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Des Nouvelles du Front cinématographique

Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante.
Issiaka Kane (Nianankoro) donne l’œuf dans le désert dans Yeelen de Souleymane Cissé
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« Yeelen » de Souleymane Cissé : Duel au soleil

27 mars 2025
Yeelen ne conte pas seulement le récit incandescent de générations d’initiés qui, de pères en fils, se font la guerre au nom d’obscures rivalités sorcellaires, il se montre lui-même comme une initiation en vérifiant ainsi la charge transgressive qui lui est fondamentalement associée. En se proposant d’instruire ses spectateurs aux savoirs et rituels secrets du Komo, le film de Souleymane Cissé réussit à tenir les deux bouts du mystère dont il est le fascinant relais : l’initiation (la connaissance élève, elle est transformatrice) et la transgression (la connaissance tue, elle est destructrice), l’aile du Kôrê (le sceptre qui élève et protège) et le Kolonkalanni (le pilon magique qui abat et punit). L’histoire de Yeelen est millénaire et le film date du milieu des années 80, il est d’avant-hier et d’après-demain. Yeelen est un film merveilleux, d’aventures et d’hallucinations, gorgé d’un animisme dont le cinéma redéploie les puissances dans les mélanges de la fable et du documentaire, la captation du réel et son insufflation par des récits en deçà et au-delà de l’Histoire, promises à rayonner encore mille nouvelles années.
La fille dans Den Muso de Souleymane Cissé
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« Den Muso » de Souleymane Cissé : Le silence que la parole outrage

27 mars 2025
Dans les sociétés où règne l'oralité, la parole fait lien et loi et son instrument est la voix. Y vivre sans voix dans le cantonnement de la parole qui manque, c'est être alors sans pouvoir en étant la proie des lions qui s'en disputent la part. Le cinéma est fait pour cela quand il montre que le monde se partage entre des parlants et des muets et si les premiers exercent un pouvoir sur les seconds, ces derniers ne sont pas seulement des êtres d'impuissance, mais les sujets d'une autre puissance en contestant au verbe sa domination. Quand l'œil se met à écouter, le regard se trouve dès lors disposé à voir l'inouï coincé au fond de la gorge tout en participant à faire des bouchons d'oreilles. L'inouï est un non (la voix qui manque n'a pas droit au chapitre), c'est un oui aussi (ce qui se tait est une pensée dont le silence résiste aux moyens de la verbaliser). Avec la fluidité de l'eau que le vent doucement remue, Den Muso La Fille mêle ainsi les registres entre l'éloge et l'élégie, l'observation documentaire et le drame social, la critique politique et la tragédie antique, le cas particulier et son exemplarité générique, son universalité transculturelle et sa singularité quelconque. La plainte de Ténin, la sans-voix, est la complainte de la jeune femme violée par tous ceux qui auront parlé à sa place, et dont la puissance de mort est l'énigme incendiaire d'un désaveu collectif. Le silence que la parole outrage, dans ses droits qui oublient ses devoirs à son égard, déchaîne alors la rage, ses coups de sang asphyxiant les parlants et ses coups de soleil incendiaires. Le cinéma en répond en prenant son parti – celui de Souleymane Cissé, au nom du mystère de son enfance impartie.
Paul Newman et Burt Lancaster dans Buffalo Bill et les indiens de Robert Altman
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« Buffalo Bill et les indiens » de Robert Altman : Les bruyants et le muet

22 mars 2025
Tout spectacle n’aurait peut-être pas d’autre message à communiquer que le bruit qu’il fait, le tintamarre de la représentation exprimant la vérité des mensonges tapageurs du représenté. Si les films de Robert Altman sont bruyants, particulièrement Buffalo Bill et les Indiens, c’est pour y donner à entendre le bruit du spectacle par quoi s’instruit sa critique. Le mythologue à l’œil d’aigle sait tendre aussi l’oreille à ce que taisent haut et fort les mythes. Ce qui s’appelait hier démythification et se qualifie de déconstruction aujourd’hui ne suffit pas à comprendre comment la critique du spectacle reste encore du spectacle – à cette différence près, toutefois, qu’elle sait de quoi elle hérite, quels sont les impensés qui en font les limites, quelle tragédie dont l’os perce la croûte des railleries.
Michael Fassbender et Cate Blanchett s'embrassent dans The Insider de Steven Soderbergh
Rayon vert

« The Insider » de Steven Soderbergh : Polygraphe éclairé

13 mars 2025
Il y a une séquence absolument irrésistible dans The Insider, celle du polygraphe, autrement dit le détecteur de mensonge auquel se plie l'entourage professionnel d'un espion pour savoir si un menteur s'y cache. Le polygraphe est un terme polysémique. Le détecteur de mensonge y côtoie en effet une espèce de papillon, ainsi qu'un auteur qui multiplie les domaines d'écriture. Le terme est idoine pour Steven Soderbergh comme pour son scénariste, David Koepp, avec qui il vient d'enchaîner trois films en deux ans : KIMI, Presence et The Insider. L'éclectisme dans la variété des sujets qu'ils aiment tous deux privilégier, au risque de la dispersion et la frivolité, aurait ainsi trouvé dans le polygraphe son meilleur dispositif. Avec le polygraphe, le papillonnage élit sa machine en touchant à sa raison d'être : la lecture paranoïaque des signes redoublée par sa manipulation ludique dès lors que l'on sait tenir à son point de concentration le plus intime. Dans ce monde de séduction vitreuse qu'est l'espionnage où la maîtrise des apparences est un enjeu de luttes, la hantise des fuites a pour fondement la contraction ouvrant les surfaces sur leur point de capiton. À l'ombre de l'OTAN, les relations de bureau ressemblent au fond à toutes les autres, sinon qu'elles y sont plus létales. Les surfaces vitrifiées ne sont désirables qu'à se rendre lisibles grâce aux polygraphes qui, seuls, savent indiquer où se tient le point le plus intime de concentration empêchant alors qu'elles nous frigorifient.
Anne Wiazemsky et Jean-Pierre Léaud Porcherie de Pier Paolo Pasolini
Esthétique

« Porcherie » de Pier Paolo Pasolini : Cannibale on est mal

13 mars 2025
Dans Théorème, Pasolini fait un peu trop l’ange (l’annonciation s’y littéralise avec moins de crudité que de nudité narcissique) ; dans Porcherie, un peu trop la bête (la société y exposerait la cruauté de ses secrets autophages avec une exhibition démonstrative). Janus y a deux visages, de l’ange et de la bête, et leur réversibilité circulaire a pour bouche de lave le cratère partagé du vulcain de l’Etna. L’orifice fulminant auquel un anthropophage des âges barbares offre la tête de sa première victime revient en dernière instance au cinéaste lui-même, en colère contre une époque où la posture révolutionnaire devient un conformisme et où le peuple tant aimé se dissout dans une masse abhorrée, bourgeois et prolétaires tous enrôlés sous la bannière d’un consumérisme néofasciste. L’œuvre de Pier Paolo Pasolini, ainsi Porcherie, est porteuse d’une esthétique cannibale, redoublée d’une métaphysique vitaliste où la vie se mangerait sans produire plus aucun déchet. Manger l’autre, c’est l’aimer en se mangeant soi-même mais cela c’est l’exception, l’hétérogène que remâche l’Histoire, sa goinfrerie ordurière.
David Lynch au travail dans David Lynch : The Art Life
Rayon vert

« David Lynch : The Art Life » : Le marin et la sirène

6 mars 2025
Au milieu des années 2010 et après l’expérience radicale d’INLAND EMPIRE, on croyait David Lynch perdu, son nom d’artiste figé en marque déposée des industries du luxe, de la méditation transcendantale et de la musique. Avec David Lynch : The Art Life, on le retrouve en toute simplicité comme il a toujours été, double : habitant (le monde matérialisé de ses fantasmes, celui que présente son atelier) et habité (par des visions surgies d’une enfance où le rêve américain pourtant figuré dans la gentillesse exemplaire de ses parents n’aura jamais cessé d’être retourné sur des envers effrayants). Deux fois habité, donc (comme corps actif et silencieux et comme voix relayant des récits et des visions en off ou au micro). Mais deux fois habitant également (notre monde au sein duquel il se sera constitué le sien propre et ses œuvres représenteraient autant d’accès permettant à n’importe qui d’y entrer). Accompagné de son dernier enfant, la petite Lula qui est sa sirène d’enfance, David Lynch s’y montre en vieux marin qui s’apprête alors à reprendre la mer en repartant du milieu, tout le cosmos et ses océans intersidéraux, tout l’univers qui enflera et s’embrasera à nouveau en recommençant notre sidération, une fois retrouvé l’accès au cœur de la forêt de Twin Peaks.
Daniel Craig et Drew Starkey au bar dans Queer de Luca Guadagnino
Rayon vert

« Queer » de Luca Guadagnino : Les larmes d’Ouroboros

28 février 2025
L’autre est la plus dure des drogues, la drogue parfaite comme un crime est parfait. L’exhibitionnisme est une pharmacie pour junkies quand le narcissisme, le piège du moi pris dans la glace de l’autre, est la maladie la plus addictive. Le pédé hystérique que William Burroughs était, qui se disait moins gay que désincarné, aura eu pour tâche immense de se faire le festin du queer dont nous sommes toutes et tous les sujets : tous les malades impuissants à renoncer à l’autre, ce remède en tant qu’il est d’abord un poison – un pharmakon. Queer de Luca Guadagnino en triture les formes comme des organes infectés, l’abondance et la débandade, les cannibalisations fantasmées et l’or dur de ses déchets. Le queer de l’être sexué fait des manières et gesticule, il se désarticule lui-même en sachant ne jamais remédier à l’autre, ce virus. Le maniériste survit ainsi à ses modèles dont il s’éprend en les malmenant puisque ceux-là le malmènent déjà comme n’importe qui survit au passage de l’autre et son désir, avec sa poche à venin au bout de l’aiguillon. Survivre à l’autre, ce cannibale innocent, cet involontaire parasite est l’affaire d’une vie et elle a en cinéma ses formes et le jeu des forces qui les déforment, poussée et contre-poussée, prolapsus cordial après les ruptures de ligament croisé. L’éclectisme suit comme si changer de peau donnait à sauver la sienne. La garde-robe habille les secrets les mieux gardés quand les larmes d’Éros sont celles d’Ouroboros.
Gilles Deleuze face à Claire Parnet dans L'Abécédaire de Gilles Deleuze
Esthétique

« L'Abécédaire de Gilles Deleuze » : L'internel à la télé

7 février 2025
Un abécédaire pour bifurquer dans la matière concrète, gaie et labyrinthique de la philosophie, ses concepts et ses affects, depuis le foyer du corps miné par la maladie de qui lui aura dévolu sa vie. Une émission de télévision en forme de séance de spiritisme. Retrouvé dans les faveurs du direct, avec ses claps et ses fins de bobine, toutes les failles de l'image par lesquelles recommencer ce qui ne s'énonce que dans des différences de potentiel et des rapports d'intensité, le génie spirite du cinéma aura permis à la télévision d'en faire tourner la table – la télé tournée et retournée au microsillon de la pensée de Gilles Deleuze. Deleuze à la télé, c'est une image de l'internel dont l'idée reviendrait à Charles Péguy quand l'instant coïncide avec l'éternité qui n'est plus extérieure au temps, mais interne à lui. L'internel dit l'événement quand le confort domestique de la télé peut enfin vibrer du dehors de la pensée.
Victoire Song dans Cent mille milliards de Virgil Vernier
Rayon vert

« Cent mille milliards » de Virgil Vernier : À l'Avent

11 janvier 2025
Cent mille milliards est un conte diaphane sur les solitudes à qui ne revient plus que le soin de légender, un autre essai en filigrane sur la postmodernité qui est le temps de la fin des temps, indéfiniment. Le film de Virgil Vernier serait à sa façon ambivalente, de ne pas y toucher ou bien d’appuyer trop fort, un calendrier de l’Avent pour faire patienter les enfants avant la parousie qui sera leur vraie fête – le temps d’après qui sera le temps qui reste, et dont l’unique opération consistera, après tous les abattements existentiels, en un désœuvrement généralisé.
Carlos Chahine sur la route dans le désert dans La Vallée de Ghassan Salhab.
Rayon vert

« La Vallée » de Ghassan Salhab : Uncivil War

30 novembre 2024
La Vallée, c'est le sommet du style de Ghassan Salhab, la pointe de la rose dont l'éclosion en signe les stigmates. Son site est pourtant évasé, trouvé dans la plaine de la Bekaa, cette antre qui met à distance deux montagnes : à l’ouest le Mont Liban, à l’est l’Anti-Liban. Deuxième volet d'un triptyque, ouvert avec La Montagne (2010) et clos avec La Rivière (2019), La Vallée s'ouvre au passage intervallaire d’un amnésique, l’ange annonciateur à son corps défendant de la catastrophe qui vient en ne cessant pas de revenir depuis l'origine. L'ange est terrible en l'étant du Neutre, déployant avec sa mémoire perdue et ses ailes de géant la désactivation de tout ce qui fait l'ordinaire du désastre en cours. La Vallée est une annonciation qui a vu l'avenir qui nous échoit comme le présent du pire, la guerre civile et ses incivilités mondiales. L'ange de l’Histoire fait pourtant tourbillonner des phénomènes originaires, ces roses de personne que tous nous sommes en ne faisant que passer sur terre, tantôt pour la cribler de roses malades ou meurtrières, tantôt pour y rejoindre le limon fertile d'un nouveau monde.
Une photo dans l'autobiographie L'Encre de Chine de Ghassan Salhab
Rayon vert

« L'Encre de Chine » de Ghassan Salhab : Dans le cœur, une lampe-tempête

30 novembre 2024
Le cœur d'un homme est une chambre obscure dont les douleurs font les alcôves d'un essai de cinéma. Ses battements marquent alors l'arythmie des grondements du monde de l'autre côté de la montagne. La poétique des assemblages à distance va jusqu'à montrer sa cordialité au point où attaquer frôle l'attaque cardiaque. L'Encre de Chine ? Un fourbis d'indices – ses osselets – pour fourbir l'indicible – le témoignage impossible, son os le plus secret. Fourbis comme les affaires d'un soldat ou un livre de Michel Leiris qui fait constellation avec d'autres, Biffures, Fibrilles, Fissures, Frêle Bruit, afin de déjouer la règle du jeu autobiographique. Le « portrait chinois » d'un cinéaste libanais fraie parmi les titres obscurs des histoires dont leur porteur sait qu'ils forment l'arrière-plan, lointain et éclatant, de ses épanouissements évanouis, la tempête de sable où les promesses et les adieux sont inséparables. Si loin sont de ces histoires ; si proche, en est leur ange gardien, le cœur meurtri mais toujours cordial. Ce qui résiste au témoignage témoigne de cette résistance dont il nous faudra savoir hériter – la résistance poétique du témoignage d'une incorporation à une politique de la résistance armée. Il n'y a de poésie qu'à fourbir ses armes depuis les porcheries qui nous obligent à y résister. Un cœur meurtri peut alors y exhiber, sans mot dire, la lampe-tempête qui en fait l'horlogerie.
Paul Mescal et Pedro Pascal s'affrontent dans le Colisée dans Gladiator II
Critique

« Gladiator II » de Ridley Scott : Malheur au vainqueur

15 novembre 2024
Un spectre hante le cinéma hollywoodien contemporain : le spectre de l’empire romain. On dira que l’affaire est connue, en remontant pour le cinéma jusqu’au péplum italien et ses acclimatations étasuniennes. La Rome antique offre pourtant, outre sa ressource fantasmatique pour toutes les époques en quête de légitimation culturelle, de la Renaissance florentine au fascisme italien, l’image de vérité d’un cinéma dont l’industrie voudrait redorer le blason terni de l’empire au titre de l’oriflamme recouvrant l’autre spectre de sa finitude. Aujourd’hui, les films qui s’en réclament, parfois ostensiblement comme c’est le cas de Gladiator II de Ridley Scott, font spectacle des nécessités de sauver le soldat impérial parce qu'il resterait après tout le meilleur pèlerin de l'universel. Et ce film-là a paradoxalement besoin de deux Noirs d'Algérie à évacuer, l'un par défaut et l'autre par excès, pour éclaircir plus nettement son idée : mieux que la république trahie par ses défenseurs pervers, l'empire demeure malgré tout le terrain d'intégration universelle par excellence, de toutes les différences et de toutes les minorités, dès lors que sa souveraineté revienne de plein droit à son légataire, le petit-fils caché de Marc-Aurèle. 
Nicholas Hoult et Toni Collette discutent sur un banc dans Juré n°2 de Clint Eastwood
Rayon vert

« Juré n°2 » de Clint Eastwood : Minuit moins une dans le jardin du bien et du mal

2 novembre 2024
Juré n°2 est un petit film de pas grand-chose qui n’aurait peut-être pas mérité autant d’égard s’il n’avait pas été signé par Clint Eastwood. À l’aune de l’œuvre qu’il parachève, il marque toutefois la nouvelle étape du destin du héros eastwoodien qui peut à bon droit s’apparenter à la dernière. Juré n°2 est impitoyable et son héros, Justin Kemp, un être impardonnable. Le héros qui nous paraît si proche s’est éloigné de nous au point limite où, loin de reconnaître à distance le respect de son héroïsme avant que sa révérence ne soit tirée, sa disparition est consommée. Le héros rappelle ainsi à l’exception qui fait son destin qu’elle coïncide désormais dans la préférence obscène des conforts et des intérêts. Son devenir quelconque touche à l’os de la liquidation des morales supérieures. Hier, le héros eastwoodien nous demandait de le comprendre, et même de l’aimer ; aujourd’hui, il n’est qu’un salaud désarmant de sincérité.
Le corps de Demi Moore dont le dos est recousu dans The Substance
Critique

« The Substance » de Coralie Fargeat : Chaosmétique

1 novembre 2024
The Substance : la substance, c'est le film et la publicité qu'il en fait. La substance, c'est la publicité dont le cinéma est devenu par inversion une prothèse de relais. À l'empire du spectacle, une junkie répond par le pire de l'intoxication volontaire. Si la modernité est un plongeon dans le monstrueux, son stade terminal vérifierait cependant qu'au fondement de toute exhibition, un freak attend avant d'entrer en scène. Et le freak est une femme dont les hommes sont les docteurs Frankenstein. Alors, l'obscénité du spectacle sera avérée, ses origines foraines déballées. La surexposition conduit à son exhibitionnisme décomposé. On ne bande les muscles dans les shows d'aérobic qu'à préparer la grande débandade des organes.
Chantal Akerman dans sa chambre dans Je, tu, il, elle
Rayon vert

« Je, tu, il, elle » de Chantal Akerman : L'autre sans quoi

14 octobre 2024
La mise à nu est une franchise quand le franchissement des seuils du visible a ainsi valeur d'affranchissement. Avec Je, tu, il, elle, Chantal Akerman âgée de 24 ans seulement se constitue à l'image en sujet qui s'expose moins comme une personne que comme personne. La subjectivation ouvre chez elle à l'impersonnelle. D'abord dire je pour suivre avec tu, ensuite passer par il pour finir avec elle : elle qui est l'autre, elle qui est moi, elle qu'il y a entre les autres et moi – un on peuplé d'elles. La frontalité s'y fait dénudement et le désœuvrement de tout narcissisme l'est de toute pornographie, souverainement. Parce qu'il y a de l'autre qui manque et dont le manque est une addiction avec ses compulsions. Parce que l'autre est tout autre, c'est le secret, et qu'il est toute autre, c'est le secret des secrets. L'autre ne sera donc pas un « il » dont la débandade est avérée, mais une « elle » dont les retrouvailles sont océaniques. La politique de la chambre à coucher est une tabula rasa, un désert repeuplé, avec ses ritournelles et son repos bien mérité. Shabbat n'advient qu'à seule fin de tout recommencer.
Cosmos pendant son procès dans Le Procès du chien de Lætitia Dosch
Le Majeur en crise

« Le Procès du chien » de Lætitia Dosch : Dernières nouvelles de Cosmos

5 octobre 2024
Si le premier long-métrage de Lætitia Dosch est bruyant, c'est qu'il gueule et s'il pousse une gueulante, c'est qu'il en a gros sur le ventre. Ici, l'aboiement est partout, inter-spécifiquement. Un tribunal des hommes et des bêtes comme en rêvait Franz Kafka, sensible à l'appel des forêts comme chez Jack London. Le Procès du chien est un vrai film de bâtard et sa pelisse bigarrée est le manteau formidable d'un hommage à l'espèce compagne qui nous aura fait comme nous sommes, mais remué de rage quand notre bêtise ne fait pas droit à notre part sauvage. Le griffon Cosmos y aboie pourtant les nouvelles d'un nouveau « contrat naturel ».
Un enfant couché dans son lit dans France tour détour deux enfants
Rayon vert

« France tour détour deux enfants » de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville : Les enfants jouent à la télévision

26 septembre 2024
Un jour, quelqu'un de la télé a dit : on aimerait bien célébrer le centenaire du Tour de la France par deux enfants (1877) d'Augustine Fouillée alias G. Bruno, classique de la pédagogie à l'époque de la toute jeune Troisième République. Une nouvelle composition à rendre après Six fois deux / Sur et sous la communication (1976). Un nouveau devoir à faire « à la rude école de la télévision ». Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville y ont répondu, tout simplement, par « un mouvement de 260 millions de centimes vers une petite fille et un petit garçon ». Être à l'écoute du discours de l'autre et son enseigne quand il est un enfant, deux enfants qui pensent, c'est montrer, après les grandes catégories politiques à l'époque du groupe Dziga-Vertov, qu'il n'y a pas de politique vraie sans qu'elle n'ait pour autre versant celui de la « micropolitique ».
Mia Wasikowska couchée sur une étoile d'Hollywood Boulevard dans Maps to the Stars de David Cronenberg
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« Maps to the Stars » de David Cronenberg : Ce qui s'écrit de l'inceste

20 septembre 2024
Depuis les années 2000, le traitement clinique propre au cinéma de David Cronenberg élargit sa sphère d'analyse. Il y raffine, par concentration du style et variation dans ses objets et ses récits, le caractère monstrueux de ses nouvelles excroissances. Il étire ainsi les spires de la toile propres à ses exercices de viralisation arachnéenne. Avec Maps to the Stars, il s'agit d'infiltrer et d'assimiler un sous-genre caractéristique de l'industrie hollywoodienne, à savoir sa propre satire. En adoptant une stratégie déflationniste, le choix du minimalisme s'amuse délibérément à friser la déception en jouant de déceptivité. La distance clinique qui engage à la soustraction comme à la neutralisation des clichés déplace les enjeux comiques de la satire du côté de la représentation à froid d'une familiarité inquiétante. La force d'insinuation de Maps to the Stars, réelle bien qu'en-deçà des longs-métrages précédents, ne saurait cependant se réduire à la seule justesse sociologique de son scénario, ainsi qu'à quelques-uns de ses accents grotesques. Le clinicien frôle le cybernéticien avant que l'insinuation des conventions ne fasse apparaître une écriture autre, psychotique et cryptique. L'inceste s'y révèle moins comme la vérité monstrueuse et criminelle de l'homogamie que comme un événement inassimilable dans un monde qui a anéanti la force transgressive de l'amour. Et aboli les poètes qui en écriraient les étoilements pour en chanter les astres scellés.
Raimu dans La Femme du boulanger de Marcel Pagnol.
Rayon vert

« La Femme du boulanger » de Marcel Pagnol : Le fournil d'enfer du discours

25 août 2024
Le four banal de la conflictualité locale requiert un boulanger pour en pétrir la pâte avant de la faire cuire, et faire ainsi levain de toutes les bonnes pâtes qui ont fini par rassir dans son pétrin. Ce qui en sortira pourtant, crûment, c'est non seulement la question sexuelle et sa répression, c'est encore son traitement social afin que la collectivité en tire son profit. Car manger du pain du boulanger, c'est en goûter la cruauté. La boulange à la manière de Marcel Pagnol ne craint pas de mettre la main dans le pétrin de la répression des sexualités dominées. Pour son artisan, gagner son pain à la sueur de son front, c'est aussi prendre en considération que la sudation descend jusque dans le creux le plus intime de son pantalon. Si le discours est le pain blanc de qui en a besoin pour parer à la crise mimétique, la pâte à pain de certains discours est aussi plus grumeleuse, plus cruelle et crue que d'autres, farcie des rappels à l'ordre des prisons conjugales, ces rasoirs qui font verser des larmes de honte. Le pain bénit du discours a ses béni-oui-oui comme il a ses victimes émissaires, avec pour les uns ses foyers d'attention et de consécration quand, pour les autres, il vaut rien moins que d'infernal fournil.
Isabela Merced dans la lumière à l'intérieur du vaisseau dans Alien : Romulus
Rayon vert

« Alien : Romulus » de Fede Alvarez : Le noir de la terre

16 août 2024
L'alien est l'hôte qui n'a de pulsion qu'à l'hostilité, l'intrus que ses otages se doivent expulser. Dans Alien : Romulus, les adolescents prolongés qui en affrontent la monstrueuse multiplicité découvrent soudain qu'ils sont expulsables, eux aussi. Abonnés aux profondeurs minières de la terre même quand ils se projettent dans l'espace, ils rêvent d'une sortie vers le soleil en risquant d'être évacués dans le noir intersidéral, à l'instar de vulgaires déchets. Eux qui se voyaient en bons platoniciens à la fin comprennent qu'ils sont l'embarrassante portée des fondations romaines, sa chiée, les enfants des profondeurs obscures et des pesanteurs objectales de la terre, la plus dévoreuse d'entre toutes les mères.
Cooper (Josh Hartnett) dans la salle de concert dans Trap de M. Night Shyamalan
Critique

« Trap » de M. Night Shyamalan : Misères de la mise en boîte

9 août 2024
Concevoir des films comme des pièges à regard, c'est pour M. Night Shyamalan jouer de perspective et d'imbrication, double fond, triple fond, etc. Et rappeler ainsi au spectateur qu'il n'y a de redoublement et de retournement possible qu'en raison d'une faille originaire logée dans son regard, ce vide qui peut tout accueillir, l'empathie mêlée au savoir qu'il a pour figure la pire. Mais à quoi bon montrer, dans Trap, que le fond fait varier les parallaxes en ouvrant toujours à la possibilité de la ligne de fuite, si c'est pour retomber ensuite dans les filets d'Œdipe, avec ses petites boîtes qui font le cercueil des bonnes idées ? C'est qu'il y a deux papas, un méchant et un gentil, et si le premier sait captiver le regard, le second travaille à ne pas décevoir sa fifille.
Maxine dans la rue avec son amie dans MaXXXine de Ti West
Critique

« MaXXXine » de Ti West : Le bûcher des vanités

5 août 2024
Une, deux, trois, en compagnie de Maxine nous retournons à son bois. Quatre, cinq, six, y sentir une dernière fois le houx dont le feu sacré sert à d'antiques sacrifices. Sept, huit, neuf, avec un nouveau panier mais cette fois-ci les œufs y seront moins frais. Dix, onze, douze, pour concocter une omelette hollywoodienne qu'affadit sûrement le ketchup abusif du cynisme. Le bois de houx dont se chauffe MaXXXine de Ti West, le troisième et dernier volet dédié à la féroce Maxine, fait d'abord rougir et cuir la peau des sataniques années 80, avant de mener à la baguette un récit accordé à la nécessité du malheur pour réussir à se faire une place au soleil, même s'il est caniculaire.
Les Sept Samouraïs dans un champ dans le film d'Akira Kurosawa
Esthétique

« Les Sept Samouraïs » d'Akira Kurosawa : Le huitième samouraï

4 août 2024
L'ascension d'une montagne pareille à celle des Sept Samouraïs valait bien la critique rongeuse des souris de la censure, de l'occupant aux franges conservatrices du public. L'occupé a ainsi répondu symboliquement à l'occupant, dans la migration des formes et leur créolisation réciproque, autant que dans la fureur des images que la fiction épique dialectise. Dans la réponse de l'occupé à l'occupant, il y a autant de manières que de matières dès lors qu'il existe une pression des forces qui poussent les formes classiques à leur déformation en ouvrant, dans la suspension des figures comme dans leur excès, dans les ruptures de rythme comme dans les accélérations narratives, à la poussée élémentaire des matières. L'épique revient ainsi à qualifier comment le temps long de la paysannerie aura connu au 16ème siècle une époque de sa sédimentation historique en recouvrant sous la terre le temps fini des guerriers. Car il y a le temps de la question et celui du problème et ce ne sont pas les mêmes. Des samouraïs sans feu ni lieu, autrement dit des rônins finissent dans la terre que cultivent ses garants, les paysans qui ont le garde des morts qu'il y a en dessous et dont le nom même – pagus – dit en latin la paix. Le pagus dit autrement la page que l'écriture laboure, et par extension les plans. Akira Kurosawa est le huitième samouraï et sa leçon repose dans la terre arable de ses films.
Margaret Qualley, Willem Dafoe et Jesse Plemons enlacés dans Kinds of Kindness
Critique

« Kinds of Kindness » de Yorgos Lanthimos : Et in Arcadia ego

5 juillet 2024
Posons qu'il y aurait trois genres de gentillesse mais qu'elles reviennent fondamentalement au même. L'identique rend caduque toute dialectique quand la variété apparente des formes de l'obligeance, d'un salarié pour son patron, d'une femme pour son compagnon, d'une sectatrice pour son gourou, fait le lit d'une propension avérée mais avariée à la domination. Dans Kinds of Kindness, trois fables font ainsi itération d'un monde simplifié à l'extrême, clivé entre deux positions auxiliaires, l'une pour qui s'abandonne à l'asservissement, l'autre pour qui en profite du côté du commandement. Même Javellisée, la clinique des arbitraires réglés et des absurdités de la vie moderne délivre la même chirurgie ablative quand le tiers en vient comme ici à manquer.
Anna Magnani chante et danse dans Larmes de joie
Esthétique

« Larmes de joie » de Mario Monicelli : Le miracle entre les miracles

4 juillet 2024
Les miracles ostentatoires sont l'office du faux. Entre deux simulacres, se faufile toutefois un miracle d'autant plus vrai qu'il est moins perceptible, mais essentiel est son caractère affirmatif. C'est le pacte des bras cassés, les naufragés du « boom » économique qui en sont aussi les rescapés quand ils échappent aux festivités qui sacrifient à l'individualisation des maux sociaux. Le miracle est encore celui de Larmes de joie qui extrait de son trio de comédie une dialectique du faux qui a le vrai pour souci.
Tim Roth regarde une horloge dans L'homme sans âge
Rayon vert

« L'Homme sans âge » de Francis Ford Coppola : La troisième rose, la dernière, la trémière

16 juin 2024
L'Homme sans âge est un retour au cinéma, une seconde chance après dix ans d'absence et bien des atermoiements. La jouvence du numérique offre alors au vieux démiurge, toujours un peu bateleur, une occasion renouvelée de faire œuvre d'horloger, mais à seule fin de réitérer qu'il n'y a jamais lieu de se réconcilier avec le temps, pour des vieillards qui rajeunissent et des enfants qui vieillissent trop vite. La remontée de la jungle des origines du langages abrite en vérité le secret malade des amours décomposées, ce cœur blessé qui refait le cinéma de toute une vie pour à la fin consentir à laisser vivre le souvenir immortel de l'aimée. L'aiguille de l'horlogerie, avec ses images comme autant de miroirs à retardement, est la tige d'une rose et si elles viennent toujours par trois, la dernière est une rose trémière, celle qu'un homme dépose sur le seuil de lui-même, une fois délivré du démon totalitaire de la démiurgie.
Deux musiciens jouent de la trompette dans Cotton Club
Le Majeur en crise

« Cotton Club » de Francis Ford Coppola : Croches et croche-pattes, du blanc sur le noir

16 juin 2024
Cotton Club danse, ses jeux formels sont endiablés, claquettes du musical et mitraillettes du film de gangster, mais les danses de l'éléphant blanc sont boiteuses. À peine amorcée, la critique de l'appropriation culturelle est aussi vite annulée au nom d'une hégémonie du spectacle qui a le blanc pour accord majeur, et les noirs de rester une minorité malgré l'apologie du jazz et sa créolité. L'enflure d'un spectacle qui l'est d'abord pour lui-même, avec son budget faramineux, sa centrifugeuse cinéphile et ses immixtions mafieuses est un ventre à deux poches, avec le génie empêché de Francis Ford Coppola et Robert Evans, son démon contrariant. Les croches musicales y sont des croche-pattes qui arrivent toutefois à battre la mesure des motifs fétiches d'un cinéaste impuissant à se désendetter de ses obligations, rivalités mimétiques, vampirisation mafieuse et jeunesse menacée d'un gâtisme prématuré.
Leos Carax et Monsieur Merde (Denis Lavant) dans un parc dans C'est pas moi
BRIFF

« C’est pas moi » de Leos Carax : Itinéraire d’un enfant gâté

14 juin 2024
C’est pas moi : malgré son air à l’insolence gamine, le titre porte irrésistiblement à l’antiphrase que le film-essai, le tout premier de Leos Carax, s’applique en 42 minutes à vérifier. Il n’y est question en effet que de lui. L’autoportrait commandé par le Centre Beaubourg à la suite d’une exposition avortée est une nuit mauvaise de remâchement et d’insomnie pour un cinéaste qui, sacrifiant à sa légende, a fait un projet de prolonger son adolescence en y cloîtrant le cinéma qu’il a aimé alors qu’il avait pour vertu de l’en émanciper.
William Shatner se coiffe devant le miroir dans The Intruder de Roger Corman
Esthétique

« The Intruder » de Roger Corman : Terreur blanche

10 juin 2024
Le mineur de fond de l'exploitation avait le démon de l'épouvante. Glissé dans sa série des huit adaptations d'Edgar Allan Poe qui ont établi pour le producteur de films bis sa réputation d'auteur, The Intruder est le film de Roger Corman le plus halluciné d'être le plus politiquement engagé. À cet égard, il fait plus que figure d'intrus dans une œuvre qui, longtemps déconsidérée, taille la part belle à la terreur. À l'heure où était à l'œuvre un processus de déségrégation, son film s'ouvre en effet à une terreur blanche qui a le noir pour exécration infinie.
Furiosa (Anya Taylor-Joy) monte sur un camion dans Furiosa : une saga Mad Max de Georges Miller.
Rayon vert

« Furiosa : une saga Mad Max » de George Miller : La pétroleuse de son malheur

24 mai 2024
Avec la saga Mad Max, le genre post-apocalyptique peut joyeusement retraduire en parodie carnassière la barbarie intrinsèque d'une civilisation industrielle dont l'économie fossile fait violence à tout le vivant qu'il considère comme un gynécée dont il peut à loisir piller le ventre. Le désert a beau être de désolation, il ne s'oppose en rien à une prodigalité carnavalesque qui a pour flux sanguin et cruel le pétrole, la matière fécale de la terre dont l'extraction est un viol. Y pousse cependant une plante étrange qui a pour nom Furiosa mais elle est une fleur de malheur quand le fruit conservé de l'éden perdu est la blessure qui pourrit dans son cœur. Le roi pêcheur est une reine vengeresse, la pétroleuse suractive dans l'accroissement du désert.
Le jeune prêtre et le curé dans Le Journal d'un curé de campagne
Rayon vert

« Journal d’un curé de campagne » de Robert Bresson : De combat et d’agonie pour le camé

8 mai 2024
Journal d’un curé de campagne décrit de l’intérieur une série de rencontres comme autant d’épreuves dans l’ordre de la croyance que la guerre aura fragilisée. Une suite de séances de lutte engagée entre l’homme de la foi et les diverses incarnations du renoncement spirituel (jusqu’à l’intérieur même de l’Église) et, à la fin, une accumulation d’échecs pourtant sanctionnée par une victoire – la plus belle car la plus imprévisible. Le film de Robert Bresson d’après Georges Bernanos est un grand film agonistique en tant qu’il est soulevé par une fièvre agonique, de combat et d’agonie pour le camé, le curé addict à la grâce qui manque.
Maxime Mounzouk et Youri Solomine dans la Taïga dans Dersou Ouzala
Rayon vert

« Dersou Ouzala » d'Akira Kurosawa : Le cœur d'un golde

20 avril 2024
Le triangle d'or de l'amitié est une pomme de paradis dont le cœur est brisé à fendre l'âme, mais la brisure creuse en chacun de nous son ombilic. C'est, contre tout humanisme, l'histoire vraie racontée par Dersou Ouzala d'Akira Kurosawa. Avec ce film qui vient en relève de l'insuccès de Dodes'kaden, son auteur retrouve la forêt aux sortilèges et s'y fraie un nouveau chemin, sachant y revenir à chaque fois qu'il faut faire la part des choses quand il faut rendre au peuple de ses autres tout ce que le double qu'il est leur doit. Et c'est pour à nouveau emprunter sa piste préférée, celle de la queue du tigre, dans le risque assumé de lui marcher dessus. Comme japonais, Akira Kurosawa est un cinéaste double, russe au cœur golde.
le moine franciscain Guillaume de Baskerville (Sean Connery) dans la lumière dans Le nom de la rose
Le Majeur en crise

« Le Nom de la rose » de Jean-Jacques Annaud : Le mammouth et le rasoir

22 mars 2024
Le Nom de la rose – le livre d'Umberto Eco – est un roman philosophique qui adjoint à une généalogie médiévale du détective, une enquête spéculative sur la disparition du second tome de la Poétique d'Aristote dédié à la comédie. Le Nom de la rose – son adaptation cinématographique par Jean-Jacques Annaud – est d'une autre étoffe, celle d'un pachyderme. L'usage circonstancié du rasoir d'Occam, qui prescrit une économie parcimonieuse dans l'explication des faits, élimine ainsi le superflu des graisses spectaculaires pour atteindre au cœur de notre affaire, qui n'a que très peu à voir avec les puissances subversives du rire et de la comédie. Le mammouth engage ainsi à se méfier des traits épais d'un médiévisme grossier.
La prof (Leonie Benesch) crie devant sa classe dans La Salle des profs
Critique

« La Salle des profs » d’Ilker Çatak : La vertu au pilori

8 mars 2024
Rien ne va plus dans le monde merveilleux du libéralisme. Le nid douillet d’un collège allemand, modèle de tolérance culturelle et de bienveillance éducative, est un foyer infectieux. Une banale affaire de vols met le feu aux poudres, le bocal devient cocotte-minute puis baril. La Salle des profs est un modèle de ce qui obscurcit aujourd’hui le cinéma d’auteur quand le surmoi est à la direction de la dénonciation. La petite machine paranoïaque qui fait la peau aux parangons de vertu fait sadiquement la nique à qui croit que la morale vaudrait mieux que le poids des attachements passionnels et la rivalité compétitive des intérêts individuels.
Paul (Timothée Chalamet) et Chani (Zendaya) s'embrassent dans le désert dans Dune : Deuxième partie
Rayon vert

« Dune : Deuxième partie » de Denis Villeneuve : Trois déserts font une pyramide

6 mars 2024
Le premier volet de l'adaptation par Denis Villeneuve de Dune, le chef-d'œuvre de Frank Herbert, était un film d'installation. Sa grandeur n'y était que d'apparats. Le space-opera interstellaire y était fondu dans le marbre d'une monumentalité pleine de componction. L'érection d'intimidantes illustrations considérait de loin un monde posé en allégorie du nôtre, celui d'une impérialité qui n'a pas cédé sur ses propensions religieuses malgré les acquis sophistiqués de la rationalité, et d'une crise de la production qui a pour surface d'inscription les forces climatiques d'un vaste désert, avec son énergie à extraire et ses indigènes à circonvenir. Le second volet crée la surprise en prenant à rebours la déception première. Il gagne en ampleur parce qu'il prend tout le temps nécessaire à filer la tresse complexe des grands récits qui surdéterminent un destin comme autant de voix et d'interpellations contradictoires, pour en compliquer en dernière instance l'avènement, sournoisement assombri. Une voix obscène qui commande et contrôle revient à la fin au blockbuster de Denis Villeneuve lui-même, n'ignorant pas qu'il est souterrainement parlé par elle. Si l'épopée est épicée, c'est en ouvrant les portes de la perception comme le disait William Blake, mais à seule fin d'y plier espace et temps – autrement dit la Terre et tous les flux d'argent qui l'enserrent.
Edouard Baer (Dali) à table lors de l'histoire du prêtre dans Daaaaaali !
Critique

« Daaaaaali ! » de Quentin Dupieux : Steak trop cuit

8 février 2024
Multiplier les vestes (de daim) à l'adresse d'un maître d'opérette, l'épouvantail du génie rempli de la bourre de lui-même, c'est demeurer au poste à tuyauter la même blague gigogne, ad nauseam. La circulatoire en circuit fermé, un « circulez, il n'y a rien à voir ». L'humour vachard qui touille la crème de gruyère de l'ego n'a pas d'autre crémerie que La vache qui rit.
Le jardin de la maison à coté du camp de la mort de Auschwitz dans The Zone of Interest
Esthétique

« The Zone of Interest » de Jonathan Glazer : La petite maison dans la prairie aux bouleaux

31 janvier 2024
On ne sort du noir qu’après avoir replongé dans son miroir. Alors ce n’est plus Auschwitz-Birkenau que nous regardons par les bords d’un hors-champ saturé de ce que nous en savons, c’est le plus grand complexe concentrationnaire et génocidaire nazi qui nous scrute depuis une profondeur de champ qui a cessé depuis longtemps d’être innocente. La perspective est un viseur et le spectateur en est la cible. L’ordinaire administratif et domestique est un autre cercle de l’enfer qui a fait l’économie des immunités symboliques du déni. Eux savaient, nous savons et notre savoir est en berne. Reste le miel des cendres que The Zone of Interest cultive avec une sophistication à la limite qui interroge avant de convaincre du pire. L’inhumain est dans notre dos comme devant nous. Le sol carrelé d’un monument qui, s’il ne tremble pas souvent, ne tient qu’à dresser un nouveau tombeau pour la modernité et la mémoire désœuvrée des souffrances niées de l’autre côté du mur, ce noir miroir qu’il nous faudra toujours passer, non seulement parce que cela nous concerne, mais encore parce que nous en sommes cernés.
Gene Kelly et Leslie Caron dansent dans Un Américain à Paris
Rayon vert

« Un Américain à Paris » de Vincente Minnelli : Paris, une capitale de rêve pour l'Amérique

29 janvier 2024
Un Américain à Paris représente à la fois l'apogée du classicisme hollywoodien et l'un des chefs-d'œuvre de la comédie musicale, un genre qui aura tout particulièrement imposé le rayonnement du cinéma étasunien à l'époque de l'après-guerre. L'apogée est un feu d'artifices dont le bouquet ne manque toutefois pas d'interroger sur la suavité des fleurs qui le composent, diffusant le parfum enivrant de l'appropriation culturelle. Après tout, Vincente Minnelli est à la manœuvre et son art, qui est immense, a toujours été obsédé par les puissances de séduction et de capture du rêve faisant des rêveurs ses meilleurs pollinisateurs.
Les cuisiniers dans Menus-plaisirs
Rayon vert

« Menus-Plaisirs – Les Troisgros » de Frederick Wiseman : La dictée du goût

19 janvier 2024
Il en irait d’un implicite, une réclame de prestige contre une image-miroir, celle du cinéma documentaire comme art culinaire. Une pareille économie symbolique donne au contrat synallagmatique la saveur acquise des grandes gastronomies, la cuisine trois étoiles des Troisgros en vis-à-vis de celle de l’un des auteurs de documentaire parmi les mieux établis. La transaction frôle ainsi les quatre heures pour démontrer la réciprocité de ses engagements, et les limites qui lui sont aussi imparties dans les services rendus d’une commensalité indiscutée.
Rufus dans un jardin avec une cigogne dans Chant d'hiver
Rayon vert

« Chant d'hiver » d'Otar Iosseliani : Rien (ne se perd), rien (ne se crée), tout (se transforme)

9 janvier 2024
Mieux Otar que jamais. Otar Iosseliani est le cinéaste des métamorphoses et des métempsycoses, des affairements et des circulations dont les mobiles sont l'image en mouvement d'un faux mouvement essentiel. Sa ritournelle préférée, c'est de rire des rengaines de l’Histoire, des césures superficielles qui ne rompent en rien avec un fondement d'invariants sédimenté. Le plus grand ennemi d'un poète des cyclicités, travaux, jours et saisons, un grand hédoniste doublé d'un Hésiode de notre temps, aura toujours été d'hypostasier ce qui devient en ne revenant jamais tout à fait au même. Maintenant qu’Otar est parti, les années d’hiver semblent promises à durer plus que de raison, en donnant l’illusion de s’éterniser. Pourtant, comme le clame la vieille chanson géorgienne qui aura inspiré le titre de son ultime film : « C'est l'hiver, ça va mal, les fleurs sont fanées, mais rien ne nous empêchera de chanter ».
Mia (Garance Marillier) marche dans la rue dans Rue des dames
Rayon vert

« Rue des dames » de Hamé Bourokba et Ekoué Labitey : L'économie du coup de pression

24 décembre 2023
L’air de rien, Rue des dames dame le pion à ce qui régente aujourd’hui le grand échiquier du cinéma français. Ce film, pas toujours bien chantourné mais toujours très inspiré, instruit néanmoins ce qui est si peu raconté et documenté, à savoir l’économie grise des petits services rendus, tous ces coups de pouce qui ont pour envers des coups de pression, coups de coude et sales petits coups tordus, et les décompensations qui en représentent le solde de tout compte.
Tous les acteurs sur la plage dans Et la fête continue !
Rayon vert

« Et la fête continue ! » de Robert Guédiguian : Le chœur des insatiés

4 décembre 2023
Quand tout s'écroule, des exercices d'admiration trament, en parallèle d'une pédagogie située les décombres, la possibilité d'un peuple. Avec de nouvelles topiques qui revigorent les lieux communs, les exercices d'admiration de Robert Guédiguian sont d'adoration dédiée à celles et ceux qui vivent en ne pouvant pas faire autre chose que lutter – le chœur des « insatiés ».
Les deux actrices de Christophe Clavert dans Nuits d'été
Rayon vert

« Les nuits d'été » de Christophe Clavert : Quand les bras vous en tombent

4 décembre 2023
Un être manque au film sur le bord d'être tourné, en parallèle Paris voit fleurir sur ses murs lépreux des clés ouvrant sur d'impénétrables secrets. Les Nuits d'été de Christophe Clavert baguenaude parmi des choses sérieuses, la vertu dans la nécessité et le cinéma qui tâtonne en sachant compter sur l'amitié, voyant pousser fictions et obsessions comme des fruits ou champignons variant dans leur degré de toxicité.
Edward Woodward dans sa voiture dans The Appointment
Rayon vert

« The Appointment » de Lindsey C. Vickers : Le désappointement à sa pointe

8 novembre 2023
À l’image, une écolière anglaise sur le chemin du retour. Au son, le descriptif d’un rapport de police, le ton est factuel. La première coupe à travers champs et n’en reviendra pas. Le second spécule sur les hypothèses, laissant toutes les pistes ouvertes. Sandy a disparu dans un trou noir et sa bouche de feuilles et de tourbe insiste, exhalaison au cœur du taillis. C’était il y a trois ans. Trois ans plus tard, une autre apprentie violoniste, Joanne, lui emboîte le pas, à ceci près qu’elle emprunte le même sentier en marchant de l’autre côté de la béance inaugurale. The Appointment est un récit impressionnant de féerie sorcellaire, mais pur de tout pittoresque folklorique. L’envoûtement enveloppe l’irradiant secret, cette crypte qu’enclavent un père et sa fille quand l’heure est au rendez-vous professionnel (appointment) comme aux déceptions filiales (disappointment), ces catastrophes d’autant plus effroyables qu’elles sont inévitables.
L'homme masqué dans Six femmes pour l'assassin
Esthétique

Mario Bava : Les cadavres exquis de la thanatopraxie

5 novembre 2023
Achever le classicisme doit se comprendre littéralement. Tout artiste maniériste mortifie ainsi le grand legs classique afin d'expérimenter de nouvelles puissances inorganiques, dans la mêlée du mort et du vivant. Dans les années 1960, Mario Bava qui tourne alors en moyenne trois films par an montre, grâce à sa grande assurance technique, toute l'étendue de son talent de maître italien de l'horreur, à la fois héritier des anciens qu'il honore en variant les genres et les plaisirs (il tourne également des westerns, des néo-polars et des péplums) et inventeur de formes fixant quelques règles à suivre pour ses disciples à venir. Chez Mario Bava, la décomposition des formes, des choses et même des êtres libère des puissances spectrales, l'informe échappant à la capture et la maîtrise par la conscience, au point où la personnalisation de l'inerte a pour complément la dépersonnalisation des individus. Si l'on dit qu'il est un cinéaste mineur, cela signifie d'abord et avant tout qu'il est un cinéaste, un vrai maniériste qui, logé par l'industrie à l'enseigne des formes mineures et si peu considérées du bis, aura œuvré à leur en faire baver afin de les pousser dans cette zone d'inconfort où les compositions les plus ouvragées ont pour obsession une hantise, celle de la décomposition.
Andrew Garfield emprisonné dans Silence
Esthétique

« Silence » de Martin Scorsese : La renonciation sans le renoncement, fidèlement

16 octobre 2023
Le renoncement est un martyr et sa déposition en est l'allégorie – tous les martyrs de Martin « Marty » Scorsese. La déposition devient allégorie quand « se descendre soi-même », c'est trahir au nom d'une intime fidélité, à savoir renoncer à la religion sans renoncer à la foi, ce petit secret que l'on garde par-devers soi. Le traître est celui qui sait faire la part des choses, entre la renonciation et le renoncement. Quand la religion est toujours bruyante, et hystérique quand elle se fait évangélisation, la foi invite au silence, voilà ce qu'en vérité raconte Silence.
Jésus (Willem Dafoe) portant la croix dans La Dernière Tentation du Christ
Esthétique

« La Dernière Tentation du Christ » de Martin Scorsese : Ainsi soit l’exception

16 octobre 2023
La controverse associée à La Dernière Tentation du Christ n’a d’autre intérêt que de réinscrire dans la figure de Jésus la dimension scandaleuse que la tradition et l’orthodoxie lui auront retirée. Pour les zélotes fanatiques de la Cause, le scandale revient à qui décide, assumant seul et en conscience l’indécidable d’un acte éthique, ce secret caché dans le mandat messianique. Le christianisme est à l'origine soustraction, sécession, rébellion et cela, Martin Scorsese le sait très bien, examinant les douleurs d’incarner l’exception qu’il reconnaît les siennes quand le récit le plus originaire constitue pour lui les coïncidences de l’exception et de la trahison.
Léa Drucker et Samuel Kircher couchés dans un champ dans L'Été dernier
Rayon vert

« L'Été dernier » de Catherine Breillat : Secrète alliance stellaire

22 septembre 2023
L'Été dernier est le grand film d'amour du cinéma de Catherine Breillat, et l'un des plus grands du cinéma français – de tous les temps et pour tous les temps. Et ce film arrive au soleil couchant d'une œuvre avouant scintiller encore une fois, peut-être une dernière fois, le dernier été avant la nuit définitivement tombée dont le règne est, griffé d'étoiles filantes, au rayonnement fossile. Si le désir est une levée – orior –, l'or secret des alliances peut sceller les orifices affamés. Il luit alors pour toutes les étoiles mortes qui, sertissant nos secrets, constellent la peau de nos vieillissements.
Sandra Hüller et Samuel Theis dans Anatomie d'une chute
Critique

« Anatomie d'une chute » de Justine Triet : Du nez pour les yeux gris

25 août 2023
Tout tribunal a pour visée la dissection, tout procès a pour horizon d'anatomiser. Anatomie d'une chute s'en voudrait la démonstration, disséquant l'objet de l'accusation (une femme accusée du meurtre de son conjoint l'est pour l'échec de son couple) pour mieux en préserver le fondement (le droit n'y est jamais contesté). Si le film de procès n'intrigue pas, soumis à la rhétorique d'un match mal engagé par la défense avant d'être remporté au finish pour le plus grand malheur de la victime, qui l'aura surtout été de son ressentiment, intéresse davantage l'antique loi qui en représente la part aveugle. La loi de l'enfant malvoyant qui fait le choix d'un scénario préférant à la vérité des faits la justice des affections asymétrique, différente selon que l'on soit papa ou maman. La balance revient à l'enfant, plus mature que ses parents.
José Coronado enlève ses chaussures gorgées d'eau dans Fermer les yeux
Rayon vert

« Fermer les yeux » de Victor Erice : Le roi est triste

24 août 2023
Partir pour donner au présent le sens de la fuite et de l'inachèvement, revenir pour lui confier à l'oreille celui, intempestif, de la relance. La partance en tant qu'elle appelle à la revenance, à savoir qu'il faut être sur le départ pour soutenir qu'aller et devenir, c'est toujours revenir (de) quelque part. Avec Fermer les yeux, Victor Erice revient une nouvelle fois au cinéma, enfin, mais le retour tant attendu du capitaine a des détours qui sont moins de nouvelles fugues expérimentées, qu'ils gouvernent le sens des achèvements en les menant trop bien à bon port.
Giulietta Masina et Anthony Quinn dans "La strada"
Esthétique

« La strada » de Federico Fellini : Le destin, un tour de piste, une ritournelle

13 août 2023
Le cirque est un ventre originaire avec ses doubles placentaires et le geste fellinien a saisi que l’origine ballotte dans le cahin-caha d’un présent boiteux : le barnum à chaque coin de rue, le spectacle comme seconde nature. Le cirque, non seulement le cinéma en provient mais il aurait pour vocation de montrer que la vie est une comédie, une parade foraine, un spectacle de rue. Le trait est délibérément grossier parce qu’il a l’archétypal pour visée. Gelsomina, Zampanò et Il Matto sont des archétypes, les emblèmes d’une représentation qui tient du mystère à ceci près que le mystère dont les actes racontent un procès relève moins du christianisme que d’un imaginaire païen. Il s’agit de représenter une lutte triangulaire entre tendances, une triangulation de caractères qui est un affrontement entre forces archaïques et emblématiques : l’idiotie, la folie et la bêtise. L’inscription dans le contexte italien d’alors peut déboucher sur la force générique des archétypes qui sont le combat des démons ou génies présidant au destin de chacun. La strada est le mystère de nos propres chamailleries, le cirque ambulant et brinquebalant de notre inconscient, une foire d’empoigne au risque de la foirade.
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