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Xan (Luis Zahera) et Antoine (Denis Ménochet) parlent à table au bar dans As Bestas
Critique

« As Bestas » de Rodrigo Sorogoyen : Bêtes (à manger du foin)

Guillaume Richard
Bête et bêtise : deux mots plus que jamais liés dans As Bestas et tout le cinéma de Rodrigo Sorogoyen. En tant que spectateur, nous attendons autre chose que de nous faire balader bêtement avec des artifices de scénario et de mise en scène qui ne dépassent jamais le programme imposé sur papier. Aux quatre films pachydermiques écrits par le duo Sorogoyen-Peña, on leur préférera le très étrange Stockholm, réalisé en 2013, qui portait la promesse d'un tout autre cinéma.
Guillaume Richard

« As Bestas », un film de Rodrigo Sorogoyen (2022)

Après quatre films marquants et As Bestas comme cerise sur le gâteau, on peut désormais parler d'un cas Sorogoyen. Adulé par une grande partie de la critique et du public, mais contesté par ceux qui appartiennent à la tradition Cahiers, ses films remettent sur la table des problématiques esthétiques et éthiques vieilles comme la cinéphilie qu'il est néanmoins intéressant de requestionner pour dégonfler la baudruche — puisque nous faisons partie de l'autre camp. Qu'est-ce qui cloche dans le cinéma de Rodrigo Sorogoyen ? Sa volonté de faire d'un film une démonstration de force pachydermique à la mise en scène théâtrale en dépit de son évidente méticulosité ; le primat du scénario et des dialogues sur une recherche plus formelle et expérimentale des choix esthétiques ; la thématique archaïque et rétrograde qui conçoit l'être humain comme une bête qui ne peut pas enfouir sa part animale ; une conception sclérosée de la réception spectatorielle au sein de laquelle le spectateur doit avant tout être scotché dans son fauteuil face à une maîtrise du suspense qui est une des seules choses que Sorogoyen a à offrir. Et pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas, mais quand nous sommes des chercheurs d'or et des jardiniers comme au Rayon Vert, il est très difficile de s'aventurer dans un cinéma aussi creux et clinquant.

Rodrigo Sorogoyen est pourtant devenu à la mode. Il a notamment influencé récemment Dominik Moll pour La Nuit du 12. Celui-ci s'est en effet inspiré de l'usage de l’extrême grand angle et des focales courtes chez Sorogoyen pour inscrire les personnages plus profondément dans leur environnement et remplacer ainsi le gros plan. On ne peut évidemment pas nier cette maîtrise technique chez le cinéaste espagnol. Pourtant, quand on voit El Reino (2018) par exemple, un film franchement mauvais, on pense plutôt à un autre grand tâcheron, Alejandro González Iñárritu, et on se plaît à imaginer Sorogoyen cloué dans son siège, bouche bée, devant Birdman (2014) ou la scène de l'ours dans The Revenant (2015). Les deux cinéastes ont en commun ce goût pour la démonstration de force pyrotechnique privilégiant le plan-séquence et un rythme effréné de l'action dynamitée sous le son d'une musique assourdissante (on pense à l'horrible musique électronique qui accompagne El Reino). El Reino est peut-être un film à part dans l'œuvre de Rodrigo Sorogoyen. Dans Que Dios nos perdone (2016), Madre (2019) et As Bestas, il y a plus de sobriété mais les plans-séquences sont toujours aussi tape-à-l'œil et, surtout, ils se présentent comme les points culminants de chaque film, surtout dans le cas d'As Bestas. Qu'est-ce qu'il y aurait à voir, si ce n'est de la tension et de l'hystérie qui doit remonter à la surface ? Le spectateur ne mérite-t-il pas mieux ?

As Bestas monte au créneau avec au moins trois plans-séquences. Le premier se déroule au comptoir du bar du village entre Antoine (Denis Ménochet), Xan (Luis Zahera) et son frère Lorenzo (Diego Anido). Après plusieurs altercations et insinuations loin d'être subtiles, les trois hommes décident de se parler franchement et c'est Antoine qui paye la tournée. Cette séquence a pour but de redonner un peu d'humanité aux deux frères que Sorogoyen filme comme des bêtes, et donc un peu de nuance — artificiellement car on comprend que les deux frères sont vraiment bêtes d'espérer pouvoir refaire leur vie avec la vente de leur terrain — au film qui en manquait beaucoup. Le second est bien évidemment celui de la mise à mort bestiale d'Antoine qui se clôt sur l'œil de l'homme agonisant. Le troisième, la plus mauvaise séquence d'As Bestas, est le dialogue hystérique entre Olga (Marina Foïs) et Marie (Marie Colomb) qui vire au règlement de compte. Ce dernier est particulièrement éclairant sur les motivations qui animent les recherches esthétiques de Rodrigo Sorogoyen puisqu'il fait de ce genre de scènes éculées et racoleuses le sommet de sa vision de l'humanité alors qu'elles donnent l'impression d'être inutiles puisque le cinéaste n'a plus rien à montrer, ou presque, après la mort d'Antoine, tandis que le spectateur attend longuement que la petite caméra de ce dernier soit retrouvée dans la forêt.

Antoine (Denis Ménochet) et son chien dans les bois dans As Bestas
© Lucia Faraig (visuel fourni par Le Pacte)

Faire un cinéma de la démonstration, voire du contrôle, peut évidemment ne pas être un problème en soi. Il faudrait d'abord définir ce qu'on entend par là et lister de nombreux exemples où trouver matière à penser, comme chez Alfred Hitchcock évidemment, Michelangelo Antonioni, Buster Keaton ou encore Michael Haneke (ces exemples méritent bien des précisions qu'on ne donnera pas ici). Dans le cas où cela devient problématique, comme dans As Bestas, c'est d'abord lorsque le spectateur est conçu comme une cible à atteindre, à épater et à clouer dans son fauteuil avec une bonne claque, et que rien, dans le récit ou le montage, ne vient entraver ce programme. Soit un cinéma sans idées qui repose sur la progression balisée de son récit, de ses dialogues et de ses silences lourdement signifiants, comme dans As Bestas. Dans cette conception esthétique du cinéma, c'est bien plus le scénario qui guide le spectateur que la mise en scène. L'utilisation de la petite caméra d'Antoine dans As Bestas constitue l'exemple parfait. Dès le début du film, à l'instar du chien ou du potager, on sait déjà trop bien qu'elle jouera un rôle déterminant dans le récit. Avant de se faire assassiner, Antoine la dissimule au pied d'un arbre afin d'obtenir des preuves contre les deux frères sanguinaires. Or, il reste encore 45 minutes et le spectateur sait qu'il faudra attendre la découverte de la caméra pour que le film se termine. Rodrigo Sorogoyen donne ses informations au spectateur comme on donne du foin à du bétail tout en veillant à lui faire miroiter la nourriture sans ouvrir la grille qui permet de la manger. Qui oserait parler de subtilité dans un tel film ?

L'éternelle idée que l'homme est une bête et originairement un animal violent est un cliché tenace qui a été maintes fois éprouvé et récusé. Chez Sorogoyen, cela donne lieu à des clichés terribles et des archétypes qui ont très peu de liberté de mouvement malgré la dynamique de la mise en scène. As Bestas, comme des bêtes : il n'en manque pas des bêtes à manger du foin dans la filmographie du cinéaste espagnol. Pourquoi pas, à nouveau, puisque c'est notre origine biologique et évolutive. Parfois, l'idée est plus subtile (et encore ! Ce mot ne colle décidément pas), comme lorsqu'Olga devient une véritable pisteuse ou lorsque le chien d'Antoine ne le protège plus de Lorenzo. Dans Que Dios nos perdone, le flic bègue Luis, qui ne parvient pas à maîtriser ses pulsions morbides, commet une grave agression sexuelle sur la femme qu'il convoite (mais il ne sera jamais inquiété et finira même dans son lit !) tandis que son partenaire Javier peine à contrôler son penchant pour la violence. Dans Madre, c'est l'instinct maternel d'Elena (Marta Nieto) qui prend une dimension maladive. Ne parlons pas de El Reino qui s'intéresse à l'instinct de survie d'un politicien corrompu qui risque de tout perdre (le pauvre !). Si l'animalité fascine Sorogoyen à travers tout une série de parallèles gros comme une maison, il faut bien avouer qu'il peine à dépasser une certaine conception misanthropique de l'espèce humaine. De la misanthropie chic, comme diraient certains. On peut lui reconnaître un talent dans la volonté de canaliser cette animalité dans le récit, mais à quelle fin ?

Bête et bêtise : deux mots plus que jamais liés dans As Bestas et tous les paramètres du cinéma de Rodrigo Sorogoyen.

Dans le même ordre d'idée, on pourrait encore dire un mot sur la fin de As Bestas. Plus réussie que celle de Que Dios nos perdone où Luis recourait à l'auto-justice et celle de El Reino qui se clôturait lâchement sur une question ouverte lors d'un débat télévisé, mais cependant beaucoup plus fermée qu'elle n'y paraît, elle laisse les criminels impunis et rien ne dit qu'ils le seront puisque les images de la caméra d'Antoine ne peuvent pas être récupérées (sauf s'il s'agit d'une énième entourloupe de la police locale pour ne se pas se mêler au conflit). Comme dans El Reino, Sorogoyen coupe au plus mauvais moment. Pour un cinéaste de la démonstration, c'est un comble. Non pas qu'il faille tout expliquer (bien évidemment), mais on peine à comprendre pourquoi le film s'arrête en ne laissant pour le spectateur que de vagues questions scénaristiques à résoudre alors qu'As Bestas repose entièrement sur son scénario et, durant 45 minutes, sur l'attente de la découverte du corps d'Antoine. Il n'y a donc vraiment pas de grains à moudre dans un tel film et Sorogoyen est loin d'être un maître en matière d'ellipse.

Autrement plus profond, étrange et subtil est Stockholm, co-réalisé par Sorogoyen en 2013 et toujours écrit avec Isabel Peña. Avant qu'il ne bombe le torse et montre ses muscles, le duo était donc capable de réaliser un film puissant, véritablement ouvert à l'interprétation, et qui faisait surtout confiance au spectateur. Rien n'est ainsi démontré ou lourdement signifié dans le film. Stockholm s'intéresse à la rencontre entre Él et Ella lors d'une soirée. Le premier veut à tout prix séduire la seconde et parvient à ses fins. Or, le lendemain matin, la situation prend une tournure inattendue. Sans en dire trop (le film est en ce moment visible sur Netflix), Stockholm est divisé en trois parties qui évoluent en fonction du personnage féminin qui changera d'apparence. Le film commence comme la trilogie des Before de Richard Linklater, puis prend un ton presque hitchcockien avant de se rapprocher du film d'horreur japonais. Ella traverse aussi bien des modes d'être que des genres cinématographiques différents, avant une fin étonnante qui remettra en perspective tout le film (tout le contraire d'As Bestas donc).

On voit bien comment As Bestas mobilise les arguments d'une querelle cinéphilique. Il y a d'un côté ceux qui vont admirer la démonstration de force et, de l'autre, les cinéphiles Cahiers qui vont crier à l'imposture morale et esthétique. Nous aimerions vraiment pouvoir aimer cette démonstration de force si elle n'était pas aussi creuse et bêtement naturaliste, au mauvais sens du terme (car il y a évidemment du grand cinéma naturaliste). Surtout, en tant que spectateur, nous attendons autre chose que de nous faire balader bêtement avec des artifices de scénario et de mise en scène qui ne dépassent jamais le programme imposé sur papier.

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