« Bayan ko » de Lino Brocka : La colère dont on ne revient pas
Dans Bayan ko, l'urgence à filmer coûte que coûte, filmer pour raconter (Lino Brocka est à lui tout seul un studio de cinéma) et documenter (le cinéaste philippin n'en est pas moins une chaîne de télévision), ne s'oppose pas à la prodigalité des situations et la fureur critique file à vive allure en se déchaînant avec une vraie générosité narrative. Le didactisme a l'intelligence de ne pas se satisfaire des tropismes militants en voyant plus loin que le bout du nez de la prise de conscience, qui est le fond tragique des existences dévastées par une colère plus grande qu'elles. Le fond des affections dont on ne revient pas et qui est un malheur irrémédiable – un mal intraitable, celui de l'antagonisme, ce reste inassimilable.
L'amour du pays, tranchant compris
En 1984, Lino Brocka a encore moins le temps de prendre son temps. L'actualité politique aux Philippines brûle en effet plus que jamais et ses braises n'attendent pas que l'on en éparpille les cendres, vite fait bien fait. L'époque est alors aux grandes manifestations populaires en soutien au leader de l'opposition Benigno Aquino qui a été assassiné l'année précédente. La dictature du couple Marcos sent toujours plus le roussi et Lino Brocka qui a commencé à tourner ses premiers films en 1970, soit un an après la réélection de Ferdinand Marcos et deux ans avant l'instauration de la loi martiale imposant le tournant dictatorial du régime jusqu'en 1981, aura participé de son côté à faire monter des profondeurs de la société une odeur de souffre qui est celle de l'intolérable. C'est dans cet état d'esprit qu'il réalise Bayan ko, son 41ème film en quinze ans, comme s'il s'agissait de son dernier film et de son premier, dernier du temps âcre des Marcos et premier de l'époque d'après, le cul entre un monde qui finit et un autre sur le point d'advenir – sur la crête perçante de l'instant.
Grâce à l'aide de l'attaché de presse Pierre Rissient et de la productrice Véra Belmont, le montage de Bayan ko est achevé la veille de sa projection cannoise en mai 1984 qui permet à Lino Brocka d'être à nouveau en compétition officielle après Jaguar (1979). Le succès du film est aussi celui de sa chanson-titre qui devient rapidement un chant protestataire, un hymne populaire alternatif. Moins de deux ans plus tard, Ferdinand Marcos échoue face à l'opposante Corazon « Cory » Aquino, veuve de Benigno Aquino, à devenir légalement président des Philippines et s'exile à Hawaï où il meurt trois ans plus tard. En 1991, Lino Brocka décède dans un accident de voiture à Manille, il avait 52 ans. Cyril Collard qui était alors en train de préparer Les Nuits fauves lui dédiera son unique long-métrage, posthume. Désormais le cinéma de Lino Brocka a devant lui le temps des découvertes et des revoyures indiquant que les brûlures laissées par l'Histoire sont des incandescences qui ne cessent pas d'avoir de l'avenir. L'avenir des engagements nécessaires qui sont des cris de colère, des soulèvements formels et affectifs face au mal fichu des vies quand elles sont foutues à la poubelle(1).
Bayan ko signifie en tagalog « mon pays ». Son titre secondaire, Kapit sa patalim, est une expression idiomatique qui pourrait se traduire par : « accroche-toi au couteau ». L'amour des Philippins pour les Philippines est ainsi, autrement dit il est double, aussi vital que désespéré, urgent mais ambivalent au risque assumé du tranchant. Joué par l'acteur fidèle Philip Salvador, Arturo Manalastas que ses amis surnomment Turing en fait la terrible expérience sans pour autant en tirer de leçon pour une vie meilleure. Au contraire, l'ouvrier humilié échouant à s'acquitter des frais d'hospitalisation de sa compagne qui vient d'accoucher tombera sous les balles des policiers qui ne voient en lui qu'un vil preneur d'otage. Le didactisme de Lino Brocka a l'intelligence de ne pas se satisfaire des tropismes militants en voyant plus loin que le bout du nez de la prise de conscience, qui est le fond tragique des existences dévastées par une colère plus grande qu'elles. Le fond des affections dont on ne revient pas et qui est un malheur irrémédiable – un mal intraitable.
Lino Brocka,
une troupe de théâtre, une chaîne de télévision, un studio de cinéma
On a commencé à le dire, Bayan ko sait jouer tout à la fois de l'urgence critique et de la prodigalité narrative. Le film de Lino Brocka va vite mais ne laisse rien en chemin parce qu'il n'oublie pas que les vies même les plus précaires reposent sur des plans de composition dont la complexité en fait le pli tout en en compliquant l'orientation. Au commencement de Bayan ko il y a déjà les rues de Manille peuplées des manifestants habillés de jaune et arborant le visage de leur héros Benigno Aquino et Turing les regarde de l'autre côté du trottoir sans les rejoindre. Il y a également l'imprimerie où il travaille avec sa compagne Luz qui est non seulement un site d'exploitation d'une main-d'œuvre ouvrière mais aussi un lieu d'entraide et de socialisation avec les copains, notamment quand il faut remettre le contremaître Hugo à sa place. L'usine est aussi un espace de contradiction entre ceux qui font la fête avec le patron en buvant à l'étage avec lui du whisky et ceux qui, en bas, doivent se contenter de bières pas fraîches. Elle l'est encore quand Turing ne rejoindra pas le collectif de grévistes parce qu'il a besoin d'argent, au risque que ses camarades le traient de jaune. Jaune est par ailleurs la couleur des manifestants qui rejoignent le combat démocratique de Cory Aquino. Même une couleur aussi simple et primaire n'échappe pas au jeu des ambivalences qui témoigne de la circulation tous azimuts de l'antagonisme social. La narration se déplace ensuite des ateliers à l'entrée de l'usine qui devient une scène d'affrontement avec les polices puis des nervis payés pour casser le moral et la tête des grévistes. Il y a également les appartements situés dans la banlieue pauvre de la capitale, Manille, qui sont des logements de fortune typiques de la promiscuité des bidonvilles. Les gens, qu'il s'agisse de Turing et Luz ou encore de la mère du héros, sa sœur et ses enfants s'y entassent sans pour autant jamais cesser d'être en mouvement. On ne peut qu'admirer un cinéaste capable de filmer de tels endroits aussi densément peuplés, aussi saturés qu'ils sont ouverts à l'imprévisibilité des hasards tranchant avec l'automatisme des contingences.
Dans Bayan ko, l'hôpital accueille l'accouchement de Luz mais, s'agissant en réalité d'une clinique privée, celle-ci oblige à des frais élevés que Turing est bien incapable de payer, passant d'un guichet à un autre pour vivre l'humiliation supplémentaire des arrangements introuvables. Il y a pour finir la maison bourgeoise de Lim, le patron de l'imprimerie, qui devient le théâtre d'un vol qui tourne mal en virant à la prise d'otage avec médiatisation outrancière et fusillade finale. Dans l'intervalle on n'oubliera pas la boîte de nuit où s'exhibe le commerce en rouge des femmes dont l'interchangeabilité marchande est couturée de blessures bien réelles. La dédicace inaugurale de Bayan ko permet en effet de comprendre que la strip-teaseuse Carla remplace Dhalee aussi parce que l'interprète de cette dernière, Claudia Zobel, est décédée durant le tournage. La vulnérabilité des vies précaires traverse ainsi la fiction qui doit prendre acte des failles du réel au-delà de l'écran.
Avec la multiplicité des lieux qui composent l'existence de Turing, il y a autant de sites que de scènes abritant les situations qui vont avec. Les scènes en question sont très variées, riches d'une diversité sociale avérant que, même pour les gens de peu, la variété est aussi celle des rapports et de la contradiction qui en constitue le noyau de vérité. Il y a notamment les scènes appartenant à l'amour sincère de Turing pour Luz malgré des colères qui provoquent l'accouchement et la naissance prématurée de l'enfant tant attendu après deux fausses couches. Et puis il y a également les scènes de l'amitié blessée mais restaurée en dépit du différend syndical. La scène accueillant l'organisation d'une grève se double en parallèle de l'autre scène occupée par ceux qui s'y refusent parce qu'ils ont besoin d'argent ou bien ont peur de perdre leur boulot. L'opposition des scènes rejoue alors la contradiction des fêtes d'anniversaire de l'usine qui étaient des simulacres de consensus tout en se distinguant sur le front des rapports de travail des manifestations populaires qui en appellent à la démocratisation du régime. On peut voir aussi comment le passage du logement à l'hôpital comme celui de la boîte de nuit à la maison du patron aident à faire passer le témoin d'une rengaine, celle d'un besoin d'argent dont le manque réitéré justifie les passages à l'acte. On reconnaît encore des synchronisations qui sont comme des coïncidences fatales, avec les nervis qui succèdent aux flics et les photographes et journalistes qui arrivent sur le site de la fusillade en redoublant sur le front médiatique les activités policières de répression spectaculaire du banditisme.
Et puis il y a dans Bayan ko des originalités et, moins attendues encore, des incongruités. L'originalité appartient déjà à la construction narrative du film de Lino Brocka qui propose une première boucle en forme de long flash-back. Pourtant la remémoration des faits précédents par Turing a moins la tonalité d'un film noir que les couleurs d'un drame social borné d'un côté par le mélodrame télévisuel et de l'autre par le pur documentaire. Une fois la boucle bouclée, s'ouvre l'espace d'un second film comme l'avait bien remarqué Serge Daney et le drame social imprégné de film noir laisse place désormais à un film criminel doublé d'une critique virulente des médias. Voilà le génie de Lino Brocka, qui d'un côté s'inspire explicitement des films sociaux produits par la Warner au début des années 30 (comme le génial Je suis un évadé de Mervyn LeRoy avec Paul Muni), et qui propose de l'autre sa propre manière, dans un court-circuit où le reportage télé vire à la pièce didactique brechtienne, en autorisant ses personnages à interpeller le spectateur directement dans les yeux. C'est-à-dire en regardant la caméra de cinéma qui, à la différence des télés officielles, les regarde depuis le début et cette différence-là est décisive.
C'est donc cela Lino Brocka, une expérience théâtrale, un studio hollywoodien classique et une chaîne de télévision contemporaine à lui tout seul. Un génie dont Ken Loach, abusivement cité par certains critiques au sujet de Bayan ko, aurait bien fait de s'inspirer, lui qui a fini par ressembler à une version dévitalisée de son homologue philippin. Et si consensuelle que ses derniers derniers films avérant une certaine misère de l'antilibéralisme font toujours la joie des critiques du Figaro.
L'originalité est bien là dans Bayan Ko non moins que l'incongruité en effet. On songe d'abord à l'emploi de la musique de Narciso Yepes pour le film Jeux interdits (1952) de René Clément lors de l'exhibition érotique d'un lesbianisme offert à la consommation masculine des night-clubs. Quand on se rappelle que l'épouse du dictateur Marcos, Imelda, a été reine de beauté et élue Miss Manille, la scène n'en apparaît que plus réjouissante. Une autre obscénité concerne l'étron que laisse un voleur dans la maison de Lim. Pas besoin d'en justifier l'excrétion, le gars est un ventre, il a faim et mal au bide après s'être empiffré avec quelques complices des victuailles que contient un frigo. Le ronronnement lancinant de l'engin laisse entendre une menace sourdre qui atténue le plaisir d'une scène qui pourrait de loin rappeler la fin du Pigeon (1954) de Mario Monicelli. La domestique prise en otage glissant sur le boudin rappelle à l'obscénité qu'elle est vécue différemment selon la position sociale occupée, déniée du côté des riches qui s'y vautrent quand les pauvres tombent dessus.
L'os au travers de la gorge est un étron
(le réel, l'antagonisme, la démocratie)
Le cinéma de Lino Brocka est à l'image du tagalog, la langue nationale : mêlé, impur, créole. Le studio de cinéma qui joue de la pluralité des genres est une chaîne de télévision qui fait mieux son travail que les chaînes officielles parce que c'est aussi une expérience de didactisme théâtral. La variété des situations brossées sert au fond à l'expression d'une vérité universelle, celle de la contradiction. Le litige parle plusieurs langues, langue des pauvres et langue des riches, des jaunes et des grévistes, des manifestants et des militaires, des flics et des nervis, des badauds et des journalistes. Le litige divise même une couleur comme le jaune mais c'est toujours le même langue qui court partout dans le système nerveux du social, la langue de feu qui fait fourcher toutes les différences quand elle s'élève au stade de l'antagonisme. Et elle aura trouvé en Turing un corps exemplaire, une incarnation incandescente jusqu'au supplice qui fait du film une forme de supplication, au sens de la prière humble autant que de la vive remontrance.
Au départ pourtant, on sourit qu'Arturo ait pour surnom Turing exactement comme Alan Turing, l'inventeur britannique de la machine de computation qui porte son nom, autrement dit le premier ordinateur. Le sourire l'est moins quand on perçoit comment Lino Brocka traverse à vive allure la société philippine examiné comme un système nerveux, comme une terrifiante machine de programmation dans la reproduction du pire, pour y suivre le feu de l'antagonisme qui couve et explose dans ces courts-circuits qui font le désarroi des spectateurs en constatant l'horrible logique.
Car l'horreur qui advient à la fin de Bayan ko ne pouvait pas ne pas arriver : le social est logique et infaillible, jusque dans ses flashs, ses zébrures et ses courts-circuits. Mais l'enchaînement des mauvaises raisons n'est pas la seule chose qui intéresse Lino Brocka. Ce qui mérite davantage d'attention est la conscience de celui qui subit la situation, conscience confuse et mélangée du preneur d'otages qui prend le micro du journaliste de télévision pour appeler à rendre justice aux grévistes. Une conscience réduite à néant par la pression irrésistible des affections quand une ultime provocation du contremaître Hugo va précipiter le coup de feu qui lui sera fatal. Comme sa cousine chinoise Shen Té, l'héroïne de la Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht, Turing est un bon gars un peu bébête qui fait appel au pire de lui-même quand la situation l'y pousse à l'extrême. Sa colère est l'affection du sujet de bonne foi mais outré en étant floué par l'autre, tous les autres en particulier qui personnifient le grand Autre en général, le social en tant qu'il a cessé de jouer le jeu(2). Les colères nourrissent le cri de Turing réclamant justice(3). Elles indiquent aussi qu'il est victime de lui-même, outré, excédé en étant un sujet radicalement divisé entre ses appartenances diverses, affectives et sociales, et la découverte qu'il est le surnuméraire et le sans-part, l'homme d'aucune place, le reste inassimilable(4). Victime non pas tant de son caractère hérité mais des plis et replis d'un être qui, couche après couche, a bouffé de l'humiliation depuis tout petit. Au point qu'à lui seul Turing incarnerait l'antagonisme, en amour et en amitié, dans les rapports de travail qui sont toujours déjà des rapports politiques, au sein du peuple philippin clivé entre l'intégration et la délinquance, divisé entre la résignation et la sécession, écartelé entre la servilité et le soulèvement.
En étant le surnuméraire, l'homme d'aucune place, le sans-part, Turing est le sujet radicalement démocratique en dénaturalisant l'ordre fonctionnel des relations sociales. Turing se retrouve à son corps défendant à être le représentant singulier de l'universel en assumant jusqu'au bout l'antagonisme, le reste comme un bout de réel traumatisant, un os en travers de la gorge – un étron(5).
C'est pourquoi Turing est toujours filmé à côté : il aime sa femme qu'il engueule ; il ne comprend pas l'ami qu'il a trahi mais qui lui pardonne aussi ; il regarde les manifestants sans les rejoindre parce qu'il a d'autres chats à fouetter qui sont plus sauvages ; il s'improvise preneur d'otage en prenant fait et cause pour les grévistes ; il se rend mais meurt criblé de balles après n'avoir pas pu résister aux sarcasmes de l'insupportable Hugo. S'il est à côté, tout le temps, c'est qu'il est l'antagonisme existant non pas entre l'ordre dominant et sa contestation mais à l'intérieur de la contestation elle-même qui se divise entre l'ordre de ses manifestations réglées, formelles et informelles, et son noyau de réel radical, inassimilable et intraitable. Si la colère est l'affection qui peut être organisée socialement et orientée politiquement, il y a dans le peuple des hommes en colère qui n'en reviendront pas, flingués par elle. C'était déjà le héros de Manille (1975), c'était l'héroïne d'Insiang (1976) et Turing les rejoint désormais : la colère est une passion nécessaire aux soulèvements populaires mais elle est mortelle pour ses otages qui le sont à leur corps défendant(6).
Le cadavre de Turing entre les bras, Luz pleure, c'est le dernier plan de Bayan ko. Progressivement le bruit du flash des appareils photo s'évanouit. On n'entend plus alors que Luz qui a du mal à respirer et puis, surtout, on ne voit plus qu'elle regardant la caméra. Le dernier plan du film de Lino Brocka est une grande image dé vérité du Kapit sa patalim : comme l'amour du pays, elle est à double tranchant. Il va falloir faire alors avec ça, qui est la raison militante dont la nécessité est impuissante à ramener la colère à la totalité de ses calculs stratégiques et politiques parce que la prise de conscience n'épuise jamais l'antagonisme qui l'excède, l'excès de l'inconciliable même.
Notes