« Black Mirror » Saison 4 : Le Sacerdoce de Charlie Brooker
En voulant nous sensibiliser à l'humanité des hologrammes et à la cruauté humaine, Charlie Brooker semble délaisser la critique des dangers imminents des nouvelles technologies au profit d'une leçon de morale chrétienne et populiste.
« Black Mirror » Saison 4 (2017), une série de Charlie Brooker
La marque de fabrique de Black Mirror s'est toujours forgée autour d'un schéma précis qui consiste à installer une frontière poreuse entre ce que la série raconte et la potentielle apparition/application des événements dans nos sociétés soumises aux nouvelles technologies. Ce qui se déroule dans la série pouvait se produire à tout moment dans un futur relativement proche. Rien ne semble même empêcher aujourd'hui un chantage à base de pénétration porcine ni la traque d'individus ayant des propos contraires à la morale dominante. Pourtant, depuis son passage sur Netflix à partir de la saison 3, et à l'exception de deux épisodes (Hated in the Nation et Shut Up and Dance), cette proximité temporelle entre la fiction et la réalité n'a cessé de s'allonger. La distance qui sépare maintenant la quatrième saison de la réalité technologico-sociétale actuelle n'a jamais été aussi grande depuis le début de la série : la science-fiction semble avoir supplanté la dystopie, et c'est tout le projet de Black Mirror qui s'en trouve génétiquement modifié. La saison 4 redistribue (définitivement ?) les cartes du jeu. Elle modifie le rapport de la série à l'urgence et au malaise qui la caractérisait. Ce qu'il en ressort, c'est une soumission du projet à un surprenant moralisme aux tendances chrétiennes et réactionnaires, qui est certes présent en filigrane depuis le début Black Mirror, mais qui semble désormais occupé tout l'esprit de son créateur et scénariste, le mystérieux Charlie Brooker. Et si celui-ci, derrière son apparence de petit laborantin provocateur, n'était au fond qu'une sorte de prête populiste 2.0 récitant une profession de foi sur le caractère sacré de la vie humaine et la nécessité de punir ceux qui ont péché ? Charlie Brooker maîtrise peut-être à la perfection ce que nous appellerons « l'art de l'éprouvette », mais c'est pour mieux nous rappeler in fine à nos fondamentaux religieux et à la droiture morale.
Le fil rouge de cette saison 4 est aussi limpide que délirant : la prise en compte de l'humanité des doubles numériques. Que se passerait-il si la technologie nous permettait de répliquer numériquement des doubles aussi vrais que nature ou de transposer notre esprit dans d'autres corps ? Que des mauvaises choses, évidemment. Charlie Brooker s'improvise généticien des nouvelles technologies en testant un concept nouveau : l'hologramme-éprouvette, double numérique menant une vie humaine digitale indépendante au cœur de systèmes informatiques. Brooker pense ainsi briser le tabou suprême qui consiste à donner vie à des clones parfaits (ce débat est pourtant ressassé depuis longtemps) tout en s'interdisant, dans la foulée, de donner un sens et une raison d'être à ses expérimentations : c'est une limite à ne pas franchir et une source de dérives et de cruauté qui ne peut que réveiller ce qu'il y a de plus mauvais dans l'homme (et, bien entendu, par un amalgame douteux, chez chaque spectateur/être humain). C'est pourquoi à peine le sacrilège commis, Brooker, notre esprit si éclairé, referme la boîte de pandore et met en garde quinconce de la ré-ouvrir. Black Mirror saison 4, à l'inverse des précédentes saisons où cette tendance était encore limitée, endosse ouvertement un déplaisante droiture morale reposant sur une série de limites à ne pas franchir. Il ne s'agit plus ici de créer un malaise, mais de suggérer lourdement l'interdit à ne pas braver, de juger ce qui est bon ou non pour le Bien de l'humanité et de considérer l'être humain comme un animal violent qu'une posture divine de créateur (sur les hologrammes) rendrait irrémédiablement puéril.
Dans USS Callister, Robert Daly (Jesse Plemons), compense son mal-être en se comportant comme un tyran dans le jeu vidéo en ligne qu'il a conçu, Infinity, où il prend les traits du capitaine d'un vaisseau spatial à la Star Trek. Sauf que les membres de son équipage virtuel, tous recomposés à partir de l'ADN de ses collègues de travail, sont des répliques parfaites de leurs modèles. Autrement dit, ce sont des hologrammes humains ou des humains recréés numériquement et prisonniers d'un jeu vidéo. Des clones parfaits recréés grâce à une technologie ultra-puissante : l'interdit est bravé. L'empathie du spectateur est ensuite immédiatement sollicitée. Le pauvre équipage est en effet martyrisé par le capitaine Daly, véritable salaud frustré qui se venge de sa mise à l'écart dans la vie réelle. Le spectateur est invité à soutenir la cause des bébés-éprouvettes numériques et la punition du méchant petit Dieu. Dans le même mouvement, il est donc rappelé à son devoir d'empathie originelle (pour des entités non-humaines...) et poussé à juger moralement l'usage qui pourrait être fait d'un tel jeu vidéo. La situation est abracadabrantesque et la résolution de l'épisode l'est tout autant. Charlie Brooker semble vouloir nous rappeler par l'absurde à notre Humanité, comme si le risque premier était de perdre notre supposée bonté d'âme à travers les nouvelles technologies. Ce ne sont plus celles-ci qui sont la cible directe de sa critique (or, c'était un trait dominant de Black Mirror), mais l'humanité elle-même, qui ne peut que reproduire les schémas connus de torture et de soumission de l'autre.
De l'humanisation des hologrammes, il en est encore question dans Hang the DJ et Black Museum. Le premier décrit le fonctionnant d'un Tinder du futur où les matchs ne s'effectuent plus au hasard mais dépendent du taux de compatibilité calculé à l'intérieur même de l'application. Pour cela, celle-ci utilise des doubles numériques prisonniers d'un centre de dating pour célibataires. Le système répète des milliers de fois la rencontre entre deux personnes et vérifie si l'issue est toujours la même (à savoir, la transgression des règles et la fuite). Si le taux de réussite est hautement élevé, le match est "calculé" et l'application connecte les deux profils dans la vie réelle. Brooker reproduit le célèbre schéma du Truman Show. Il est amusant de constater ici que le twist final tend à éclipser l’électrochoc susceptible d'être produit par l'épisode : pour matcher dans la vie réelle, une application utilise désormais des doubles plus vrais que nature, des hologrammes-éprouvettes jetés en pâture dans un système que le manque d'humanité d'une société numérique ne questionne plus. Face à cet affront, Brooker se pose en prophète des temps modernes qui vient révéler l'imposture et rappeler le spectateur à son devoir humain. Comme dans The Circle de James Ponsoldt (2017), et à l'inverse du Truman Show, le système n'est pas détruit. La grande machine invisible qui tourne en toile de fond de Black Mirror continue d’œuvrer, imperturbablement, non pas tant sous la forme d'une création démoniaque qu'il faudrait à tout prix combattre et mettre en pièce, mais comme une machine de contrôle, une machine de l’Église, une machine à faire culpabiliser. Le prêtre Charlie Brooker n'est peut-être pas ce laborantin éclairé dont la clairvoyance nous était tant vantée (l'a-t-il jamais été ?). Il a cédé la machine Black Mirror aux dogmes des Don Quichotte cathos 2.0 qui veulent sensibiliser à la pitié et à la niaiserie humaniste contre la déshumanisation grandissante.
Et pour cela, toutes les invraisemblances sont permises. La preuve encore dans Black Museum, où un scientifique sadique expose dans un musée perdu en plein désert le résultat de trois hybridations fantasques. Le docteur Haynes présente ainsi successivement à sa visiteuse du jour, Nish, un casque sensoriel qui permet de ressentir la douleur des autres et qui a entraîné la perte de son cobaye ; une peluche contenant encore l'esprit d'une personne réelle transposé après une opération complexe ; et, enfin, l'hologramme d'un condamné à mort voué à repasser indéfiniment sur la chaise électrique pour le plus grand plaisir des visiteurs du musée. Black Museum marque clairement l’apogée du Sacerdoce prononcé par Charlie Brooker dans cette saison 4. Il nous montre qu'il est possible de faire souffrir des hologrammes avec une cruauté inimaginable. Et que si cette opportunité nous était donnée, nous la saisirions sans la moindre hésitation. Ce musée noir de Black Mirror n'est pas tant celui des nouvelles technologies que celui des pêcheurs et de la cruauté humaine. Les nouvelles technologies ne sont critiquées que par rapport à une visée eschatologique du destin de l'humanité. Il n'est donc pas étonnant que la vengeance et la punition soient le moteur narratif de la plupart des épisodes, car la mission que semble s'être maintenant auto-conférée Black Mirror n'est autre que la recherche du Bien suprême, la lutte contre le Mal et le repentir d'une humanité à la dérive.
Pour sensibiliser le spectateur à cette Humanité pure, qui est un fantasme persistant et moyenâgeux, Brooker, en prêtre populiste, n'hésite donc pas à jouer hypocritement avec les arguments créationnistes et bibliques. Il invente une ribambelle d'hologrammes-éprouvettes tous aussi invraisemblables les uns que les autres pour mieux protéger le tabou de la désacralisation de l'espèce humaine. Le double numérique devient un martyre. Au final, l'univers numérique n'est plus présenté comme un nouveau monde de possibles pour l'humanité, à l'image du monde rêveur entraperçu dans San Junipero, ni même comme un système qui doit être renversé, mais comme une machine à faire culpabiliser que Brooker utilise pour prêcher la bonne parole. Et quand bien même ce n'est pas la finalité de Black Mirror, puisque la série a toujours voulu faire réfléchir le spectateur sur les dangers imminents des nouvelles technologies, jamais elle n'avait atteint un tel degré de moralisme primaire débouchant sur une conscientisation aussi mièvre. Celle-ci trouve son expression la plus évidente dans le twist final de l'insignifiant épisode Metalhead : l’escapade périlleuse du petit groupe contre les machines avait pour unique but la récupération d'une caisse de peluches pour les enfants des survivants. Autrement dit, ce qu'il y a de plus mièvrement humain : des sentiments nobles et vrais, un sourire et un peu de joie pour les enfants. Espérons que l'horizon de Black Mirror ne soit pas désormais entièrement dévoué au Salut de l'unicité de l'espèce humaine qu'il faut maintenir à tout prix sur le droit chemin.
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