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Ethan Hawke dans Bienvenue à Gattaca
Esthétique

« Bienvenue à Gattaca » : Un Rêve à l’épreuve de la Science

Anne Deckers
« Bienvenue à Gattaca » affiche une simplicité étudiée. C’est dans une succession lente, où seuls changent les cadrages qui passent des corps aux visages pour révéler le processus d’humanisation des relations inter-personnages, que réside la poésie singulière du film, où les êtres expriment leur beauté plastique et leur âme.
Anne Deckers

« Bienvenue à Gattaca », un film de Andrew Niccol (1997)

Écrit et réalisé en 1997 par le Néo-Zélandais Andrew Niccol dans la foulée de son scénario pour The Truman Show (Peter Weir – 1998) et dont c’est le premier film, Bienvenue à Gattaca (Gattaca dans son titre original) semble être l’œuvre d’anticipation par excellence puisqu’il nous montre un « futur pas si lointain » (1) développé à partir de réalités scientifiques contemporaines - telles que recherche sur les cellules souches ou clonage (brebis Dolly), séquençage du génome humain, dépistage de maladies par les gènes, etc. - tout en s’en décalant de façon plus ou moins perceptible pour devenir une distorsion crédible, sonnant comme un avertissement quant à de potentielles dérives.(2) Mais Bienvenue à Gattaca diffère beaucoup, par son harmonie stylistique, sa dynamique narrative et son caractère hybride, des dystopies lugubres à la Huxley, Orwell ou Bradbury, des univers totalitaires de (entre autres) Metropolis (Fritz Lang – 1926), Soleil Vert (R. Fleischer – 1973), Blade Runner (Ridley Scott – 1982), Brazil (Terry Gilliam – 1985), Matrix (Andy et Larry Wachowski – 1999) ou même l’éblouissante série britannique Black Mirror (2011 - ), qui ont en quelque sorte établi les codes de ce que cet avenir en liberté surveillée nous réserve de plus déprimant. Parce que Bienvenue à Gattaca est lent, mélancolique, intimiste, sentimental, sans stéréotypes ni imagerie visuelle SF (3) et que l’être humain en est le cœur battant.

Imparfait et plus que parfait

Jerome Morrow (Ethan Hawke) est génétiquement parfait, comme (presque) tous les enfants de cette société future. Amélioré dès sa conception par la science et promis dès lors à une vie au sommet, Jerome est navigateur à Gattaca, le centre d’études spatiales. Il est respecté par ses supérieurs, admiré de la belle et délicate Irene (Uma Thurman) et fera partie de la prochaine mission d’exploration vers Titan. Seulement, Jerome n’est pas celui qu’il prétend être : son vrai nom est Vincent, un non-valide, une « échelle empruntée », un enfant conçu naturellement, condamné aux basses besognes par sa myopie et son cœur défaillant, qui s’est révolté contre son destin (« mon CV est dans mes cellules »), ses parents, son jeune frère parfait Anton et cette société qui interdit l’eugénisme mais réserve l’ascenseur social aux ADN sans tache.(4) Mis en contact avec Jerome Morrow (Jude Law), un Anglais au profil génétique impeccable mais cloué dans un fauteuil roulant suite à une tentative de suicide (5), Vincent se transforme physiquement en Jerome – qui voudra désormais être appelé Eugene (6) – notamment au prix d’un agrandissement douloureux (7), et intègre, grâce à mille précautions et subterfuges (récurage quotidien, poches de sang et d’urine d’Eugene…), l’élite de Gattaca, où il avait déjà travaillé en tant que Vincent dans l’équipe de nettoyage(8). Tout se déroule à merveille jusqu’à ce que le directeur du programme spatial soit assassiné et qu’un inspecteur de police (Loren Dean) flanqué d’un adjoint tenace (Alan Arkin) arrivent à Gattaca pour mener l’enquête et peut-être remettre en cause le départ vers Titan. Jerome parviendra-t-il à réaliser le rêve d’enfance de Vincent d’aller dans l’espace ?

Uma Thurman et Ethan Hawke dans Bienvenue à Gattaca
Imparfait et plus que parfait : deux cœurs fragiles (Vincent et Irene) puisqu'Irene est cardiaque malgré sa perfection physique.

Bas les masques

Au-delà de la thématique futuriste des perfectionnements génétiques, le sujet de Bienvenue à Gattaca reste classique – le désir d’accomplissement d’un homme luttant contre une société inégalitaire et sa propre nature. Mais la force de ce film très personnel, plutôt linéaire si l’on excepte le flashback relatant la vie de Vincent pré-Gattaca, et sans extravagance formelle, réside dans une intrigue riche et complexe touchant à plusieurs genres – polar, romance, science-fiction, parabole écolo – ainsi que dans le mode narratif à focalisation restreinte dominé par la voix off de Vincent/Jerome qui, en concentrant le récit sur son ressenti (9), attire à lui toute l’identification émotionnelle du spectateur. Pourtant, le film entier est construit sur un va-et-vient entre dualité, échange et fusion – identités, rivalité, amour, fraternité : deux Jerome, deux frères, deux cœurs fragiles (Vincent et Irene), deux univers (Terre et espace), deux décors (Gattaca et la maison)… mais un seul rêve, que Vincent et le vrai Jerome finiront par partager (10). Même les actes et les paroles des protagonistes sont très souvent à double sens, jusqu’au vertige parfois : quand le père apprend la faible espérance de vie de son premier-né, il change son nom d’Anton en Vincent Anton, comme s’il était le brouillon du fils parfait qui suivra ; Jerome aspire son clavier d’ordinateur conformément à la politique aseptisée de Gattaca mais c’est surtout pour faire disparaître toute trace de son ADN ; Anton, faisant une prise de sang à Eugene, ne comprend pas le résultat qui lui prouve qu’il a devant lui Jerome Morrow (« À qui vous attendiez-vous ? ») ; Jerome et Eugene s’appellent mutuellement Jerome face à Irene désarçonnée ; Eugene veut voyager mais il va se suicider… L’inversion des rôles attribués à la naissance est une variation de ces dédoublements : Vincent, le non-valide, est à la fois plus fort que Jerome, handicapé et détruit moralement, et que son frère Anton, qu’il bat à la nage uniquement parce qu’il l’a décidé; le directeur-adjoint (Gore Vidal) est le meurtrier alors que la violence n’est pas dans ses gènes ; Irene est cardiaque malgré sa perfection physique… C’est le triomphe de l’acquis sur l’inné, du vécu sur le déterminisme, la démonstration un rien chimérique que tout est possible si on le désire vraiment.

Savoir aimer

Les personnages – car c’est essentiellement un film de personnages et donc de dialogues – sont particulièrement bien travaillés dans leurs interactions, qui sont source d’émotions, et dans une gestuelle qui gagne en importance au fur et à mesure que Vincent/Jerome perd le contrôle, que la faiblesse d’Irene devient plus visible (elle ne peut courir, elle est « excusée » à l’entraînement), qu’Anton traque son frère, que l’attachement grandit entre Jerome et Eugene. Chaque personnage est tour à tour émouvant car faillible à différents niveaux, même Anton, même le tueur, même le docteur Lamar (11), d’autant plus que, dans leurs relations avec Vincent/Jerome, ils sont tous dans l’affectif, évoluant vers une complicité tacite, comme s’ils voulaient l’aider à être heureux – sous-entendu aux dépens du système que peu semblent cautionner : Lamar falsifie le dernier test d’urine, César (Ernest Borgnine) fait disparaître le gobelet où Vincent/Jerome a bu, Anton le protège de son adjoint, Irene ment à Anton sur sa relation avec Eugene et le seul qui aurait pu contrarier la mission spatiale, qu’il voulait annuler, est opportunément assassiné. Il est clair que sans ces liens qu’il a tissés, littéralement à son corps défendant, avec d’autres humains, Vincent aurait échoué. Ce naïf faisceau de bienveillances, guère compatible avec un univers d’incommunicabilité, est souligné par de nombreuses allusions, des expressions faciales et corporelles. Et Vincent est poussé vers Titan, Vincent et non plus Jerome car c’est à l’instant d’entrer dans la fusée que Jerome retrouve logiquement sa vraie identité (« Vous allez rater votre vol, Vincent. » dit Lamar), celle qui voulait être Jerome et qui l’obligeait à s’effacer symboliquement lui-même chaque matin dans la douche-incinérateur : les yeux grands ouverts sur les étoiles, Vincent décolle vers son rêve et « rentre à la maison ».

Ethan Hawke et Jude Law dans Bienvenue à Gattaca
Bienvenue à Gattaca se construit sur un va-et-vient entre dualité, échange et fusion – identités, rivalité, amour, fraternité.

Pour que l’eurythmie entre retenue et expressivité, qui est l’ossature du récit, soit convaincante, il fallait une sélection d’acteurs pertinente. Tous sont justes et jouent une partition étendue sans théâtraliser leurs visages ou leurs corps désensualisés, laissant filtrer des émotions fugitives à toutes les étapes de leurs rapports mutuels, voire déborder leurs sentiments dans certains plans, comme la pudique scène d’amour entre Vincent et Irene ou celle de l’affrontement final des deux frères - l’océan sauvage étant dans les deux cas la métaphore ultime des passions libérées et la seule incursion de nature. Il y a cependant des petites différences selon les âges. La jeune génération a la mine aussi lisse que son ADN, surtout Loren Dean et Uma Thurman, iconique. Bouleversant en Vincent comme en Jerome, Ethan Hawke nuance son jeu, expansif ou indifférent, toujours fiévreux, paraissant bien plus juvénile que ses 26 ans. Et c’est dans un unique baiser lourd de désespoir que l’impassibilité corsetée de Jerome finit par se dissoudre, l’alchimie très spéciale entre l’acteur et sa partenaire – ils formeront un couple à la ville pendant plusieurs années après le tournage – rendant la scène particulièrement authentique. À l’opposé, les autres personnages issus d’une génération plus ancienne sont incarnés par des acteurs au physique plus réaliste et plus typé, comme pour accentuer le fait qu’ils n’ont pas été modifiés génétiquement – Jude Law, « vieilli » par son amertume et Xander Berkeley, « rajeuni » par ses demi-sourires faisant la jonction entre les deux.

La tentation du beau

Les couleurs dans Bienvenue à Gattaca
Les couleurs, qui se répartissent en masses sombres ou solaires, sont la couche où s’épanouit la lumière froide, dorée ou sépia du film.

Sur le plan formel, Bienvenue à Gattaca affiche une simplicité étudiée, si proche de l’épure qu’on pourrait la confondre avec de la sécheresse. Ainsi, outre une absence quasi totale d’effets spéciaux (rare en SF), le film juxtapose des séquences statiques, souvent elliptiques, presque toujours frontales, sans jeux de caméra, de multiplication d’angles de vue ou de morceaux de bravoure techniques à la Tarantino, réduisant la profondeur de champ et faisant l’impasse sur les scènes à nombreux personnages. Par sa sobriété, le montage confirme les choix visuels et privilégie la fluidité des traditionnels fondus au noir ou enchaînés à une suite de plans saccadés. Mais c’est précisément dans cette succession lente, où seuls changent les cadrages qui passent des corps aux visages pour révéler le processus d’humanisation des relations inter-personnages, que réside la poésie singulière de Bienvenue à Gattaca, où les êtres et les choses ont le temps d’exprimer leur beauté plastique et leur âme. De plus, il y a une vraie volonté picturale de la part d’Andrew Niccol. D’abord, le film est tourné dans de superbes décors naturels, avec des bâtiments d’exception dont le Marin County Civic Center signé par Frank Lloyd Wright en 1957, déjà utilisé par George Lucas dans THX-1138 (1974) ; puis des longs plans panoramiques presque muets, où l’on sent l’homme des grands espaces – mer, esplanade de Gattaca, champ de panneaux métalliques – trouvent leur place entre les scènes d’action et contrastent avec les gros plans cliniques d’éléments de corps ; ensuite, les couleurs, qui se répartissent en masses sombres ou solaires, sont la couche de fond où s’épanouit la lumière froide (intérieur de Gattaca), dorée (deux tiers du film) ou sépia (scènes du flashback), réchauffant et donnant du moelleux à l’acier des ordinateurs, enveloppant les visages d’une douceur diffuse et faisant progresser émotionnellement le récit au gré de ses modulations. Et il y a aussi une incroyable inventivité dans les accessoires, curieusement rétros (voitures et costumes très sixties), qui renforcent paradoxalement le réalisme du film en le rapprochant d’une réalité vécue, et dans la foule de détails scénaristiques, comme l’escalier hélicoïdal rappelant le brin d’ADN, la médaille d’argent d’Eugene/Jerome virant à l’or sous la chaleur de la crémation, la mèche de cheveux, le montage parallèle du feu des tuyères de la fusée et des flammes de l’incinérateur – un départ pour la vie, un pour la mort -, la photo déchirée avec Anton qui apparaît dans le cadre ou l’extraordinaire effet d’échelle des ongles et poils de Vincent. Quant à la bande-son, les violons s’y font très discrets au profit du bruitage (voitures, chute fracassante des scories corporelles) et de l’écriture brillante, sans dramatisation sonore exagérée, ce qui est plutôt original dans cette catégorie abonnée aux musiques envahissantes et aux explosions tonitruantes. Mais Bienvenue à Gattaca relève-t-il encore de la science-fiction ?

L’autre SF

Contemplatif, lumineux, romantique, intellectuel, peu démonstratif, dépourvu d’humour et de références (12), cynique mais baigné d’espoir : Bienvenue à Gattaca est un film en équilibre. Réflexion humaniste teintée d’inquiétude quant aux dérives technologiques ou scientifiques de notre monde (13), l’atypique Bienvenue à Gattaca délivre un message universel sans mélo appuyé ou tirade hollywoodienne pontifiante : la destinée humaine n’est pas gravée dans le marbre et, comme la nature continue à se moquer de nos pathétiques tentatives de la contrôler, la qualité de notre vie dépend en grande partie de ce que nous en faisons. Et, même cachées ou inavouées, les émotions – ou la nature qui reprend ses droits – finissent par tout faire craquer, l’histoire, l’image, les mots, façonnant un héros mythologique qui se bat pour imposer son existence, terrasser les épreuves et réaliser son rêve. Lent et dépouillé, Bienvenue à Gattaca n’est pas un film pour fanatique de science-fiction, qu’il va déstabiliser et sans doute décevoir.(14) Subtil et attachant, Bienvenue à Gattaca est un film pour tous.

Fiche Technique

Réalisation
Andrew Niccol

Scénario
Andrew Niccol

Acteurs
Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law, Gore Vidal, Alan Arkin, Loren Dean, Xander Berkeley, Elias Koteas, Tony Shaloub, Blair Underwood, Ernest Borgnine

Genre
Science-Fiction, Drame

Date de sortie
1997

Notes[+]