« Benedetta » de Paul Verhoeven : Entre cloaque et comète
La jouissance des mystiques est certaine comme est certain qu'elles et ils n'en savent rien. La raison dans l'Histoire est une fable qui ne marche qu'après coup en ressemblant surtout à un grand corps malade, un corps furieux qui ne sait pas ce qu'il peut, un corps qui jouit parce qu'il préfère s'en faire des images plutôt que d'en avoir un savoir. L'écart entre la jouissance et son savoir fonde le cinéma de Paul Verhoeven tendu entre parodie kitsch et naturalisme scatologique et c'est un abîme au bord duquel danse Benedetta, entre cloaque et comète.
Une danse macabre et son fondement
Saphisme en milieu monacal et sadisme de la hiérarchie papale, délires mystiques débouchant sur des extases érotiques punies de la torture et du bûcher, possessions jouées aux confuses conséquences psychosomatiques et visions fantasmatiques accouchant de stigmates christiques, miracles indécidables et crise mimétique accentuée au temps de la peste bubonique : il ne faudrait pas pousser beaucoup pour reconnaître qu'avec Benedetta Paul Verhoeven fait du Verhoeven. Devrait-on s'en plaindre ? Pour les uns la tautologie est rassurante en promettant qu'il y aura ruade dans les brancards du bon goût en assumant le risque de la bronca ; pour d'autres elle indique un académisme de la transgression qui n'est rien que la parade de sa neutralisation programmatique.
Les salles de cinéma longtemps confinées sentent le renfermé et on aimerait y respirer un air vivifié en acceptant pour l'occasion qu'il puisse aussi véhiculer des miasmes chatouillant les odorats sensibles. Avec Paul Verhoeven, la chose est quasi-certaine. On n'a sûrement pas oublié la scène féroce de la douche d'excrément sanctionnant vers la fin de Black Book (2006) une espionne experte en jeux de rôle et de séduction à l'époque de la résistance néerlandaise contre le nazisme. Le maître de la transgression expose avec ostentation les signes de sa maîtrise mais, à une époque culturellement saturée où la transgression coïncide exactement avec sa simulation, la maîtrise peut ressembler à un spectacle aussi réussi que vain, brassage de vent et beaucoup de bruit pour rien.
Le moulinage peut virer régressif en tournant dans le vide d'une transgression tautologique. À moins que les tréteaux de saltimbanques présentent, à côté de la scène de la vision miraculeuse précipitant le destin religieux de la petite fille d'un seigneur local, l'autre scène des squelettes, des torches au cul et des flatulences dont le feu amuse les morts et les vivants. Ce n'est pas qu'un détail au réalisme convenu dans le décor de campagne italienne au début de Benedetta, mais l'indice que le film s'apparente déjà à une Danse macabre. L'égalité dans la mort a pour prémisse l'universalité du pet dont la vérité éruptive chauffe à distance les tutelles allumant les bûchers. Un film ne sent vraiment le souffre qu'en se souciant de ce qui en est la cause, c'est-à-dire son fondement.
Des sociétés s'asphyxient quand le discrédit des autorités entraîne avec la démonétisation des puissances verbales l'enflure d'une toxicité virale – une fièvre collective comme une colique générale.
L'Histoire, un grand corps malade
qui jouit mais ne le sait pas (encore)
Sexe, violence et religion : rien ne manque en effet au tableau brossé avec vigueur par Benedetta, un film qui, certes empesé des conventions des coproductions de ce type, ne manque cependant pas d'énergie quand il s'agit de rappeler ce qui n'est pas tout à fait chose inconnue en faisant couler abondamment du sein blanc de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine un lait rouge et noir, épais et dément. D'évidence, l'auteur de La Chair et le sang (1985) s'amuse une nouvelle fois à arracher de l'Histoire, ce grand corps malade qui ne sait pas ce qu'il peut, les soubresauts baroques d'une furia qui opère comme une foire d'empoigne, un carnaval partouzard, une bacchanale virale. En temps de pandémie, la peste est une métaphore qui tombe à pic et sa viralité fonctionne en différé puisque le film de Paul Verhoeven, tourné durant l'été 2018, était promis pour l'édition 2020 du Festival de Cannes avant que le coronavirus n'en décide autrement. L'image fonctionne différemment quand la peste brune associée au fascisme et au nazisme passe d'un film à l'autre, Le Choix du destin (1977) et Black Book, mais en montant d'un cran qui titille le nez. C'est le cas quand le sort des femmes juives résistantes finit couronné du seau à excrément d'une histoire écrite par des hommes intéressés à leur accorder un statut de putain tout en leur refusant la liberté de leur désir.
La peste fait organiquement lien entre La Chair et le sang et Benedetta, Europe sans ancrage géographique sûr du début du 16ème siècle et Toscane de la première moitié du 17ème siècle. Le vent mauvais des pestilences parachève sur un versant épidémique la promesse inaugurale et scatologique des flatulences en identifiant dans la crise mimétique finale, nonne qui se jette au feu et nonce poignardé par la foule hystérique, une écume bouillonnante dont les bulles éclatent, fronts trempés de sueur, bouches salivantes et insultes, corps recouverts de ganglions noirs qui gonflent jusqu'à l'éclatement. Le naturalisme remuant du cinéma de Paul Verhoeven possède une indéniable qualité carnavalesque héritée d'une époque d'hétérodoxie marquée par la critique libertaire des institutions autoritaires et l'émancipation sexuelle. Pour la nonne Benedetta élue nouvelle révérende mère et son amante secrète, la novice Bartholomea, le vagin devient un organe qui accueille aussi – et avec quelle intensité ! – le message d'amour du Christ(1). Les bouches qui en font circuler habituellement la substance divine, à l'instar de celle de l'agent diplomatique représentant la papauté, peuvent exhaler aussi des effluves empoisonnées quand elles prononcent des sanctions de mort, torture pour Bartholomea qui trahit Benedetta et bûcher promis à la seconde qui s'en tire in extremis grâce à l'aura de sainteté que sa personne aura accumulé auprès des foules de Pescia.
Benedetta ressemble souvent à un film gonflé d'exploitation érotique italien (qui serait un remake caché des Anges du péché de Robert Bresson, 1943) mais, dans ses meilleurs moments, il va un pas plus loin que Les Fantômes de Goya (2006) de Miloš Forman avec lequel il partage cependant l'idée que la raison dans l'Histoire est une fable (hégélienne) n'ayant de sens qu'après coup. On le répète en pensant à Spinoza qui est une figure néerlandaise aussi importante que Rembrandt pour Paul Verhoeven : l'Histoire est un grand corps malade qui ne sait pas ce qu'il peut(2). C'est ainsi que Benedetta s'apparente aussi à une rumination des fameux propos de Jacques Lacan portant sur L'Extase de Sainte Thérèse (1647-1652) du Bernin. Sommet de l'art baroque à l'époque de la Contre-Réforme, la construction de la statue est contemporaine de la vie de Benedetta (Carlini, décédée en 1661 après 35 ans d'emprisonnement dans le monastère des Théatines). Le générique-fin nous apprend que Pascal Bonitzer, auteur d'un premier long-métrage intitulé Encore (1996) et lecteur de Lacan, a collaboré à l'adaptation scénaristique du livre de l'historienne Judith C. Brown qui a rouvert en 1986 les archives du procès de Benedetta dans une perspective foucaldienne et féministe. C'est pourquoi il est difficile de ne pas songer au séminaire donné par le psychanalyste entre 1972 et 1973 et dont la publication a justement pour titre... Encore.
« Encore » est le cri du cœur et du corps de nombreux personnages de Paul Verhoeven. Elles et eux en veulent encore et encore jusqu'à ce qu'un corps s'interpose en disant non, un autre ou le leur, tumeur au cerveau d'Olga Stapels dans Turkish Délices (1973) ou accident de moto-cross qui cloue le jeune Rien sur un fauteuil dans Spetters (1980). L'adverbe encore serait un signifiant-maître pour la jouissance. Dans son séminaire, Jacques Lacan a insisté en particulier sur ce qu'il nomme les « jaculations mystiques » en montrant que ce dont témoignent les mystiques c'est qu'ils jouissent. Tout en précisant immédiatement ceci : la jouissance des mystiques est certaine comme est certain qu'ils n'en savent rien(3). Moyennant quoi, l'Histoire qui n'est pas raisonnable ressemble furieusement à un grand corps malade, un corps dément qui ne sait pas ce qu'il peut, un corps qui jouit et délire ses jouissances parce qu'il préfère s'en faire des images et des scènes plutôt que d'en avoir un savoir.
L'écart entre la jouissance et son savoir traverse bien des films de Paul Verhoeven et c'est l'abîme, entre cloaque et comète, au bord duquel danse, macabre et carnavalesque, Benedetta.
Bacchanales virales
On s'en souvient, l'essoufflement a marqué la réussite des ultimes agitations hollywoodiennes de Paul Verhoeven (Hollow Man, 2000), tandis qu'au retour gagnant du cinéaste hollandais dans ses terres natales (Black Book, 2006) ont suivi un exercice mineur (Tricked, 2012) puis une passionnante incursion dans le cinéma d'auteur français (Elle, 2016). On se dit rétrospectivement que Paul Verhoeven aura joué les virus dans le cinéma hollywoodien dont les exercices de genre ont souvent viré à la bacchanale virale. Avec RoboCop (1987), Total Recall (1990) et Starship Troopers (1997), le blockbuster armé pour protéger le dissensus vérifie pourtant que la police est la meilleure alliée de l'ultralibéralisme ici ou de l'impérialisme là-bas quand il n'avoue pas qu'il est un simulacre spectaculaire au service de la version américaine d'un certain triomphe de la volonté. Avec Basic Instinct (1992), Showgirls (1995) et Hollow Man, le divertissement fait moins diversion qu'il expose sa proximité critique avec la pornographie tout en avérant qu'il n'y a plus que l'ambivalence des signes pour sauver (les femmes et les films) de l'inconsistance (marchande et masculine).
C'est autrement le cas avec Elle (2016) qui met les standards du cinéma d'auteur français dans le rouge dès lors que le viol, ce motif générique qui accouche à chaque fois de cas singuliers et incommensurables, est un forçage effroyable d'intimité mais aux conséquences insoupçonnées quand il donne à sa victime la possibilité intempestive de faire de sa blessure un destin en devenant le sujet d'un désir retrouvé loin des traumas familiaux. Le succès critique et public du film, par ailleurs un sommet de l'art d'Isabelle Huppert avec Abus de faiblesse (2014) de Catherine Breillat, constitue sur un pareil sujet un authentique petit miracle. Les films de Paul Verhoeven sont des bacchanales virales pour autant qu'elles fichent joyeusement la pagaille dans l'ordre des normes, morales ou psychologiques pour les personnages mais pas seulement. La viralité a surtout chez Paul Verhoeven pour fonction esthétique d'enfiévrer un corps, celui du régime de représentation dominant en révélant qu'il a pour délire l'imagerie kitsch et pour fond la merde qu'elle refoule(4).
Le kitsch est la grande affaire du cinéma de Paul Verhoeven, une passion inflammable et inextinguible. Le cinéaste traque partout le kitsch, aux Pays-Bas, en France et aux États-Unis, dans les films contemporains comme dans les reconstitutions historiques, dans la tête de ses personnages (les fantasmes sadiques et bacchiques du sculpteur de Turkish Délices, les visions gay, masochistes et christiques de l'écrivain du Quatrième homme, 1983), dans les mondes sociaux qu'il documente (le milieu du moto-cross dans Spetters, celui des spectacles de danse à Las Vegas dans Showgirls), dans les stéréotypes qu'il pousse à bout (le super-héroïsme hollywoodien et sa dimension fasciste de RoboCop à Starship Troopers, la femme fatale comme délire obsidional d'une masculinité toxique du Quatrième homme à Basic Instinct).
Si le kitsch est l'alpha du cinéma de Paul Verhoeven, son oméga est la merde que le kitsch refoule. L'humour parodique joue à un pôle de ses films dont l'autre pôle est un naturalisme scatologique. La polarisation esthétique fonctionnerait dès lors ainsi : faire revenir la merde est la condition obligée pour rappeler au kitsch la vérité (merdique) de ses images qui sont celles du régime de représentation dominant quand il jouit de se vautrer dans l'imagerie.
Kitsch à Pescia
Paul Verhoeven a failli adapter L'Insoutenable légèreté de l'être (1984) de Milan Kundera et le cinéaste a admis avoir commis une erreur considérable en ayant raté pareil coche, finalement décroché mais sans grand résultat par Philip Kaufman en 1988. Il se trouve que le roman de l'écrivain tchèque propose un grand développement philosophique, digne d'Hermann Broch ou de Robert Musil, dédié à une pensée du kitsch. « Le kitsch écrit-il, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable ». Traduit autrement, le kitsch qualifie « le stade de correspondance entre l'être et l'oubli » – l'oubli que là où ça sent la merde ça sent l'être comme Antonin Artaud l'a un jour hurlé pour en finir avec le jugement de Dieu. Le kitsch propose ainsi une imagerie merdique au sens où ses images ont pour vocation le monde de merde dont elles représentent l'apparat, aussi clinquant qu'il en fabrique l'amnésie. Au royaume du kitsch totalitaire, par exemple dans sa variante soviétique, le réalisme socialiste a pour vérité excentrée, lointaine mais viscérale, le goulag. Milan Kundera précise cependant qu'il existe un « kitsch catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international »(5).
Le kitsch catholique est la litière où s'ébat Benedetta en posant l'égalité des hommes et des femmes à faire des scènes où le goût du sublime fraie avec celui de l'obscène.
L'église catholique est un monde structuré autour d'offices et de services liturgiques, une sphère de mises en scènes sacerdotales et d'actes de dévotion publics. Avec la liturgie chrétienne, autrement dit l'Opus Dei, mystère (de l'office) et ministère (le prêtre qui officie) s'articulent afin de faire coïncider l'acte sotériologique de rédemption et le service communautaire des clercs(6). Le catholicisme est historiquement un grand pourvoyeur d'icônes et de performances, de visions et de scènes, son iconographie en est pleine. Avec l'histoire de Benedetta, le temps est donc venu pour des femmes de jouer des coudes en proposant à leur tour les performances les autorisant à faire tableau et entrer dedans. Au risque assumé avec vaillance de surenchérir sur le kitsch en ouvrant les bondes de la merde que celui-ci est censé refouler mais dont les femmes assignées aux tâches domestiques ont l'habitude, voire le secret. Toute scène kitsch a donc le sublime pour horizon (une comète troue le ciel) et l'obscénité pour fond (un doigt glisse par le trou d'un cul). Les miracles sont des actes de foi, des performances autant que des numéros un peu foireux : pourquoi seuls les hommes auraient l'accès réservé à de telles réjouissances ? Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas entrer dans la danse, la ronde du mystique comme voie privilégiée aux cercles de feu de l'érotique ? Les femmes jouissent aussi et, à l'égal des hommes, elles n'auraient pas davantage le souci d'en avoir le savoir.
Benedetta jouit, déjà toute petite. Un mercenaire borgne qui vole un collier à sa mère reçoit la fiente d'un oiseau dans l'œil qui lui reste. Comme elle avait prédit une sanction divine, le groupe s'en amuse mais s'en va. Le rire ne neutralise pas le sérieux de la scène, au contraire. La future moniale a des jouissances divines et scatologiques et des hommes décident ensemble d'en rire afin que la parodie avère la coïncidence hasardeuse du réel et du cliché. L'aveuglement est volontaire comme les miracles exigent un agencement instable de croyances, de contingences et puis quelques trucs pour forcer la conviction générale. Benedetta n'hésite donc pas à user de morceaux de poterie ou de verre, à simuler sa mort ou bien à contrefaire sa voix pour emporter l'adhésion générale lui permettant d'exercer un certain rayonnement, c'est-à-dire disposer de l'autorité incluant le pouvoir de se cacher pour se livrer aux actes sexuels qui témoignent autrement de l'amour sincère de Dieu.
Paul Verhoeven suit de près son héroïne en abattant une nouvelle fois la carte des clichés : Christ sauveur montré comme un justicier de navet d'exploitation, serpent biblique comme sorti d'un jeu vidéo semblable à ceux que l'on voit dans Elle, rêves de viol tirant du dolorisme chrétien sa perversion masochiste, fond vert faisant baver les références à l'enfer de Jérôme Bosch. Le cinéaste montre ainsi que l'iconographie chrétienne est une matrice pour les stéréotypes contemporains. Il montre dans le même élan que les délires mystiques sont des extases érotiques qui demandent une forme de validation collective afin d'admettre que des femmes peuvent en être les légitimes sujets. Le sort de la moniale Christina jalouse de Benedetta qui a sur décision du prévôt Cecchi pris la place la révérende Felicita touche juste en raison même d'une configuration où les femmes disputent un pouvoir nouveau aux hommes profitant de leur situation de monopole. Le jeu des affections et leur circulation sont importants mais le décisif appartient à une femme qui, en posant la préférence du choix collectif en faveur de la mère contre l'arbitraire masculin et les mensonges de Benedetta, témoigne d'une modernité trop tôt advenue pour pouvoir être non seulement comprise mais tolérée. Felicita ne la suit pas dans cette voie et Christina se suicide en se jetant du couvent. Les blessures de son corps brisé tirent les stigmates du Christ sur le versant d'une douloureuse demande d'égalité qui aura fini à la poubelle de l'Histoire, aussi fugitive et sidérante que le passage d'une comète.
Christina the Astonishing : comme on songe à cette chanson sublime de Nick Cave dédiée en 1992 à Christine l'Admirable, cette sainte flamande née vers 1150 et décédée en 1224.
Une histoire féminine du commandement
(la vie, ses machines, ses organes et ses prothèses)
On l'a dit : le kitsch catholique est la litière où s'ébat fougueusement Benedetta qui pose l'égalité des hommes et des femmes à faire des scènes où le goût du sublime fraie avec celui de l'obscène, c'est toujours le risque mais la vérité de l'imagerie n'en demeure pas moins merdique. Benedetta pointe du doigt le sublime du Christ qui l'habite tandis que celui de Bartholoméa l'initie en secret à une autre façon d'aimer Jésus, plus intime et peut-être plus fondamentale. Le fondement de l'amour peut avoir en effet le cul pour qui a des tendances sadiques anales. Sûrement est-ce le cas de Benedetta, vaniteuse mais sincère, volontariste mais engagée, démonstrative mais vaillante. La grande sœur des danseuses de Showgirls qui s'y connaissent dans le kitsch, Las Vegas en est aujourd'hui l'un des royaumes après Rome, l'est aussi des prostituées de Qu'est-ce que je vois (1971) et Katie Tippel (1975). Le statut de minorité ne s'oppose pas à la jouissance de quelques pouvoirs, au contraire. Peut-être que pour ces femmes, la jouissance inclut également le fait même de son propre savoir. En attesterait encore l'épisode La Dernière scène tourné pour la série The Hitchhiker - Le Voyageur (1985), sorte d'entrée en matière hollywoodienne pour Paul Verhoeven en forme de variation astucieuse de Body Double (1984) de Brian de Palma qui offre à une petite actrice de retourner à son avantage les trucs et clichés caractéristiques du thriller de série dans lequel elle joue.
Avec Benedetta, la chose demeure en l'état toujours indécidable. Benedetta est une croyante authentique mais elle est capable aussi d'arraisonner le faux en le pliant au nom du vrai. C'est ainsi qu'elle tire de ses performances, qui sont des numéros de bateleuse, une autorité symbolique pour la hiérarchie ecclésiastique comme une aura auprès du petit peuple de Pescia. En jouant frontalement de l'imagerie kitsch, Benedetta fabrique ses petites machines de conviction mais – on le redit – elle y croit vraiment, elle ne craint pas de se blesser, de saigner, couler, sentir mauvais. Sur ce plan, Benedetta pense autant aux crimes sexuels de l'Église qu'aux cyniques comme Bolsonaro, Macron ou Trump qui jouissent de l'être en ignorant qu'ils croient absolument en leurs bobards de dirigeants.
Revenons à la première séquence de Benedetta : une petite fille convainc à l'aide de sa vision miraculeuse une bande de mercenaires de lâcher prise ; plus tard, la révérende mère est impuissante à calmer un homme furieux entré dans son couvent pour y récupérer sa fille et il faut la présence du père de Benedetta promettant un bon prix pour que le patriarche incestueux lâche Bartholomea. La question qui s'impose est celle de l'autorité féminine, gagnée par une petite fille mais discutée pour son aînée. Benedetta se vautre dans le lit du kitsch catholique pour y faire sentir que ses tableaux et scènes liturgiques composent une machine d'identification entre le législateur (Dieu) et celui qui obéit à ses lois (le croyant), c'est pourquoi l'Opus Dei représente une matrice pour la modernité comprise comme une ontologie du devoir-être et de la volonté que résume l'impératif catégorique de Kant(7). La contraction de l'être et de l'agir au nom supérieur d'un devoir-être fonde une ontologie du commandement dont le paradigme commence en ce début du 17ème siècle d'être incarné par une femme comme Benedetta dans la foulée toscane de Catherine de Sienne et Catherine de Médicis.
Benedetta est vaillante, elle est vaniteuse également parce qu'elle est une figure de volonté, elle le veut. Elle veut et ordonne parce qu'elle est la messagère du Christ qui veut et qui ordonne, l'incarnation appelle une identification circulaire. Il lui faut donc des machines de conviction capables d'intégrer les contingences dans leur dispositif en faisant coïncider le hasard et l'imagerie. C'est ainsi que ses performances créent des scènes publiques exerçant des conséquences assertives (Benedetta dit ce qu'elle fait), performatives (elle fait ce qu'elle dit) et imitatives (ce qu'elle fait répète ce qu'elle voit). Toutes choses qui convergent en assurant le fondement symbolique de son pouvoir et de son autorité. Benedetta a ses machines comme celles qui sont nécessaires au mystère de son ascension au ciel. Elles ne suffisent pas dans un film où un tressage subtil d'organes et de prothèses raconte autrement ce qu'il est, non seulement des extases mystiques et érotiques, mais aussi des jouissances du commandement. C'est par exemple le sein de la Vierge dont la statue en bois tombe sur le corps de Benedetta enfant qui vient alors d'intégrer le couvent. L'organe mammaire reviendra de deux façons différentes : d'un côté dans la poitrine gorgée d'amour de la moniale qui expérimente avec la novice Bartholomea l'amour charnel de Dieu ; de l'autre dans le cancer qui ronge le sein de sœur Jacopa et qu'elle présente à Benedetta comme son amant secret.
Le naturalisme de Paul Verhoeven est un vitalisme poussé dans ses limites dialectiques quand la vie prend la forme de la coexistence antagonique de l'orgasme et du cancer. En attendant que la libido crudelis, pour parler comme saint Augustin, explose d'abord dans la cruauté des tortures ecclésiastiques, puis avec la crudité des chairs bouffées par la peste. Dans l'intervalle, les organes qui manquent dans les corps mutilés sont remplacés par des prothèses à l'instar de l'index en bois de sœur Jacopa. C'est encore la statuette de la Vierge Marie qui, sculptée par Bartholomea, devient un godemiché préfigurant la « poire d'angoisse », cet instrument de torture dont se sert le bourreau pour faire parler cette dernière en lui faisant avoir ses actes blasphématoires. De God à gode, le jeu de mot fait rire mais il fait mal aussi. Voilà un autre circuit où la libido s'infiltre partout, dans les signes kitsch de la liturgie catholique, dans les bricolages d'une sexualité proscrite et dans les techniques mobilisées par l'autorité papale pour punir les blasphémateurs et sanctionner les hétérodoxies. Les moignons et les sutures prothétiques ponctuent le cinéma de Paul Verhoeven comme le montrent RoboCop et Starship Troopers. Il y a de fait une proximité esthétique avec le cinéma de David Cronenberg quand il s'agit de vérifier que les prothèses, loin d'interrompre les courants supposément naturels de la libido, en relancent au contraire la fluence, même l'intensifient.
Avoir le pouvoir est une jouissance dont la novation féminine représente une maladie pour l'Église, cancer ou peste. Sa répression engage par contamination mimétique l'insurrection des foules qui retrouvent dans le lynchage des autorités qui s'approprient la jouissance l'autre jouissance consistant à rappeler aux protecteurs patentés du kitsch qu'ils sont aussi les gardiens de ses fosses septiques.
Qu'est-ce que je vois ? Qu'est-ce que tu vois ?
La litière du kitsch catholique est devenue un lit d'amour et d'expérimentations sexuelles pour Benedetta et Bartholomea ; elle devient un matelas de fumier quand la justice papale entre à Pescia et y introduit malgré elle la peste. Le kitsch fait revenir la merde par en haut quand, en bas, les odeurs du corps excitent la libido mobilisée au service du credo. Une tique sur la cuisse du nonce qu'éclate Benedetta annonce bien des bubons. L'agent protecteur jouit en ne comprenant pas qu'il est le médiateur du mal qu'il est censé prévenir, une scène le montre en particulier. Quand un homme malade se présente à son carrosse pour lui demander l'extrême onction, le nonce arrivant à Pescia lui répond, d'un air dégoûté, qu'il n'a qu'à aller s'adresser au curé de sa paroisse. Et, comme la blague du clown Paillasse racontée par Rorschach dans le comics Watchmen (1986-1987) d'Alan Moore et Dave Gibbons, l'homme répond qu'il n'est autre que le curé.
La circularité tragi-comique de la scène délivre la vérité des circulations libidinales, des croyances qui ne marchent et croissent que parce qu'on y croit et des volontés auxquelles on obéit parce qu'elles sont crédibles. Cette tautologie-là assure paradoxalement que Paul Verhoeven ne s'est pas seulement contenté de faire du Verhoeven.
Si Benedetta tient du genre médiéval de la danse macabre, son baroquisme l'autorise à relever aussi du genre pictural de la vanité, origine hollandaise oblige. Cinéma bondé de vanités et peuplé de vaniteux, c'est certain, dont l'une des figures les plus horribles et caricaturales reste le scientifique de Hollow Man dont l'invisibilité mise au service de ses pulsions lui permet indirectement de donner raison à Platon et sa fable morale de l'anneau de Gygès. Vaniteux que sont au fond Benedetta, Bartholomea, Christina, Felicita et le nonce et on apprécie le jeu de leurs interprètes respectifs : Virginie Efira (sa beauté flamande rappelle en plus charnue celle de Renée Soutendijk vue dans Spetters et Le Quatrième homme), Daphné Patakia (qui fait un peu trop la sauvageonne aux grands yeux), Louise Chevillotte (émouvante quand la déception lui fait un trou immense dans le ventre), Charlotte Rampling (une belle tristesse attendrit l'acier bleu de ses yeux) et Lambert Wilson (étonnant comme il ressemble à Jeroen Krabbé jouant Gerald Reve, l'écrivain bisexuel du Quatrième homme).
La danse macabre a sa morale – l'égalité dans la mort indifférente aux différences de statut – et la vanité aussi qui souffle à chacun de ses spectateurs : « N'oublie pas que tu vas mourir ».
« Wat Zien ik ? » est le titre original du premier long-métrage de Paul Verhoeven et il signifie : « Qu'est-ce que je vois ? ». C'est la question de tout cinéaste et Paul Verhoeven la pose en traçant pour sa part la diagonale de l'humour parodique et du naturalisme scatologique afin de faire la peau du kitsch en la retournant sur la merde que son imagerie refoule. Dans un beau dialogue philosophique avec des enfants, Marie José Mondzain insiste sur l'importance liminaire de la question : « Qu'est-ce que tu vois ? »(8). Cette question-là est la nôtre, celle du spectateur qui reconnaît qu'une histoire d'empowerment féminin aura été une affaire de jouissance dont les scènes se sont jouées entre le délire mystique et l'extase érotique, entre le kitsch et la merde – entre cloaque et comète.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Paul Verhoeven
- Sébastien Barbion, « Elle de Paul Verhoeven : Pronom Impersonnel », Le Rayon Vert, 25 octobre 2016.
- Maël Mubalegh, « Spetters de Paul Verhoeven : Heurts et malheurs », Le Rayon Vert, 8 juin 2016.
- Maël Mubalegh, « Paul Verhoeven : La Vie projetée », Le Rayon Vert, 2 juin 2016.
Notes