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Vincent Lindon et Juliette Binoche s'enlacent dans Avec amour et acharnement
Critique

« Avec amour et acharnement » de Claire Denis : La tristesse au fond

Des Nouvelles du Front cinématographique
On a longtemps aimé le cinéma de Claire Denis parce qu’il était immunisé contre l’hystérie. Désormais l’hystérie l’a emporté, dans les grandes largeurs qui sont d’abyssales profondeurs. C’est un débondage en règle, les vannes grandes ouvertes menant à un tout petit siphon. L’hystérie est un naufrage et Claire Denis s’acharne à y engloutir l’amour que l’on pouvait avoir pour son cinéma. L’hystérie est la dernière métaphysique dont se repaît le cinéma français et se livrer à son hégémonie, qui est une tristesse et une détresse, c’est se faire l’otage sacrificiel des vedettes passées maître dans l’art d’en tirer profit, Juliette Binoche et Vincent Lindon. Dans Avec amour et acharnement , Claire Denis voudrait faire l’examen sérieux d’une hystérie haussée au niveau du malaise de civilisation, elle finit infectée par son sujet, otage de ses acteurs et captive de sa scénariste, comme l’enfant que dévore le divorce de ses parents.

La tristesse au fond est la même,
à la surface elle diffère

On a longtemps aimé le cinéma de Claire Denis pour cela, parce qu’il était immunisé contre l’hystérie. Et son immunité était la nôtre, notre protection face aux déluges d’une hystérisation des rapport sociaux à l’heure, critique, des viralités démultipliées, médiatiques et zoonotiques. Désormais l’hystérie l’a emporté, dans les grandes largeurs qui sont d’abyssales profondeurs. Conquérante et triomphante, c’est une lame de fond, un tsunami, un raz-de-marée. Impossibilité d’avoir pied, c’est ainsi que l’hystérique prend sur nous son pied, comme en témoigne Avec amour et acharnement. C’est un débondage en règle, les vannes grandes ouvertes pour un tout petit siphon, qui réduit à l’aise la Méditerranée où barbotent les amoureux dans la baignoire au fond de laquelle un portable noyé avère que leur amour est foutu.

L’hystérie est un naufrage et Claire Denis s’acharne à y engloutir l’amour que l’on a pu avoir pour son cinéma. L’hystérie est la dernière métaphysique dont se repaît le cinéma français, Desplechin et comédies, Ozon et Triet. Et se livrer à son hégémonie, qui est une tristesse et une détresse aussi, c’est se faire l’otage sacrificiel des vedettes qui sont passées maître dans l’art d’en tirer profit, Juliette Binoche et Vincent Lindon, ainsi que la captive amoureuse de sa prêtresse, Christine Angot.

Non pas que les personnages de Claire Denis soient dépourvus d’hystérie, plus souvent les hommes que les femmes d’ailleurs, le frère de Nénette et Boni (1996), l’ancien légionnaire de Beau travail (1999), mais les films, eux, ne l’étaient jamais. Le peau des choses et la chair du monde invitaient à l’écumeuse dissémination, douce et taiseuse, des plans comme autant de fragments caressés, des touches à distance, mutiques et elliptiques, dont la sensualité garantissait l’impénétrabilité des êtres et l’opacité de leur désir. La masseuse coréenne et aveugle de L’Intrus (2004) reste à cet égard la figure exemplaire de la manière denisienne. Il n’y a pas plus profond que la peau, Paul Valéry disait vrai et la vérité fondait les expérimentations charnelles limites de Trouble Every Day (2001) et ses maladives propensions à fouiller sans repos les corps en y cherchant une profondeur qui n’existe pas.

Avec amour et acharnement, qui en serait le piteux remake empâté, la tristesse est au fond la même : céder à la pulsion, c’est céder aussi sur son désir qui peut en interrompre l’infernale répétition, celle d’une tension réelle dont la satisfaction est un leurre, en étant incapable des impuissances dont l’amour est capable. À la surface, la tristesse est tout autre, celle d’une cinéaste qui voudrait faire l’examen sérieux d’une hystérie haussée au niveau du malaise de civilisation, et qui finit contaminée par son sujet, captive de ses figures hystériques comme l’enfant que dévore le divorce de ses parents.

L’hystérie, ses littérateurs et sa métaphysique

L’hystérie est une métaphysique disait Lacan qui s’y connaissait(1), quand ses métaphysiciens sont les littérateurs ayant trusté les scénarios du cinéma d’auteur français. Christine Angot était déjà à la manœuvre dans Un beau soleil intérieur (2017) mais Claire Denis résistait encore à l’appel de la triste sirène, bottant peut-être en touche mais procrastiner était encore une touche (l’hystérie n’est pas le fait de la femme de 50 ans mais des hommes la désirant), le tact pour ne pas finir sur la touche (du cinéma français, avec ses splendeurs passées requérant de se coltiner le labeur de ses misères présentes). Dorénavant, Ulysse volontairement se désenchaîne et tombe à l’eau, dans la flotte où s’ébattent complaisamment des acteurs dont l’acting-out est la liquidation d’une manière singulière.

C’est véritablement une dévoration consentie de la part d’une cinéaste qui n’a plus que des champs-contrechamps à mouliner dans un appartement parisien, aussi ouvert que sous-exposé, propice aux contre-jours voués à n’être que des voiles déchiquetées par les mâchoires des professionnels du gueuloir, avec son balcon ouvrant au-dessus des toits pour refuser un dernier droit à respirer, afin de se poser en clinicienne d’une scène de ménage dont la ménagerie passe un méchant coup de balai sur les splendeurs élégiaques, méditerranéennes et méta du Mépris (1962) de Jean-Luc Godard.

La high life des salauds

« Tu as connu l’ange, maintenant tu vas connaître le diable », Jean le promet à Sarah dans Avec amour et acharnement, ostentatoirement. On rit sous cape, on a bien vite compris que le drame, heureusement, n’aura pas lieu. Mais pire que la chronique des violences conjugales, il y aurait la tragédie des gens ignorant à quel point domine en eux une volonté de néant partagée. L’hystérie invite à ne jamais vouloir rien, jamais. Jean reviendra pourtant, malgré les humiliations reçues, la queue entre les jambes, fier d’une déclaration d’amour que Sarah fait littéralement tomber à l’eau. Ange ou diable, c’est la même bêtise et Sarah n’est pas en reste, qui sait substituer aux yeux mouillés de Jean le regard pathétique d’une histoire d’amour dont le simulacre finit dans la bonde d’une baignoire. Pas loin d’eux, les parisiens qui, le temps de vues documentaires furtives, portent les masques les protégeant de la pandémie semblent mieux immunisés contre un virus plus asphyxiant que le Covid-19, celui d’un confinement volontaire dans les bruyantes surenchères d’un narcissisme, rivalitaire et mimétique.

Vincent Lindon et Juliette Binoche dans la mer dans Avec amour et acharnement
© Curiosa Films

Mais Vincent Lindon n’est pas le premier venu chez Claire Denis, à l’instar de Juliette Binoche. Il faut alors se souvenir de Vendredi soir (2002) où l’acteur ne pipait mot tandis que dans Les Salauds (2013) le gardien viril de la tradition phallique n’avait aucune autorité pour rétablir la vérité. Quant à l’actrice, elle jouissait dans Un beau soleil intérieur, comme on l’a déjà dit, d’une immunité qui était sa maturité la prémunissant de l’hystérie du désir masculin, avant de la perdre au nom des fantasmes de procréation assistée d’une sorcière chevauchant la « fuck box » de High Life (2018).

Le clash des egos est un match harassant d’être nul, deux corps qui s’époumonent à qui mieux mieux (qui est un pire en pire) pour un cinéma à bout de souffle, vanné par la high life où planent les stars, ces salauds. Et le spectateur de sentir un intrus indésirable s’il n’acclame pas les performeurs qui font semblant de se dépenser pour lui alors qu’ils ne se débondent que pour eux-mêmes. On le redit, on n’est là, ni pour faire le compte des points, bons ou mauvais, ni pour beurrer les tartines.

Un barbotage en règle

Avec amour et acharnement est un barbotage en règle, la confiscation moins amoureuse qu’acharnée d’une belle manière plongée dans les eaux glacées d’une rengaine qui s’avale goulûment la queue (je t’aime même si j’aime toujours celui qui te précédera toujours, quand bien même je te mens en t’affirmant le contraire, pourquoi m’en veux-tu alors ? Pourquoi ne me comprends-tu donc pas ? Parce que si tu ne me comprends pas, c’est parce que tu ne m’aimes pas alors que moi, je t’aime, ad nauseam). L’essorage fait de nombreuses victimes collatérales. Jean est sorti de tôle pour retomber dans une prison pire et Sarah qui travaille à la promotion radiophonique de la culture n’y trouve aucun recours, à l’inverse des étiques résiliences post-politiques du personnage de Charlotte Gainsbourg dans Les Passagers de la nuit (2022) de Mikhaël Hers. La « loquèle » de Roland Barthes qui voyait dans un exercice spirituel d’Ignace de Loyola un paradigme de ressassement amoureux finit en corrida loqueteuse. La question de la race, si importante, en finit même par passer du stade de présence lancinante à celui d’explicitation outrancière (Lilian Thuram est ainsi invité à citer Frantz Fanon quand le fils métis de Jean a droit au discours dénégateur de son père, l’une et l’autre séquence censées se compenser mutuellement alors qu’il s’agira plutôt d’une neutralisation).

Les Tindersticks eux-mêmes, fidèles de Claire Denis, ont symptomatiquement composé pour Avec amour et acharnement leur score le plus mauvais, tirant comme jamais sur la corde violoneuse pour signifier que nos nerfs seront mis à rude épreuve, qu’il faut rester aux aguets, quand bien même il n’y aurait rien à ruminer.

Ce qui n’est pas tout à fait vrai. Si le film rince à force d’irritabilité, il faut forcer les forçages hystériques dont il abuse pour ne pas rendre définitivement son tablier. Claire Denis a beau insister sur le fait qu’il y a encore du hors-champ, qu’il existe d’autres histoires partagées par des gens qui affrontent leurs problèmes sans hystérisation, ils ne sont désirables seulement qu’à la marge, dans la périphérie de la fiction, cette morne banlieue abritant le nouage d’un rapport de race (un pan du casting est à dominante afro-descendante) avec un rapport de classe (entre vedettes et acteurs moins connus et retrouvés du cinéma de Claire Denis, Mati Diop et Alice Houri). Reste Grégoire Colin dans le rôle murnalcien de l’objet litigieux du désir mais le prince denisien n’est plus que le paria d’un royaume vassalisé par les roi et reine du cinéma français. La bombe à retardement qu’il prétend incarner est en effet vite désamorcée quand le refus, là encore hystérique, d’une sodomie (« Tu vois bien que je ne suis pas prête ! » hurle Sarah qui a pourtant eu le temps d’y penser toutes ces années) finit en gestique adolescente rappelant qu’il a joué le grand frère déboussolé de Nénette et Boni.

Le fauteur de trouble n’est qu’un adjuvant de circonstance, une prothèse amovible comme le membre viril en latex que Vincent Gallo a chipé du tournage de Trouble Every Day pour le recycler dans son propre film, The Brown Bunny (2004). L’objet a est un tout petit tas servant d’objet transitionnel à la grande scène de Avec amour et acharnement, son hapax : Sarah tombe à genoux devant Jean et lui demande pardon. Sarah a besoin de jouer un maître contre un autre, Jean, François, c’est comme ça.

Juliette Binoche et son amant Grégoire Colin s'embrassent dans Avec amour et acharnement
© Curiosa Films

L’horreur est là, aussi grande peut-être que les dévorations du désir de Trouble Every Day, les paternités cannibalesques de L’Intrus, les décompositions coloniales de White Material (2010) et les incestes forcés où se lovent dans Les Salauds des amours sincères. L’horreur nouvelle, celle d’une femme protégée par son statut (elle anime une émission culturelle sur RFI) tout en dominant socialement son compagnon (il sort de prison, habite chez elle et lui emprunte sa carte bleue), mais qui se débrouille pour s’exposer devant lui comme la grande fautive à blâmer, à punir et pardonner.

Qu’une réalisatrice et la scénariste avec qui elle adapte l’une de ses auto-toto-fictions conviennent ensemble que les femmes émancipées restent d’indécrottables Bovary ne laisse pas d’étonner. L’hystérie est-elle aussi le gage d’un autoportrait au masochisme redoublé, l’autocritique au carré ?

Une seule médication,
le sourire solaire d’Alice Houri

On peut blâmer l’absence répétée de Jean-Pol Fargeau au scénario, ou bien encore regretter celle, prolongée, d’Agnès Godard à l’image, on doit se rendre à la raison que les derniers films de Claire Denis se chargent de réitérer depuis Les Salauds : le cinéma d’auteur français sous hégémonie de ses vedettes, qui le sont aussi dans l’hystérie, est une cloche de confinement pour une implosion lente, l’engorgement de nos organes de perception. La pharmacopée où cultiver un désir de cinéma dans un monde s’acharnant à le saturer en le rendant inévident se trouve ailleurs, au-delà du périph, sûrement pas dans les grandes surfaces d’une pharmacie de gros tenue par des « médicamenteurs » qui sont des dealers. Le climatiseur du cinéma d’auteur, qu’il soit français ou d’ailleurs, conditionne un air qui s’inhale de moins en moins, sauf à faire de la fiction documentant l’immixtion de l’État dans les réseaux du trafic de drogue l’allégorie cryptée d’un documentaire sur ses propres rapports de pouvoirs comme on l’aura vu avec Enquête sur un scandale d’État (2022) de Thierry de Peretti.

L’hystérique ne se laisse pas filmer sans y payer le prix. Il faut l’épuiser avant que ses déluges ne nous épuisent (John Cassavetes), il faut aller au-delà en renversant la table de la fiction avec le génie colérique du documentaire (Maurice Pialat). Sinon, c’est la fête foraine, la fête à Neu-Neu qui est la mascarade des Narcisse contemporains, la foirade des attractions de l’auteurisme (Xavier Dolan).

L’hystérie est un déni saturé de toute opacité, la liquidation de l’énigme du désir. L’immaturité de l’hystérique projette sur l’autre supposé détenir la vérité de son désir une volonté de savoir qui est un soleil trompeur, la poussée triste d’une détresse incommensurable et sans fond, la pulsion sans autre fondement qu’elle-même(2). Le désir rendu à l’état de honte qui est la dernière jouissance, masochiste, reste aux femmes qui expérimentent, encore et encore, qu’elles survivent à la périphérie de leur désir. La honte nue de leur désir qui n’est plus l’énigme du désir (du désir de l’autre) mais une faute impardonnable. On répète pourtant que l’hystérie n’est pas une maladie de femme, le père Charcot avait l’habitude de charrier, c’est un type de disposition subjective dont la modalité consiste à s’interposer devant son désir. On plaide d’ailleurs pour le constat que les hommes sont plus disposés à l’hystérie que les femmes, domination masculine oblige. On invite ici à revoir les films de Jerzy Skolimowski qui n’ont jamais cessé de répéter un tel constat dont l’acmé demeure Le Départ (1967).

Avec amour et acharnement s’acharne pourtant à démontrer le contraire, pour peu qu’un homme incapable de comprendre son fils sans voir que son adolescence taiseuse est un rempart tranquille à son hystérie, soit encore désireux de repérer « les juniors, les cadets » pour des clubs de foot ou de rugby, en étant autrement dit soucieux de filiations symboliques le sauvant des délires domestiques. Avec Sarah, la baignoire est le trou sans fond des noyades d’un désir inaccessible. Avec Jean, les stades se repeuplent des enfants mais la lumière finale est cendreuse, la photographie du générique-fin si désaturée, que notre monde sans soleil ne se chauffe plus qu’avec de beaux soleils intérieurs.

C’est pourquoi nous bouleverse le sourire d’Alice Houri, infiniment. Celle qui a joué Nénette pour le film de Claire Denis n’est plus une adolescente. Sur son visage, un quart de siècle a déposé l’écrit de secrets impénétrables, mais on y reconnaît une grande légende, celle de la maturité. On ne la voit que deux fois : la première fois elle dit non à Jean qui vient lui présenter un dossier ; la seconde fois elle lui dit oui, et sourit, à nous aussi. On pourrait aussi compter sur le visage amical de Bulle Ogier jouant la mère de Jean. Le sourire d’Alice Houri, dont le diastème fait étonnamment penser à celui de Béatrice Dalle, autre reine denisienne, est la rayonnante médication d’un cinéma enténébré, un soleil intérieur qui a la générosité, lui, de se tourner vers l’extérieur, fugitif mais formidable héliotropisme. Son sourire est son diadème en nous offrant avec ses dents celui d’un grand bonheur.

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