« Bleak Moments » de Mike Leigh : Habiter le trouble
Avec ce premier long-métrage de fiction paru sur les écrans en 1971, Mike Leigh met en scène les « bleak moments », ces moments troubles entre chien et loup, nichés et ensauvagés au cœur des rencontres, qui traverseront régulièrement son œuvre.
« Bleak Moments », un film de Mike Leigh (1971)
« J'aime ceux qui paniquent
Ceux qui sont pas logiques
Enfin, pas comme il faut
Ceux qui, avec leurs chaînes
Pour pas que ça nous gêne
Font un bruit de grelot »
(Anne Sylvestre, Les gens qui doutent, 1995)
On dira difficilement mieux qu’avec les mots d’Anne Sylvestre la longue passe entre Sylvia (Anne Raitt) et Peter (Eric Allan), la secrétaire et le professeur célibataires de Bleak Moments. Une passe que l’on qualifiera d’amoureuse, quand bien même absolument tout retient l’amour de s’y exprimer. Il n'y a là que de menues situations du quotidien, la plupart du temps, sur lesquelles s‘exerce néanmoins une tension insoutenable. Le premier véritable rendez-vous galant s'éternise, d'apéritif en café, de café en digestif, de digestif en café, à mesure que les cœurs et les tripes se nouent plutôt que de se délivrer dans l'action amoureuse de l'étreinte chaleureuse et du baiser. Tout lieu devient guet-apens dont les protagonistes parviennent tout juste à s'extirper. Passer commande dans un restaurant relève de l'exploit, toucher l'être désiré relève de l'impossible.
À l’image, Eric Allan rend avec délicatesse la tension et la nervosité du corps, notamment par de nombreux rictus, tics et jeux de mâchoire, dans des situations qui n'avaient pourtant rien d’une crise majeure requérant l’action héroïque. Par la voix, Eric Allan et Sylvia Raitt s’ingénient à ne pas faire trop de bruit, ce que rend tout juste audible une bande son feutrée qui ne retient jamais que des murmures et chuchotements au sein desquels les mots et les pensées se dissimulent ou se disent à demi. Que ce soit sur le chemin du travail, à l'appartement de Sylvia ou dans un restaurant chinois à peu près vide, Sylvia et Peter se croiseront régulièrement mais ne parviendront jamais qu’à faire entendre le bruit de leurs chaînes comme s’il s’agissait de grelots. Nous sommes dans l’antichambre de la vie, avec les gens qui doutent et habitent le trouble(1).
Dans l’antichambre de la vie
Bleak Moments, on ne l’apprend à personne, raconte combien il est difficile de rencontrer quelqu’un : la sœur déficiente mentale de Sylvia, Hilda (Sarah Stephenson), enfermée dans son monde, ne l’est certainement ni plus ni moins que tous les protagonistes du film. Tout cela a été finement analysé depuis la sortie du film en octobre 1971, notamment dans la critique de Roger Ebert publiée dans le Chicago Sun-Times le 4 novembre 1972(2), Roger Ebert qui ne ménageait pas ses efforts afin de faire connaître le cinéma de Mike Leigh auprès du public américain. Plus près de nous, en 2016, Tony Whitehead revient sur les sucreries qui circulent dans le film, du thé aux Maltesers, afin d’introduire un peu de douceur dans une situation sociale extrêmement tendue, ainsi que sur les stratégies d’évitement mobilisées par les protagonistes du film, notamment celles de Peter qui s’avance sur le chemin d’une théorie de la communication avec McLuhan, arguant de l’importance du médium pour la transmission d’une information alors même que son acte consiste plutôt à empêcher quoi que ce soit de se communiquer(3).
À bien des égards, Bleak Moments demeure une clé de voûte dans l’œuvre de Mike Leigh. Si ce premier long-métrage réalisé à 28 ans avec des bouts de ficelle joue un rôle décisif, ce n’est pas seulement par les opportunités de tournage qu'il ouvrira au jeune réalisateur(4), mais également par les motifs qui reviendront dans l’œuvre, ainsi que le réalisateur l'a lui-même fait remarquer : « I would have to admit that Bleak Moments remains, in some ways, the mother of all Mike Leigh films. And I'm very proud of it. »(5) Motifs au nombre desquels les « bleak moments » ne sont pas les moindres, ceux-ci traversant la filmographie de Mike Leigh. Les « bleak moments » qui parsèment le film éponyme n'intéressent pas tant en ce qu'ils marqueraient l’échec d’une rencontre, ce que leur traduction par « moment morne » pourrait indiquer – l’aboutissement d’une situation gênante, sa fin de non-recevoir, un moment qu’il convient de fuir et d’oublier. Plutôt, c'est en tant que moments de tension qu'ils retiennent l’attention, quelles que soient les résolutions historiques qui leur succèdent. La panique, les illogismes, les chaînes et bruits de grelots sont les vecteurs de ces « bleak moments », des moments ambigus qui témoignent tout autant de la possibilité d’une rencontre que de tout ce qui empêche la production de ses effets. En situation de communication sociale ordinaire, les « conversational gambits » évoqués par Peter, que l'on définirait comme des moyens d'entamer ou poursuivre une conversation, agissent, selon Sylvia, comme des stratégies d'évitement (« an evasion of what’s going on » dit Sylvia), soit des paravents protégeant les individus du trouble qu’il leur faudrait habiter s’ils ne se protégeaient pas de l’affect leur survenant. C’est tout le paradoxe de ces rencontres que l’on dirait ici impossibles à force de s’en protéger, et qui pourtant ne seraient pas loin de s’approcher au plus près de ce que toute rencontre provoque : cette tension qui ne trouve jamais purement et simplement à se résoudre dans l’acte amoureux. Les protagonistes de Bleak Moments habitent le trouble comme ils le peuvent, plutôt qu’ils ne parviennent à laisser purement et simplement se résoudre cet affect de l'amour qui les saisit en acte amoureux.
Il ne faudrait pas se méprendre sur cette tension, que nous avons pu rapprocher en introduction du guet-apens. Un bref détour par Alfred Hitchcock, un faux-ami possible lorsqu'il s'agit de concevoir cette tension, permettra de mieux en comprendre la singularité. Mike Leigh dit souvent qu'Alfred Hitchcock s'est trompé sur nombre de points essentiels lorsqu'il s'agit de cinéma. Sur les attentes des spectateurs, notamment. Il n’y a en effet pas plus étranger à Mike Leigh que l’assomption d’un désintérêt du public pour la vie quotidienne qui serait déjà, par ailleurs, à certains égards, similaire à la leur. Néanmoins, si l’on s’attarde sur ce trouble habité par les protagonistes de Bleak Moments, il nous faut bien commencer par dégager quelques similitudes. Prenons à titre d'exemple L’homme qui en savait trop, qu'il s'agisse de la version de 1934 ou de 1956. La scène fameuse de l’Albert Hall met une femme devant un choix impossible : soit elle sauve sa fille qui a été kidnappée par des malfrats, soit elle déjoue l’attentat qui va se produire sous ses yeux au moment précis du retentissement des cymbales de la Storm Cloud Cantata. Impossible pour elle de se décider, impossible décision marquée par un affect insoutenable qui ne trouve à se décharger que dans un cri qui ne résout rien, ou qui ne témoigne que de l’affect de l’indécision devenu insupportable jusqu’à l’évanouissement. C’est bien par ce bout là – l’affect qui ne trouve résolution – que le cinéma de Mike Leigh et Alfred Hitchcock se mettent à communiquer. Sous une logique similaire d'irrésolution affective en quelque action que ce soit, ce qui dans Bleak Moments se serait soldé par l’acte amoureux simplement consommé, nous retrouvons une logique affective similaire. Similaire mais pas identique, car l’orchestration majeure du pathos dans le grand conflit éthique polarisé par l’indécidable et échouant dans le cri diffère de l’accompagnement mineur de l’affect se maintenant dans le trouble et échouant dans la fuite. C'est là que Hitchcock devient un faux-ami embarrassant : dans l'écart entre le Majeur aux mains du maître du suspense, fut-il en crise, et le mineur aux mains de celui qui ne cesse d'insister sur le fait de n'en savoir pas plus que les acteurs sur les personnages. Le premier orchestre l’indécidable de ceux qui ne doutent pas, le second habite le trouble des gens qui doutent.
Cadrer une vie, une vie cadrée
Encore peut-on habiter le trouble de différentes manières : si Peter tente de le conjurer avec sa rhétorique foireuse et ses trucs de langage gros comme des tics, Sylvia agit bien plutôt comme une force de débordement qui, à défaut de parvenir à l’action, pousse le trouble à son paroxysme. Le premier plan, en apparence anodin comme souvent dans les ouvertures des films de Mike Leigh, lance le regard sur une fausse piste. S’y découvre une chaussée avec un panneau d’obligation de tourner à gauche. Tandis qu’un véhicule respecte le sens de la circulation en un mouvement de droite à gauche, Sylvia traverse le plan de gauche à droite. Détail, certes, mais qui prend chez Mike Leigh, avec d’autres ouvertures apparemment aussi anodines, la valeur d’annonce programmatique plutôt rieuse, comme un contre-caméo hitcockien : non pas l’indication de la patte du maître nichée dans les moindres détails, mais la tension de tendances à l’œuvre dans un film.
Dans Bleak Moments, le cadre fait partie des moyens formels utilisés par le metteur en scène pour faire sentir cette tension(6). Comment ? En jouant avec un autre cadre, celui de la peinture, pour produire autant de tableaux comme des vignettes domestiques. Le salon de l’appartement de Sylvia jouxte la cuisine. Entre les deux, une ouverture permet de passer les plats, ou de continuer la conversation avec les invités au salon. C’est ce cadre architectural que le metteur en scène filmera comme un cadre au sein du cadre, un cadre cadré. Ce cadre cadré reviendra à de multiples reprises, dans des plans plus ou moins larges. Limitons-nous à trois d’entre eux, ceux qui contiennent la plus puissante charge affective et témoignent chacun d'un certain rapport au temps, de la vanité métaphysique à l'épuisement de la tension dans la durée en passant par le temps pragmatique de l'humour et de l'érotisme. Le premier, qui figure également parmi les premiers cadres cadrés, enferme Sylvia de profil dans sa cuisine alors qu’elle vaque à quelques affaires domestiques. C’est le cadre le plus « cadrant », si l’on peut dire, celui qui enferme son personnage qui n’a plus qu’à être saisi par le regard du spectateur. S’il fallait lui accoler un verbe, ce serait le verbe « être » : Sylvia est cette femme-là, dans cette cuisine, vaquant à ses tâches domestiques, vivant sa petite vie, et rien d’autre. Sylvia reviendra même poser un réveil matin sur le bord inférieur du cadre, comme pour transformer en vanité le quotidien d’une femme anglaise en 1970. Il s’agit bien de cadre et de peinture, il s’agit bien d’enfermer la figure dans le cadre.
Ce « cadre cadrant » et le réveil peuvent bien indiquer la possibilité d’une vanité ainsi que la réalité du temps éprouvée par ceux qui attendent - on ne sait et ils ne savent quoi - et pour lesquels rien ne se passe. Mais en tant qu’il s’agit d’un réveil et non d’une horloge, l’objet indiquerait tout autant, au sein de la symbolique de ce tableau composé, la possibilité, justement, d’un réveil. Ainsi, le second cadre que nous retenons, ou seconde vignette domestique, nous révèle l’une des premières puissances par lesquelles Sylvia essaye de faire déborder le cadre de son quotidien : l’humour. Le réveil a disparu du cadre, et Sylvia fait entendre cet humour léger et érotique à son hôte engoncé dans sa timidité. L’hôte n’est pas Peter, mais Norman (Mike Bradwell), un jeune homme coincé et bredouillant jouant de la guitare dans la pièce que lui loue Sylvia. Alors qu’elle lui propose 4 cacahuètes depuis l’intérieur du cadre cadré de la cuisine, leur nombre s’amenuise à mesure qu’elle en sort pour s’approcher de lui tout en les dévorant. Dans le même temps, c’est un décompte du temps qui s’opère, de cacahuète en cacahuète, décompte matériel qui vient briser la vanité surplombante et par trop générale, si pas métaphysique, du premier tableau. Un décompte érotique en ce qu’il indique également ce qu’il reste de matière pour séparer la bouche de Sylvia de celle de Norman. Des secondes-matières érotiques pour une conception du temps pragmatique ayant pour action le rapprochement des corps, et non plus métaphysique ayant pour théorie l'éternité transitoire de tout ce qui existe.
Le troisième tableau que nous retenons est bien plus triste et sera composé au terme de la longue passe amoureuse évoquée en introduction. Peter y multiplie les tentatives de poursuivre la conversation, avec énormément de maladresse, quand Sylvia s’ingénie à provoquer le premier baiser : là encore Sylvia tente de déborder le cadre par la puissance de l’humour, secondé cette fois par l’alcool censé enivrer les corps et échauffer les esprits dont elle espère faire son allié. Troublé mais toujours aussi grippé, Peter lui demande si elle préfère regarder la télévision ou la radio, éludant le verbe pour la seconde partie de la phrase. Sylvia, non pas ironique mais pleine d’humour, soit près de son interlocuteur dont elle accepte pleinement les règles et formules, jusqu’à assumer l’erreur syntaxique, lui répond qu’elle préfère regarder la radio. Peter se donnera lui-même le bâton pour battre et rabattre le troublant désir. Plutôt que d’accepter le rire, il reformule en termes littéraux, dépourvus de toute ambiguïté, poétisation ou affect possible, sa proposition initiale. Comme si cette réponse lui avait importé. Si à la fin Sylvia parviendra bien à arracher un baiser, il ne décharge rien. Le trouble n’aura fait que s’accentuer, n’aura pas transformé la situation, sera juste devenu insupportable jusqu’à se sublimer dans l’impuissance. C’est le dernier tableau, le plus triste : Sylvia qui était sortie du cadre pour un temps, jusqu’à se rendre dans un restaurant chinois, soit quitter cette cuisine qui l'assigne à résidence, retourne dans le cadre afin de préparer le thé ou le café qui, on le sait, résout tous les troubles chez les anglais.
Le trouble, dans la joie et la tristesse
Éternité inerte de la vanité, chronologie désirante de la pragmatique, durée impuissante de l'épuisement. Le trouble se sera accentué de l'un à l'autre tableau du temps, du cadre métaphysique à son débordement par les tentatives humoristiques, érotiques ou alcoolisées de Sylvia, jusqu'à sa mise en échec par épuisement dans la durée. Quelque chose, néanmoins, sera quand même passé. De la Nocturne de Chopin que l’on entend lors du générique d’ouverture du film à l’air de guitare joué par Norman et approximativement restitué par Sylvia sur son vieux piano. Le pianiste de la Nocturne entendue à l'entame du film n’apparaissait pas dans le champ, quand bien même se doutait-on qu’il s’agissait de Sylvia que nous verrons plus tard jouer la même œuvre, avec la même maladresse, sur son piano désaccordé. Certes, c’est l’air las et désabusé que nous la retrouvons à la fin du film, courbée et martelant quelques notes sur le piano. Mais une toute petite chose aura été retenue, trois fois rien, ce petit air joué par Norman. Et certainement, le souvenir de cet affect qui les a tous traversés ce jour où Norman, Hilda et Sylvia furent unis par cette petite mélodie qui était alors dans l’air – comme un affect joyeux qui troublait des gens heureux. Le cinéma de Mike Leigh avait trouvé là sa demeure : Habiter le trouble, dans la joie et la tristesse, pour le meilleur et pour le pire.
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Sébastien Barbion, « High Hopes de Mike Leigh : Noms, Classes, Luttes », Le Rayon Vert, 17 novembre 2017.
Notes