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Barbie et Ken quittent Barbieland dans Barbie.
Esthétique

« Barbie » de Greta Gerwig : Dressé pour tuer

David Fonseca
Barbie, de Greta Gerwig, sous couvert de nuances les efface toutes. Seul demeure pour décor son rose absolu, qui néantise l'individu comme toute forme de vie alternative. Il propose une esthétique du lisse, qui est une politique, une esthétique de la marque, une opération de marquage, une entreprise cool de dressage.
David Fonseca

« Barbie », un film de Greta Gerwig (2023)

Barbie sera sans doute le plus grand succès du box-office américain et canadien de l'année 2023, très loin devant Super Mario Bros, Spider Man : Across the Spider-Verse, Les Gardiens de la Galaxie 3 et Oppenheimer(1). Fallait-il le voir, ajouter sa part à l'inutile ? À le regarder, grande était la crainte de se faire avaler silencieusement par sa prétendue portée féministe, qui y avait valeur d'affichage publicitaire pour la rendre impossible à contester, tout comme son ironie, la grimace figée des vainqueurs, celle de Mattel se parodiant, s'infligeant une auto-flagellation sous forme d'auto-critique cool tandis que la magie du tiroir-caisse opérerait dans le même temps, accompagné par l'obole du spectateur payant sa place, participant à la grande messe. Il fallait sans doute s'y refuser encore pour ne pas ignorer qu'en parler mal ce serait paradoxalement en dire tout le bien possible. La critique la plus violente ne pourra jamais empêcher cet effet marketing puissant : parlons, parlons, jusqu'à ce que tout déparle, la charge critique devenant le puissant allié objectif du film.

Las, pourtant, il faut de toute nécessité urgente voir Barbie pour apercevoir ce que son rose emmiellé voudrait dissimuler, la violence qui y est à l’œuvre dont il n'est désormais personne qui ne soit l'objet, y compris si l'on choisissait de ne pas voir le film. Barbie déborde Barbie. Il nous raconte dans son film. Il voudrait faire de nos vies son récit comme il y rapporte un monde, qu'on dit le nôtre aujourd'hui, celui duquel il voudrait ne pas vouloir nous sortir. Barbie est totalisant, mabusien. Ses opérateurs sont partout présent dans nos vies. Si bien que si l'on voulait ignorer le film Barbie, la chose Barbie nous habiterait encore. Colonisateur, si l'on ne pense pas Barbie, Barbie pense à nous, en permanence.

Barbie, cet objet particulièrement et faussement malmené dans le film de Greta Gerwig, oscille entre un bombardement d'injonctions à la beauté (Barbie, malgré ses prétendues visées critiques, n'en reste pas moins incarnée par l'esthétique blonde de Margot Robbie) et de marchandises d'une laideur proliférante à laquelle rien ne s'oppose et qui ne s'oppose à rien, sauf à faire de nous des imprimés sur coton, nous réduire à n'être plus que les objets de ce qui est projeté à l'écran, mettre en place un dress code, une ode au conditionnement. Son rêve : nous imaginer dans son monde merveilleux, empaqueté, non plus un sujet, un accessoire barbisant, produit par l'effet d'une nouvelle servitude toute volontaire.

Politique du jouet

Il n'est qu'à voir la frénésie avec laquelle ce film, soi-disant promoteur d'une beauté libre qui colorerait la vie « en se posant partout sans adhérer nulle part »(2), s'applique à inculquer la laideur à ses rejetons à travers ce jouet dont elle les gave, que le public adolescent et adulte du film n'a pas pu régurgiter de son estomac. Quels effets produit donc Barbie ? Le même que celui de se déplacer dans les dédales de l'un de ces nombreux magasins voués à l'enfance, pour être saisi de l'énormité de ce qui est proposé par son gigantisme même, dont l'apparition de Barbie sous forme de divinité libératrice des fillettes en ouverture du film est le signe, la grossièreté des formes et couleurs comme par la vulgarité des matériaux.

Barbie est la version colorisée de La Femme des sables, nous engloutissant avec consentement compris. Avant tout, le film ressort de la logique du mall, ces immenses centres commerciaux qui voudraient nous avaler Rimbaud, nous faire croire que la vie n'est pas ailleurs, mais ici, dont la logique est de nous y enfermer pour nous transmuer en zombie. Comme dans le film, on y trouve cette même hideur rose de la poupée qui se ramifie en pieuvre sur des dizaines de mètres de rayons dans les magasins pour jouets, tel le cœur des grandes surfaces auquel s'apparente le gigantisme de Barbie, diffusant sa positivité sucrée jusqu'à la nausée. Tout y est bon, tout y sent bon, jusqu'à l'étourdissement, étouffer la respiration, faire de nous des êtres ventilés, pris en permanence par les vents de ses effluves marchands. Non que ce soit le premier univers sans ombre engendré par la fabrique des jouets, par quoi introduit le film : « Depuis la nuit des temps, il y a toujours eu des poupées... », dit une voix off. Il n'est pas de société qui n'ait misé sur la valeur exemplaire du modèle miniaturisé qu'elle proposait à ses enfants.

Barbie face à Barbieland dans Barbie.
© Warner Bros Entertainment

Mais il en va autrement dans le cas de Barbie quand la réduction industrielle des objets et décors d'une vie dérisoire emboutie dans la vulgarité plastique ne laisse plus aucune place à la rêverie : telle est la fonction du décor dans le film, à propos duquel la critique la plus autorisée, quand elle se dégoûtait du produit, y voyait malgré tout une belle qualité, ce soin tout particulier donné à son emballage. Sans s'apercevoir que tel est l'objectif du film : nous mettre dans le décor, faire de nos corps son décor. Son agencement est le cœur du film : il débarrasse toute forme d'alternative. En résulte une saturation de l'imagination de l'esprit, prise en otage dans cette multitude de réductions à l'identique de la poupée glissée partout dans le décor en autant de variations de Ken et Barbie, êtres proliférants qui ne sont rien d'autre que des pods, des reproductions à l'identique, une invasion de profanateurs de sépulture, jamais des alternatives. Si bien que le décor est Barbie, non l'inverse. Il est barbiesque : s'il y a parfois du bleu dans le film, il en a la barbe, la main ogresse, tubéreuse, rhizomatique : tueuse. De l'engourdissement du regard à la paralysie, ainsi débute le dressage à la laideur attendu par le film, c'est-à-dire à sa seule couleur, au cours duquel s'apprend d'abord à ne pas voir que Barbie est avant tout la compression de mensonges idéologiques, durcie par la misère des populations exploitées qui fabriquent à la chaîne l'illimité d'une positivité sans réplique.

Barbie est l'exaltation des pires forces qui garantissent l'ordre et menacent d'anéantir quiconque s'y opposerait. Elle est un personnage fait de la même matière que les armes. Cela ne résulte pas d'un assemblage technique. Barbie est plutôt l'incarnation de l'humain réifié, évidé de tout affect. Elle est ainsi redoutable par son néant. Preuve s'il en était que ce triomphe de l'esthétique proposé par le film n'est en rien réductible à une question d'esthétique. Les studios mattelisés, dont Greta Gerwig est la petite main, ne s'y sont pas trompés. Ils auraient souhaité, dit la critique avertie, sous le miel, livrer une version féministe de la poupée en même temps qu'une satire de ses patrons, afin que ces fillettes « condamnées à jouer à la maman », ne le fassent plus, « jusqu'au jour où... » apparut Barbie, dit l'introduction du film. Qu'il soit permis de voir autre chose sur cette esthétique du lisse proposée par Barbie.

Au pays du lisse

Inutile de nous en convaincre, l'évidence est là. Barbie, si elle est faussement travaillée de l'intérieur dans le film, est une surface sans aspérités, une paroi réfléchissante où Ken s'épuise, une matière transparente rendue par son décor. Une manière de nous dire que nous habitons l'empire de la positivité, d'où doivent être bannis objection, lutte, heurt ou conflit qui, lorsqu'ils ont lieu dans le film ne sont que les épiphénomènes d'un phénomène global, soit la mise en place d'un réalisme globaliste procédant de l'alliance objective entre le monde de l'art (le cinéma auteurisant blockbusterisant) et les forces marchandes comme de l'argent, résumant la pensée du film en un slogan publicitaire à l'équivalent de toutes les injonctions commerciales de la basket Niké : « Comme Barbie peut être ce qu'elle veut, les femmes peuvent être ce qu'elles veulent ». Cette alliance objective doit être questionnée dans un film, qui plus est, paré de l'aura subversive d'un art faussement contestataire, ou comment ont eu l'intelligence les studios et Mattel d'en confier la réalisation à Greta Gerwig, une réalisatrice doublement auréolée pour l'occasion de la majesté particulière d'être une femme comme de provenir du cinéma dit indépendant.

Il faut apercevoir combien Barbie est congruent d'une esthétique globale qui renseigne sur le malaise d'une civilisation. La même promesse que celle du film est en effet attendue de l'organique, symbolisée autant par Ken, dont les atermoiements sont annulés par sa représentation esthétique. Il est ce corps totalement épilé, poncé, remodelé qui est devenu le symbole de ce monde sans négativité ni intériorité, où tout glisse pour revenir en boucle, au gré d'une éternelle rédemption esthétique, à laquelle la chirurgie esthétique comme les salles de body-building, qui ont désormais pignon sur rue, participent et relancent à l'infini la logique en boucle.

L'esthétique de Barbie est donc bien politique. Certes, son projet est ancien. L'idéal d'une beauté lisse – d'une société qui le serait tout autant – est périodiquement réapparu dans l'histoire de l'art. L'Antiquité comme la Renaissance en ont fait un enjeu majeur. Et c'est une caractéristique du XIXe siècle que d'avoir inventé, au cours de son essor industriel, un corps féminin dont la perfection est de rivaliser à la fois avec la beauté de l'objet inerte et avec l'appétence immédiate de la nourriture, ce qu'offre au spectateur le personnage de Barbie comme celui de Ken. La peinture académique en produisit les exemples les plus spectaculaires. Que nous les devions en France à Bouguereau, Gérôme ou Cabanel, ils s'imposent en leurre central dans les grands spectacles que se donne une société industrielle triomphante. Ainsi, alors que tout au long du XIXe siècle chez des peintres comme Delacroix, Manet, Courbet, Degas...le désir ne va plus cesser d'inquiéter la représentation, on dirait que le choix académique de grandes évocations historiques ou mythologiques, qui s'organisent autour d'un nu irradiant comme la beauté de Barbie, a pour fonction d'ignorer la réification du corps qui a déjà commencé avec les débuts de la révolution industrielle. Ils y réussissent si bien que la beauté lissée de La Naissance de Vénus de Cabanel fascine les visiteurs de 1863. Parmi eux, tout de suite, Émile Zola en saisit le caractère exceptionnel. Il la qualifie de « sorte de pâte d'amandes blanche et rose ». Le tableau doit sa fortune moins de correspondre à un sommet de l'académisme que d'être le premier nu absolument consommable. Huysmans parlera d'une « Vénus à la crème ».

Il serait cependant trop facile d'y voir, tout comme pour Barbie, un exemple de la beauté kitsch, censé détourner de la violence technique à travers la joliesse d'un monde revu et corrigé pour n'opposer aucune résistance au désir. C'est pourquoi Zola, la commentant, nous semble tellement parler de l'ici et maintenant de Barbie, dont le film témoigne. Il ajoute : « Cet heureux artiste a résolu le difficile problème de rester sérieux et de plaire ». Car avec ce nu, émergeant du romantisme comme un objet encore non identifié, Cabanel célèbre inconsciemment les débuts triomphants du capitalisme et sa certitude première d'avoir vaincu la matière. Rien ne peut obscurcir l'absolutisme d'un désir qui a encore la naïveté de croire qu'il est légitime. Il suffit d'avoir de l'appétit comme en possèdent les forces de l'argent pour que le monde devienne infiniment comestible. Le film de Greta Gerwig est une véritable politique de santé publique : mangez cinq Barbie et Ken par jour, vous rayonnerez autant de santé que les yeux morts de l'enfant voudraient s'y ressourcer en les avalant.

Mais avec Barbie, qui n'est au fond que l'écume de l'époque, les choses ont changé. Nous voici arrivés aujourd'hui au plus loin de cette première période de prédation heureuse, grisée par sa jouissance immédiate Et une esthétique du lisse semblerait-elle encore prévaloir, qu'elle participe d'un système de prédation cynique, autrement sophistiqué, où les patrons de Mattel, se moquant d'eux-mêmes, récupèrent aux enchères plus que leur dû comme ladite critique par l'effet de chaque ticket d'entrée vendu. Il faut donc se débarrasser de son « second degré » dont parle tant la critique, qui est un leurre. Tout comme la recherche de son esthétisme, c'est une posture qui permet à chacun – Mattel/Studios/Greta Gerwig – de se tenir à distance, pour d'autant plus maintenir l'ordre existant promu par le film. À l'inverse de l'humour qui, chaque fois, remet en cause certitudes et hiérarchies en tous genres, la dérision qui est à l’œuvre en permanence dans le « second degré » du film n'est qu'un écart qui réaffirme l'ordre des choses et la place qu'on y occupe. Bel et bien, Barbie abandonne les défroques de l'humour pour le bouclier de l'ironie. L'effet escompté est considérable. Se produit un écart dans le « second degré », qui joue sur le côté pile de la réalité dont l'esprit de sérieux serait le côté face, autorisant d'être sur tous les tableaux à la fois : « Dans la dérision, il y a toujours un argumenteur, sinon un publicitaire subtil, quelqu'un qui dit voyez comme je suis drôle ou intelligent. Voyez comme je détourne les stéréotypes de notre monde, voyez de quelle performance je suis capable »(3), ce dont chaque plan du film est l'illustration. Le mot est dit, tout est possible dans cet ordre que propose Barbie, mais à la condition de ne jamais changer l'ordre du jour de ce monde rosi dans un discours finalement tranquille où chacun y est définitivement cuit, encendré sans que jamais le cliché n'ait été encrapulé.

Le pouvoir des puissances de l'argent est tel qu'il se renforce à mesure qu'il est contesté. Il fait ventre de tout, à la manière dont la mode a récupéré toutes les cultures et modes de vie alternatifs, du punk au rap en passant par le gothique, ces dernières décennies, du Black Perfecto à la petite robe noire de Guerlain, en passant par l'avènement du survêt/basket décliné jusqu'au costume/basket des élites. Sans doute l'attirance pour les marges est ancienne, dérivant dès le début du XVIe siècle avec La Nef des fous, chantant au XVIIIe siècle avec L'Opéra des gueux, s'enthousiasmant au XIXe siècle pour pirates, brigands et voleurs, de Robin des Bois à Arsène Lupin en passant par Ruy Blas jusqu'à la fascination au XXe siècle pour la pègre. Mais on assiste aujourd'hui au vol systématique des signes de reconnaissance que se sont inventés des populations à qui il est désormais impossible d'avoir leur propre culture. L'ère est au cool, au patron en jean déchiré comme pour mieux masquer qu'il est le vêtement que le migrant porte quand il arrive sur ses plages, reflué comme la vague, transpercé de part en part. La basket que porte le patron encore, pour mieux nous faire marcher (au pas), délivrant sa logique du management horizontal qui voudrait faire de nous des avaleurs silencieux, faisant la promotion de l'égalité des places quand s'y substitue une verticalité redoutable, une domestication des esprits comme des corps autrement plus efficace : plus de barrière, ni de vitres sur les surfaces d'immeubles des puissances de l'argent, des open space pour ses exploités d'un nouveau genre. S'y produit-il un écroulement des barrières ? Plutôt, la reconstitution de murs d'autant plus souverain sur leurs assises qu'ils sont devenus invisibles, fonctionnant sur le monde d'un réseau ouvert permanent, dont la logique de transparence a gagné tout le champ social, comme cette esthétique du lisse dans le film la commande par une logique de contrôle des consciences. Barbie, au fond, est le produit fini de ces nouveaux patrons, une manière de maquiller les abord d'un monde en train de sombrer. Quand tout est ouvert, le monde est fini. Plus aucun recès n'y est ménagé pour retrouver toute l'école du regard, l'enfant perdu en soi.

Cette opération de camouflage par l'excessive « beauté » du couple Barbie/Ken serait toutefois insuffisante si elle ne se doublait paradoxalement de celui de désensibiliser et plus encore de dépassionner les individus. Le film produit un effet sucre, un effet d'accoutumance, une drogue douce dévitalisante. Dans cette perspective, regarder (le film), tue. Il porte en lui cette capacité d'en finir avec l'infini qui nous habite. Le corps y est le premier à en faire les frais, comme s'il fallait commencer par en tarir le désir qui nous relie à la haute mer de l'impensé.

Barbie sépare des Ken sur la plage dans Barbie.
© Warner Bros Entertainment

Que dit Barbie, malgré lui : malaise dans la civilisation. Et malaise si grand que, seule, la mode, dont Barbie est le colifichet le plus ostensible, paraît être devenue au cours des dernières décennies le refuge de l'intégrité de ce corps qui y est malmené. C'est du moins ce sur quoi les décideurs de la stratégie des multiples marchés à l'instar de Mattel ont misé. Comme si la promotion de la beauté était devenue leur monopole, de sorte que, d'entre tous les modèles qui en sont désormais proposés, il n'en est aucun, nu ou habillé, qui ne soit formaté, calibré et le plus souvent reconditionné comme toutes ces poupées Barbie au moyen de la chirurgie esthétique, du bodybuilding, du sport, avant d'être instrumentalisé par telle ou telle marque. De sorte que l'on est conduit à se demander de quoi est le nom Mattel ?

Politique du marquage

On se souvient de No logo et de l'impact considérable que connut en 2000 cette réflexion de Naomi Klein sur la tyrannie des marques. Seulement, plus de vingt après, il faut bien admettre que l'emprise de celle-ci continue de plus belle et dans le monde entier. Ce sont ces marques qui font et défont le patchwork des espaces imaginaires. Mattel, comme toutes ces marques, propose beaucoup plus qu'elle-même : un mode de vie, un semblant de vision du monde où nous sommes contraints d'évoluer au gré des impulsions du marché, imposant styles et tendances comme autant de prescriptions qui se succèdent au gré des vents. C'est pourquoi cette esthétique du lisse est hautement politique. Mais disserter sur ses effets serait une autre façon de ne pas reconnaître que cet écran que constitue le corps de Barbie n'est autre que le corps de chacun. En fait, ce n'est pas d'une esthétique du lisse qu'il faut parler, c'est d'une esthétique du marquage, soit du dressage. C'est-à-dire d'un marquage dont la violence est de devoir être continuellement réitérée de sorte que la force de son impact est de redessiner parcours et territoires de chacun dans la vie. Barbie est-il dès lors un film féministe ? Un humanicide, plutôt. Car il n'y a pas pire déni du corps. À n'être plus que le support sur lequel se projettent les injonctions du capital comme de simples effets de mode, celui-ci y perd sa singularité en même temps que son indépendance. À ce prix de soumission, chacun acquiert une beauté de synthèse, la seule à laquelle il lui soit permis d'accéder en regardant le film.

Et si une incontestable exigence de lisse semble déterminer le choix de Margot Robbie et Ryan Gosling, tels des mannequins de mode, requis pour mettre en valeur un produit, il s'agit moins de la neutralité attendue d'un bon présentoir (comme ces mannequins porte-manteaux) que de celle nécessaire à une surface à imprimer. La jeunesse qu'ils incarnent à l'écran (même si Ryan Gosling a paru trop âgé pour le rôle), comme leur innocence plus ou moins feinte, incitent alors à prendre pour naturel ce qui les lie au produit, et, du coup, à admettre qu'il est dans l'ordre des choses d'être toujours déjà marqué par les marques. L'esthétique servant ici à faire oublier la violence d'un marquage, qui n'en renvoie pas moins à celui du troupeau comme à la soumission qu'il implique.

Mais alors, comment supposer encore que n'est en rien monnayable la certitude de Jean Arp, selon laquelle « nos actes sont des actes de rêveurs, de nageurs énigmatiques » ? Et encore moins la ligne de conduite de Francis Picabia, sûr que « l'évasion doit rester au bout des doigts comme un jouet qui se balance ». Mais Barbie n'a jamais été un jouet. Elle est une arme aux mains du grand capital. En cause, sa couleur. Son rose omniprésent, qui, comme la loi dans La colonie pénitentiaire de Kafka imprime son marquage sur les corps. Or, ce rose n'est pas n'importe quel type de rose. Il s'agit d'un rose absolu comme l'est ce noir absolu dont l'artiste Anish Kapoor s'est rendu seul acquéreur, exerçant une violence monopolistique sur l'utilisation de cette couleur, interdite à tous les autres artistes : le Vantablack. La force métaphorique de ce monopole ne doit pas être ignorée en ce qu'il fait de l'artiste un maître du pouvoir de l'indistinction tout comme Barbie voudrait estomper toute forme de frontière, de bord et de cadre, de centre et de périphérie, pour tout engloutir dans sa couleur, qui deviendrait la seule, toute primaire.

Il faudrait donc y revenir, et penser cette alliance entre le monde artistique (Greta Gerwig, force convulsive du cinéma indépendant), le gigantisme de l’œuvre par sa diffusion planétaire et les puissances de l'argent (Mattel/studios hollywoodiens). Cette triple entente fait leur pouvoir artisto-militaro-capitaliste. Le geste de Greta Gerwig participe précisément du même effet que celui qui a valu ces dernières années la promotion à l'échelle internationale d'artistes en bord de rupture devenus mainstream, tels que Jeff Koons, Damien Hirst et leurs affidés, ces « grands artistes », qui nous font assister à cette transmutation de l'art en marchandise et de la marchandise en art.

Cette « entreprise culture » mise en place par Barbie a toutes les apparences d'une multinationale où se forge, se développe et s'expérimente la langue de la domination dans le but de court-circuiter toute velléité critique. À cet égard, de pouvoir substituer sa béance obscure à tout ce qui pourrait advenir, qui fait la force emblématique de ce Vantablack annihilant par définition perspective et horizon, tout comme le rose absolu de Barbie augure d'un horizon déshabité d’un langage sans personne. Qui acquiert comme Barbie un monopole de la vie en rose devient symboliquement le maître du jeu des vainqueurs sociaux de régner sur une réalité sans issue. La seule question est de savoir si l'obscurité absolue de ce rose va triompher ou non de nos nuits ? Avons-nous fini d'aller y chercher le plus clair de nous-mêmes ?

Barbie sanctifie l'art des vainqueurs (Wolfgang Ulrich), un art des vainqueurs pour les vainqueurs où « tous ceux qui ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres marchent sur les corps de ceux qui gisent à terre » (W. Benjamin). Barbie, c'est un art de conquête. Mais que voit-on, ou que cherche-t-on à ne pas nous montrer par l'entremise de ce rose absolu ?

« L’œil humain ne comprend pas ce qu'il est en train de regarder », disait un journaliste à propos du Vantablack, cette « matière la plus noire », cette couleur d'abord conçue à usage militaire par l'entreprise britannique Surrey NanonSystems. La particularité de ce noir, obtenu à partir de nanotube de carbone trois mille cinq cents fois plus fins qu'un cheveu et serrés les uns contre les autres, – une forêt de pigments –, est d'absorber la lumière à 99,965%. De là son extraordinaire capacité d'abolir les formes, les contours et le relief, jusqu'à rendre quasiment invisible l'objet qu'elle recouvre et par la même déstabiliser l’œil humain. Qui s'entêterait à vouloir quand même discerner dans le Vantablack quelque chose ne verrait qu'un trou noir à la place d'un volume, celui-ci serait-il le plus régulier possible. Plis, boursouflures, arêtes y sont tout simplement effacés, sans qu'en subsiste la moindre trace. Le rose absolu de Barbie en est le frère d'armes. Il absorbe toute la lumière possible, installe un trou noir au centre du film qui voudrait se déporter jusqu'au centre de nos vies.

Que les miliaires soient particulièrement intéressés à ce phénomène comme possibilité de camouflage absolu ne peut surprendre. Appliquée sous forme de spray, cette couleur permet en effet de soustraire à tout contrôle satellitaire avions furtifs, drones comme toute sorte d'armement. Le rose absolu de Barbie possède la même puissance métaphorique de dissimulation de ses effets. Il n'est pas sans faire penser à l'utilisation du « noirblanc », concept clef du monde de 1984, qui a deux sens contradictoires pour permettre, selon les circonstances, de nier avec impudeur la réalité des faits. Il « désigne l'aptitude à croire que le noir est blanc et, plus, à savoir que le noir est blanc, et à oublier que l'on n'a jamais cru autre chose ». Le rose absolu de Barbie abolit toutes les autres formes de vie. Il réalise le programme d'Utopia, par sa Propaganda. Un rose qui voudrait retirer du chat noir toutes les promesses de forces contestataires qu'il portait en lui.

Le couple formé par Barbie et Ken en est l'illustration. Il est un mensonge. Barbie ne forme aucun couple avec Ken. Ce dernier n'est que son miroir où il y est tout englouti, Ken qui ne vit que dans celui de Barbie, le film s'évertuant à inverser doucereusement les positions comme les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Voilà ce que nie Barbie : la possibilité de l'altérité, l'alternative d'un contre-monde autrement fondé que sur un rapport hiérarchique. Tout y est récupéré comme les déchets. Ken n'existe pas. Il n'est qu'une version prothétique de Barbie autant que toutes les Barbie et Ken, qu'ils soient noirs, bruns, roux, handicapés, gros dans le film, n'en sont que les extensions non peroxydées décuplant sa force disséminante et exterminatrice de toutes formes de variations possibles. Toutes les versions différentes, par leur prolifération du même, y sont niées. Barbie ne supporte pas l'accroc, la maille perdue. Tout y est impeccable. Tout y est pur. Tout y est tu. Tout y tue.

Or, mon regard, celui de spectateur mais aussi comme homme, est fait pour autre chose, pour regarder devant moi, pour regarder les autres. « L’autre moi-même », allos autos, dont parle chez Aristote le livre de L’Amitié, est bien une créature de la morosité consciente : car l’autre ne peut être le même ! C’est un autre que moi. L’alter ego, né du dédoublement de l’ego de Barbie, est un fantasme fabriqué, gonflé, entretenu par l’« autisme » de ce qui veut faire et être le système. Faux dialogue, faux pluriel, fausse altérité, faux horizon, tout est pseudo et simili ici. Tels sont pourtant les trompe-l’œil dont s’entoure Barbie : Narcisse, à qui le miroir renvoie sa propre image, s’éprend absurdement, circulairement d’un reflet de lui-même. Un Barbie/Narcisse qui s’enfonce toujours davantage dans la glu de son souci. Et lorsque Ken parle, il s'agit d'une prosopopée. C'est Barbie qui le fait parler. C’est la vérité en chair et en os, comme a dit Unamuno, qui parle par sa bouche. Et Barbie, dans sa scène d'introduction, d'avaler autant toute l'histoire du cinéma, du Magicien d'Oz à son point d'arrivée, en 2001, reprenant son Odyssée de l'espace comme de l'espèce par où les avait quittées Kubrick, les fillettes, apercevant pour la première fois en version gigantesque Barbie, de briser chacune leurs poupées comme le singe son os, en un geste faussement libérateur. Car, en vérité, Barbie néantise toutes les femmes comme il aplatit l'histoire du cinéma : « Toutes les femmes sont Barbie et Barbie est toutes les femmes », dit sa publicité filmique.

Barbie, par ce refus de l'altérité, par l'effet de son décor, de son rose absolu, rejette toute possibilité et forme de contestation au monde qui y est proposé quand le cinéma déplace des mondes. Qu'il ne fait pas demeurer dans l'entre-soi. Qu'il ne nous rend pas prisonniers d'un seul film comme d'une seule vie. Qu'il nous débarrasse jusqu'à nous en ôter l'idée même de posséder un film de chevet. Car le cinéma ne possède pas, il dépossède. Il a ses exorcismes. Ton film de chevet, c'est le prochain film, celui que tu n'as pas encore vu, qu'il nous adresse en forme de promesse. Il entretient tout ce qui nous menace et nous harcèle. Il nous indispose. Il provoque chez nous l’angoisse insomniaque qui est le lot de l’acceptation du méson, de la mésentente cordiale, de nous accorder le droit de ne pas être d'accord, de pouvoir dire : « non ». Un cinéma qui ne croit guère aux accolades que se donnent des contradictoires durablement réconciliées dans la philadelphie universelle et l’attendrissement général que propose Barbie. L’acceptation de cette mésentente a pour elle, au minimum, de ne pas retenir l’autre dans le mutisme du silence, mais elle sollicite les discours déliés et mobilise les paroles agiles ; elle met l'individu en verve, elle le rend bavard par soustraction, par la non-obligation discursive qu’elle pose. Ici, paradoxalement, le mot « rencontre » prend tout son sens aventureux : car il n’y a pas de vraie rencontre quand le film induit la perdition de celui qui s’y oppose, « autre » totalement déversé dans le « même » : l’« autre » absorbé dans le « même » supprime le dialogue entre Ken et Barbie autant que le supprimerait l’anthropophagie. Le tout mutuel de Barbie est, en son fond, immutuel.

Finalement, ne pas entendre ce déni du film, interdit de comprendre qu’il n’y a pas à choisir entre la mésalliance et l’entente, car ces deux faces entre lesquelles nous ne cessons d’hésiter sont comme systole et diastole ; c’est leur alternance qui règle la pulsation vitale des hommes en société, et c’est de leur rythme que bat leur cœur, quand Barbie voudrait nous dresser pour tuer tout ce qui résistait encore à son infamie.

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