus finiront pas partager un sentiment amoureux, ce rapport amoureux sera difficile à installer tant les problèmes de peau de Min perdure le long du film, interdisant, y compris dans un premier temps en forêt, toute forme de contact, chaque fois que Rong tentera d’approcher Min, comme si la peau lui brûlait à la moindre approche. Son eczéma devient ainsi le symbole d’un contact allergène, comme s’il était provoqué par un frotti-frotta civilisationnel. Une maladie de peau qui serait celle du monde global où les cultures sont à touche-touche, où le monde entier devient une zone irritable, là où le mitoyen semble alors faire crise.
S’il en était demeuré là, le film répondrait alors simplement en écho au message problématique que développait déjà Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage, Race et histoire, à propos de la survie des cultures dans un monde globalisé, prônant une politique du chacun chez soi, afin de préserver la couleur locale comme l’identité de tous, sauf à s’évanouir dans un grand tout informe, le transfontiérisme étant un impérialisme comme un colonialisme qui ne diraient pas leur nom. Fernand Braudel avait déjà dressé le procès-verbal de ces interactions civilisationnelles dans sa Grammaire des civilisations : « Une civilisation répugne généralement à adopter un bien culturel qui mette en question une de ses structures profondes. Ces refus d’emprunter, ces hostilités secrètes conduisent toujours au cœur d’une civilisation. À première vue, chaque civilisation ressemble à une gare de marchandises qui ne cesserait de recevoir, d’expédier des bagages hétéroclites. Cependant, sollicitée, elle peut rejeter avec entêtement tel ou tel apport extérieur »(1). Une thèse, celle de Claude Lévi-Strauss, qui sera reprise au cours des années 80 par la Nouvelle droite, développant l’idée d’un racisme de type différentialiste. Dans ce nouveau contexte intellectuel, les races seraient remplacées par des « cultures », qui ne se trouveraient plus dans un rapport de type hiérarchique entre elles, de la meilleure à la moins bonne, non plus donc dans un rapport de type inégalitaire mais, grande nouveauté, ces cultures, parce qu’elles seraient au contraire égales entre elles, afin de préserver leurs spécificités respectives, seraient dans l’obligation de demeurer chacune à égale distance des autres, seule solution propre à maintenir une offre comme une diversité culturelle. Un discours qui ne se présenterait plus tant sous une forme raciste que racialiste, insistant sur des différences culturelles présentées comme non subsumables, ce racialisme n’étant plus de type vertical, comme dans un bon vieux racisme ordinaire mais, en situant les cultures sur une même échelle, deviendrait horizontal, dont la logique, fort simple, serait celle du chacun chez soi capitonné.
Toutefois, dans Blissfully Yours, le problème d’eczéma de Min finit par se résoudre, démontrant que toute frontière, comme le pharmakon de Platon, est à la fois remède et poison. Tout serait donc affaire de dosage. Un pays, comme un individu, pourrait ainsi mourir de deux manières : soit dans un étouffoir communautaire, soit dans les courants d’air. Aimé Césaire estimait ainsi qu’on pouvait se perdre « par ségrégation murée dans le particulier et par dilution dans l’universel ».
Ce qui se dessine dans le film s’apparente donc à ce qui rend opératoire « l’espace entre les hommes », qu’est la politique selon Hannah Arendt, ce que Jacques Rancière nomme l’ « an-arkhè » et qui est selon lui le propre de la logique politique. Dans cette perspective, les individus deviennent vraiment tels – c’est-à-dire parfaitement in-dividus, individus « absolus », délimités par une ligne frontière qui à la fois les isole et les protège – s’ils ne sont jamais libérés de la « dette » qui les lie les uns aux autres, s’ils ne sont pas exemptés, exonérés, dispensés de ce contact qui menace leur identité en les exposant à un possible conflit avec leur voisin, en les exposant à la contagion de la relation. L’appréhension de la communauté est donc tout autre que celle qu’on peut lire comme forteresse : faille constitutive du sujet, elle est fondamentalement un vide, une dette, un don à l’égard de l’autre. Pour le philosophe politique italien Roberto Esposito, la communauté ne se définit jamais comme un agrégat d’individus, corrélés les uns aux autres par des particularités partagées. La communauté est la tension elle-même qui existe entre les individus, dans la mesure où elle figure la limite qui empêche la politique de se constituer en absolu, de s’immuniser par rapport à la charge, la dette qui l’innerve. Aussi la communauté ne se laisse-t-elle définir que négativement : la communauté est donc fondamentalement « impolitique », c’est-à-dire qu’elle ne se laisse appréhender que du fait d’empêcher la politique de s’autonomiser, de s’immuniser par rapport à elle. Saisie de la sorte, la communauté échappe au caractère fantasmatique qui semble nécessairement habiter toute pensée à son égard, à tout mythe communautariste et à tout archétype aboutissant « à un renversement à 180 degrés de la synonymie commun/propre inconsciemment présupposée par les philosophies communautaires et au rétablissement de l’opposition fondamentale : le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre »(2).
Les in-dividus sont donc des sujets finis – coupés, traversés par une limite qui ne peut être intériorisée parce qu’elle constitue précisément leur « dehors », parce qu’elle est l’extériorité sur laquelle ils débouchent et qui les pénètre dans leur non-appartenance commune. C’est pourquoi la communauté ne peut être pensée comme un corps, comme une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. Mais elle ne doit pas non plus être entendue comme la « reconnaissance » réciproque et intersubjective qui pourrait leur renvoyer un reflet confirmant leur identité initiale. Elle ne doit pas être entendue comme un lien collectif qui viendrait, à un certain point, relier des individus auparavant séparés. La communauté n’est pas une manière d’être – et encore moins de « faire » - du sujet individuel. Elle n’est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l’extérieur, le personnage de Min permettant à chacun d’opérer cette mue, comme lui-même est transfiguré. Elle est un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet. Toute volonté de fermeture, incarnée à l’écran par les personnages du médecin et du patron de Ring, serait à cet égard un symptôme d’autoimmunité suicidaire. Une pulsion de mort la travaillerait. Une société fermée dirigerait ses défenses contre elle-même. L’espace de la communauté définie par cette fermeture témoignerait d’un héritage inviolable qu’il s’agirait de protéger, mais auquel elle se sacrifierait dans le même geste. Les défenses y travailleraient à régénérer les causes du mal car ce que ce type de société prétendrait défendre ne serait pas précisément la communitas, mais l’immunitas. Or, rappelle Jacques Derrida, l’immun (ce qui est affranchi des charges, des obligations, des impôts, etc...) est une exemption aux règles qui a été transportée dans le domaine du droit (immunité parlementaire ou diplomatique), de la religion (inviolabilité des temples ou des prêtres contre la justice ou la police), etc. De cette façon, toute communauté est hantée par cette exemption contre laquelle elle cherche à se protéger par une logique d’auto-immunité(3). Sa tradition, son héritage sont des spectres invisibles auxquels elle doit sa survie. Elle les reproduit mécaniquement, tout comme elle cherche sans cesse à les régénérer. Ce qui implique que pour survivre, elle soit prête à s’auto-détruire.
Au fond, dit Blissfully Yours, avec Jacques Derrida, dès l’origine/dès le début du film, il y a infection, impureté. Quelque chose d’« autre » a provoqué une allergie. La chose, qui se vit comme propre, est donc toujours-déjà menacée. Ce surgissement a toujours été là ; la chose ou l’être apparemment indemne était déjà impropre. Il faudrait donc le sacrifier, ce qui implique un rejet de la part des « autorités » du film, médecin, patron ; mais en le sacrifiant, c’est toute la communauté qui périrait répond Apichatpong Weerasethakul : il témoigne de ce qu’en immunisant la communauté, c’est elle qui serait soldée en vérité. Si la communauté est toujours-déjà impropre, et ne peut être autrement, l’en préserver, ce serait la sacrifier. Toute communauté serait travaillée par ce mécanisme. Pour se protéger, elle remplacerait le plus souvent l’« autre » par un bouc émissaire : Athènes nourrissait déjà des étrangers pour les sacrifier.
Apichatpong Weerasethakul devient ainsi le cinéaste du franchissement de frontières entre les différentes modalités du réel dans Blissfully Yours, le réalisateur parvenant à installer un univers diégétique fondé sur le contraste et la symbiose, la ville et la nature, un télescopage lui permettant d’aller y déceler une certaine idée du mouvement, d’un flux vital traversant les êtres et les territoires, de la transformation des choses propre à réinventer une harmonie du monde, qui ne consisterait pas, cependant, en un secret espoir de l’ultimité, mais à élaborer les conditions d’un monde qui ne chercherait plus à préserver ses bords d’un extérieur quelconque.
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Notes