« Assaut » de John Carpenter : Quand le mal sort du flou
Analyse d'une séquence de « Assaut » de John Carpenter où l'ouverture d'une Boite de Pandore — semblable à celles qu'on trouve dans « Mulholland Drive » de David Lynch ou « Belle de jour » de Luis Buñuel — libère définitivement les forces du mal. Le lieutenant Bishop prend ainsi conscience de leur existence, non pas seulement dans le monde et au cœur de son commissariat, mais aussi en lui-même.
« Assaut », un film de John Carpenter (1976)
La scène se passe aux deux tiers du film. Les gangs ont lancé l’assaut sur le commissariat d’Anderson dans le 13e arrondissement. À l’intérieur, ne restent qu’un policier, deux secrétaires, un homme traumatisé incapable de bouger et deux prisonniers. Devant la menace, le lieutenant Bishop (Ethan Stocker) ordonne de libérer ces derniers. Ils échappent de justesse aux premiers intrus. Le prisonnier Napoléon Wilson (Darwin Joston) les contient juste derrière la porte, et crie pour obtenir une arme. Non sans quelques difficultés, Bishop parvient à ouvrir le coffre où se trouvent les armes. La suite se passe en un éclair : il lui lance un fusil à pompe, Wilson le réceptionne et exécute instantanément les deux assaillants. Dans le plan suivant, le tueur regarde son arme puis se retourne. L’arrière-plan passe du flou au net pour montrer le policier, les bras encore tendus et le visage effrayé, comme si tout son corps s’était figé à l’instant du jet.
Cet effet de bascule de point dit tout : le policier et le criminel forment désormais une seule image, réunis par la menace mortelle et informe des gangs assaillants. Jusque-là, les deux personnages étaient montrés dans des postures essentiellement passives ou défensives, ce qui donne encore plus d’intensité à ce moment et à ce basculement. Cette image implique de manière très efficace qu’en lançant le fusil, Bishop tue par procuration. Wilson devient le prolongement symbolique du bras de son ancien geôlier, son double maléfique. Une lecture symbolique facilitée par la capacité bien connue de John Carpenter à construire une vision abstraite du mal, ne s’incarnant pas tant dans les personnages que dans les silhouettes ou les entités informes, invitant ainsi les projections des spectateurs. Dans Assaut, très peu d’informations sont données sur les personnages : rien n’indique pourquoi Wilson est condamné à mort et le doute reste entier quant à sa culpabilité ; le gang criminel apparait lui comme une masse sans identité véritable, disparaissant et apparaissant selon les besoins du récit.
Le flou, au cinéma, invoque souvent, de près ou de loin, l’inconscient : entrée dans le sommeil, le rêve, le souvenir, l'évanouissement et le trouble mental. Il devient alors possible de voir le personnage de Napoléon Wilson comme une matérialisation des pulsions violentes cachées dans l’inconscient du docile policier Bishop. Le flou cachant le visage effrayé du héros prendrait alors une autre signification : son horreur de réaliser l’existence du mal, non pas seulement dans le monde, y compris au cœur de son commissariat, mais aussi en lui-même.
Ce plan-matrice invite à repenser ce qui s’était passé juste avant. Le coffre fermé à clé, contenant les armes lourdes, représentait en apparence un simple détail vecteur de suspens : le héros arrivera-t-il à l’ouvrir avant que les intrus ne passent la porte ? Il devient, rétroactivement, une Boite de Pandore — telle qu'on en trouve dans Mulholland Drive de David Lynch ou Belle de jour de Luis Buñuel(1) — dont l’ouverture libère définitivement les forces du mal, comme les prisonniers mis hors de leur cellule, et enclenche une longue série de mises à mort qui continueront jusqu’à la fin du film. Cette violence contamine tous les personnages, y compris celui féminin et maternel de la secrétaire Leigh (Laurie Zimmer) qui finit elle aussi par tuer. Par la mise en scène et le montage, l’ouverture du coffre et la mort des deux criminels semblent d’ailleurs ne constituer qu’un seul et même mouvement. De même, il est possible d’imaginer que cette boite contienne l’inconscient violent de Bishop, ce qui donne là aussi une nouvelle signification à ses hésitations et difficultés à l’ouvrir, comme s’il craignait ce qu’il allait y découvrir, comme s’il refusait d’affronter ses pulsions refoulées. Il aura fallu attendre les cris de panique et la menace de la mort de son double inversé Wilson pour qu’il y parvienne enfin.
Le film a ainsi définitivement basculé. La dernière partie d’Assaut raconte ensuite la descente aux enfers du commissariat, du feu des armes à l’explosion d’une bombe. Bishop et Wilson restent unis contre les assaillants, jusqu’à ce que le lieutenant parvienne à tirer sur la bombonne de gaz qui entraine la mise à mort définitive de tout le groupe ennemi, ainsi que la libération toute aussi définitive de ses pulsions de violence. Lorsque les renforts arrivent enfin, il n’est guère surprenant que Bishop demande agressivement à ce qu’on ne touche pas Wilson, et qu'Assaut se termine sur les deux hommes, doubles réunis, libérés du flou, marchant côte à côte.
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- Nausicaa Dewez, « Buñuel, Lynch et Jeunet : la magie des boîtes », Le Rayon Vert, 27 septembre 2016.
Notes